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Algérie-Maroc
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Les soldats maudits du Sahara | |
MAROC - 24 juillet 2005 - par SAMY GHORBAL, ENVOYÉ SPÉCIAL | |
Après avoir passé, pour certains, plus de vingt-cinq ans en captivité dans des conditions effroyables, les anciens prisonniers du Polisario tentent de recoller les morceaux de leur existence brisée. Témoignages. Driss el-Yazami était aux commandes de son mirage F1 quand il a été touché par un missile pendant la bataille de Guelta Zemmour, le 13 octobre 1981. Capturé à l'âge de 28 ans, ce pilote marocain est resté vingt-deux ans, quatre mois et onze jours séquestré dans les camps de Rabouni et Tindouf, situés en territoire algérien mais tenus par les indépendantistes sahraouis du Front Polisario. Comme lui, 2 200 soldats marocains ont été faits prisonniers entre février 1976 et septembre 1991, date de l'arrêt officiel des hostilités.
Longtemps, les indépendantistes sahraouis ont essayé de lier leur sort à la tenue du référendum d'autodétermination prévu par le plan de règlement des Nations unies. Avant, à partir de 1999, de commencer à céder à la pression internationale en libérant, au compte-gouttes, par tranches de 100 ou de 200, les plus âgés et les plus malades. À ce jour, 1 600 soldats des Forces armées royales (FAR) ont fini par être élargis, après avoir, pour certains, passé vingt-huit ans dans les camps, dans des conditions effroyables, au coeur d'un des déserts les plus inhospitaliers du monde. Deux cents environ sont morts en captivité. Le drame des prisonniers maudits du Sahara a rarement fait la une des journaux. Même au Maroc, ce n'est qu'après la fin des années de plomb et l'avènement d'un nouveau roi que leur sort a enfin été évoqué sur la place publique. Et que la détresse de leurs familles a acquis, timidement, droit de cité dans les médias. Le 6 mars dernier, 20 000 personnes ont manifesté, dans les rues de Rabat, à l'appel d'une organisation progouvernementale, le collectif Watanouna (« Notre patrie »), pour exiger la libération des 404 soldats encore détenus par le Polisario. Un début de mobilisation qui ne doit pas occulter le fait que ce dossier reste, malgré tout, lointain et confidentiel. Les séquestrés de Tindouf suscitent moins de passions que la Palestine. Marqués par leur détention, privés de repères et devenus des étrangers dans leur propre pays, les anciens détenus vivent amèrement cette forme d'indifférence polie de la société marocaine. « Nous avons développé une sorte de complexe du vétéran, explique Driss el-Yazami. Pendant notre captivité, nous avons idéalisé le retour, nous pensions revenir en héros, être fêtés, reconnus. Il est très difficile d'admettre que la plupart des gens ignorent presque tout de ce que nous avons enduré... » Les camps de Tindouf et de Rabouni, dont un rapport de France Libertés, la fondation de Danielle Mitterrand, pourtant très proche du Polisario, a donné, en septembre 2003, une description juste et saisissante, n'ont, au cours de leurs dix premières années d'existence, pas eu grand-chose à envier aux camps de concentration. Traités comme des bêtes de somme, obligés de dormir en plein air, dans les tranchées qu'ils avaient eux-mêmes creusées, nourris de quelques bols de soupe de lentilles ou de pois chiches, servis dans des brouettes sales, buvant de l'eau saumâtre distribuée dans des bidons rouillés, les prisonniers de guerre ont vécu un véritable calvaire. Sans chaussures, ni parfois vêtements, hormis un pantalon sale, ils travaillaient à des cadences infernales. Déplacés au gré des travaux à effectuer, ils sont à l'origine de l'essentiel des infrastructures civiles et militaires construites à Rabouni. Les officiers, au nombre d'une quarantaine environ, en majorité des aviateurs, ont échappé au travail forcé et sont restés isolés des hommes de troupes. « Nous étions considérés comme des meneurs et étions les cibles privilégiées des humiliations, raconte le capitaine Ali Najab, pilote de chasse capturé en 1978, à l'âge de 34 ans, et détenu pendant vingt-cinq ans. On nous exhibait à la presse, généralement acquise à la cause sahraouie, aux dignitaires étrangers des régimes amis du Polisario, on nous demandait d'insulter la monarchie, on nous obligeait à lever le drapeau de la République arabe sahraouie démocratique [RASD, émanation du Front Polisario]. Je me souviens d'une visite du ministre iranien des affaires étrangères, Ali Akbar Velayati, juste après la Révolution de 1979. Il s'est arrêté devant moi, et s'est mis à insulter le roi Hassan II, la monarchie et le peuple marocain. Je lui ai répondu en l'insultant à mon tour. On m'a passé à tabac, torturé pendant des jours et jeté en cellule, avec un autre insoumis. Nous sommes restés onze mois à l'isolement. » Hamid Lebène, un soldat fait prisonnier en juillet 1979 et libéré en février 2003, porte encore les stigmates des brutalités infligées par ses gardiens. Âgé d'une cinquantaine d'années, il en paraît dix de plus. Son histoire a fait le tour des camps de prisonniers : « C'était en juillet 1981, par une journée de canicule. À 7 heures du matin, le thermomètre dépassait déjà 50 degrés. Nous « recevions la visite » d'une délégation palestinienne. Georges Habache la conduisait. Il s'est répandu en injures sur la monarchie. Avec deux camarades, je l'ai traité de mercenaire. Les gardes se sont emparés de nous, nous ont attachés et battus jusqu'à ce qu'on perde connaissance. Ils nous ont laissés en plein soleil, toute la journée, pour l'exemple. Mes deux camarades sont morts déshydratés. J'ai perdu presque toutes mes dents, on m'a amputé de deux doigts de la main droite, qui avaient été garrottés par les liens. Après cela, on ne m'a plus jamais présenté à la presse. » Vers la fin des années 1980, les conditions de détention se sont un peu humanisées. Comprenant que le conflit s'installait dans la durée et ne trouverait pas d'issue militaire, le Polisario s'est mis en quête de respectabilité internationale. Déplaçant le combat sur le terrain politique et diplomatique, en se dotant d'institutions et de structures étatiques, il a légèrement adouci le régime des prisonniers. Capturé en août 1991, quelques semaines avant la signature du cessez-le-feu, le capitaine Rabea Erraghib, libéré en février 2004 après treize années de détention, se souvient de ses premières impressions : « On avait arrêté de fouetter les soldats pour imprimer la cadence. C'était toujours l'arbitraire le plus total, et les geôliers étaient sans pitié avec les évadés qu'ils rattrapaient et qui finissaient le plus souvent exécutés, quand ils ne mouraient pas sous la torture. Mais les mauvais traitements avaient perdu leur caractère systématique. Quand je suis arrivé, l'alimentation était sommaire, à base de mousse de lentilles et haricots blancs, mais les petits trafics étaient tolérés. L'argent circulait. On arrivait parfois à acheter au marché noir ou à voler une boîte de sauce tomate ou d'huile d'olive. « Les officiers avaient réussi à se procurer des postes de radio, pour écouter en cachette les actualités sur RFI ou Medi 1, à la nuit tombée. Le manège n'échappait pas aux gardes, mais ils fermaient les yeux. On se raccrochait aux bribes d'informations qui nous parvenaient, on passait notre temps à échafauder toutes sortes de conjectures sur la politique internationale. À chaque fois qu'on entendait parler d'une visite bilatérale, d'un réchauffement entre l'Algérie et le Maroc, on se reprenait à espérer. Quand on a appris la nomination de James Baker, l'ancien secrétaire d'État américain, commede l'ONU pour le Sahara occidental, on a vraiment pensé que l'issue était proche. Ensuite, le découragement a gagné. Mais je n'en ai jamais voulu à mon pays, je n'ai jamais pensé qu'il nous avait abandonnés. Certains de mes camarades estimaient que le Maroc n'aurait pas dû relâcher les prisonniers algériens et sahraouis qu'il détenait. Moi, je pense qu'au contraire c'est tout à son honneur. Sauf à céder sur des points essentiels, non négociables politiquement, le Maroc n'avait aucun moyen de pression pour nous faire relâcher, pour peser sur le Conseil de sécurité, l'Algérie ou le Polisario. La responsabilité, il faut la chercher du côté de la communauté internationale, qui a été incapable de faire respecter les conventions de Genève. » L'arrivée, en 1994, du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), à qui l'accès aux camps avait été refusé pendant dix-neuf ans, a achevé de transformer l'ordinaire du régime carcéral des soldats marocains. Il a permis le recensement, l'enregistrement et, surtout, une relative rupture de l'isolement. « On avait parfois la chance de rencontrer des journalistes compatissants, surtout des Européens, qui contactaient nos familles à leur retour, pour les rassurer, raconte Ali Najab. Mais les nouvelles n'allaient que dans un sens. Je suis resté douze ans sans nouvelles des miens, de ma femme et de ma fille. Le CICR nous a permis de correspondre. Les premiers courriers ont été une soupape en même temps qu'un problème. Pour ceux qui sont restés sans nouvelles des leurs, parce qu'ils avaient été donnés pour morts ou disparus, et qu'on avait oubliés. Mais aussi pour les autres. Avant, le temps nous était indifférent. Il s'écoulait. Il passait en nous ignorant, et nous l'ignorions aussi. Mon horloge s'était arrêtée en 1978, à l'âge de 34 ans. Ma fille avait toujours 3 ans. Tout d'un coup, on s'est aperçus, brutalement, du temps, de ce temps qui nous avait vieillis, usés, rendus inaptes au travail et même à la vie. Notre séquestration nous est devenue insupportable... » Beaucoup, délabrés physiquement et psychologiquement, ont fini par perdre la raison. Hamid Lebène a bien cru qu'il finirait ses jours à Rabouni. Il avoue avoir pensé plusieurs fois au suicide, avoir voulu imiter certains de ses camarades qui s'étaient laissés mourir à petit feu en cessant de s'alimenter ou en avalant de l'acide. « J'avais peur de devenir fou à ma sortie, de ne pas supporter le choc. Mes proches étaient restés sans nouvelles de moi pendant vingt ans, me croyaient décédé. Ma mère et mes frères sont venus à Agadir au moment de ma libération - mon père est mort pendant ma captivité. On ne s'est pas reconnu. Aujourd'hui, je vis seul, à Kénitra, j'ai quitté ma famille au bout de six mois, car on ne se supportait plus. On est terriblement isolés. Et on se sent coupables vis-à-vis de ceux qui sont restés prisonniers. » Mohamed Hadri, lieutenant et pilote de chasse, capturé en septembre 1982 et détenu pendant vingt et un ans, avait 28 ans lorsqu'il est tombé aux mains de l'ennemi. Marié et père d'une petite fille, il a retrouvé sa famille unie. Les choses n'ont pas été simples. « Les psychiatres de la Croix-Rouge avaient essayé de nous sensibiliser aux problèmes de réadaptation, mais on ne les avait pas vraiment écoutés. Ma fille avait 10 mois quand je l'ai laissée, elle a maintenant 23 ans. Je n'arrive pas à ressentir l'amour paternel que j'éprouvais pour mon bébé. Je savais qu'elle était devenue adulte, mais je n'ai compris qu'à mon retour ce que cela signifiait. On a du mal à communiquer. On communique rationnellement, mais pas encore affectivement. J'ai le sentiment d'être entré par effraction dans sa vie, je dois trouver ma place. Elle supporte très mal mes remarques. Je n'ai pourtant pas à me plaindre, il y a des histoires plus tragiques que la mienne. » Celle, par exemple, de ce soldat de la région de Séfrou, dont la mort avait été annoncée à sa famille. Son père, croyant bien faire, avait poussé le frère cadet à épouser sa femme. Il n'a découvert la vérité qu'à sa libération. Il est aujourd'hui décédé. Ali Najab, lui, estime avoir eu beaucoup de chance, sur le plan personnel, mais s'indigne de l'absence de suivi psychologique des anciens prisonniers : « Par bonheur, ma femme, universitaire, est une personne exceptionnelle. Elle a remarquablement géré mon retour, malgré mes vingt-cinq ans d'absence, et a éduqué ma fille dans mon souvenir. Mais combien d'anciens prisonniers ont retrouvé des familles éclatées, décomposées ? Certains ont sombré dans la folie, d'autres sont en voie de clochardisation. On nous a laissés livrés à nous-mêmes ! » Avec un groupe de camarades, Ali Najab est en train de mettre sur pied une association, l'Association marocaine des prisonniers de guerre de l'intégrité territoriale, à l'intitulé ronflant mais aux buts pratiques. Basée à Rabat, elle attend sa légalisation. Apolitique, elle veut offrir écoute et accueil aux anciens prisonniers, et sensibiliser les pouvoirs publics à leurs problèmes. « Pour les militaires, beaucoup a été fait, matériellement, les familles ont perçu des pensions, nos soldes ont été gonflées, on a essayé de nous offrir des facilités sur le plan administratif, les soins sont gratuits, concède Driss el-Yazami, cheville ouvrière de l'association dans la région de Marrakech. Mais il y a le cas de ces civils, une centaine, kidnappés par le Polisario et libérés avec nous. Ils n'ont aucun interlocuteur institutionnel et vivent dans le dénuement total. Nous avons aussi besoin, au-delà des aspects purement matériels, de davantage de reconnaissance morale. Quand nous avons été rapatriés sur Agadir, on a procédé au rappel de nos droits, puis on nous a froidement envoyés à la retraite. Au grade qui était le nôtre au moment de notre capture, alors que tous nos camarades restés libres ont gagné des galons, ne serait-ce que par le jeu de l'avancement automatique. C'est une injustice choquante. Cette décision ne nous a jamais été expliquée par aucun chef militaire. Elle est tombée comme un couperet. Comment l'accepter ? » La moyenne d'âge des prisonniers marocains libérés oscille entre 55 et 60 ans. La plupart, simples soldats, épuisés, malades, inaptes, en accusent quinze ou vingt de plus, physiologiquement parlant. Pour eux, la question de la réinsertion professionnelle ne se pose évidemment pas. Il n'en va pas de même pour les officiers, davantage « préservés », car ayant échappé au travail forcé, et dont beaucoup espéraient reprendre leur carrière. Tous l'avouent sans détour : ils éprouvent un terrible sentiment de dévalorisation. Rabea Erraghib, le plus jeune du groupe, âgé de 46 ans, est l'un des rares à avoir réussi une reconversion. Réformé, comme ses camarades, il a pu faire valoir ses qualifications dans le civil, et travaille aujourd'hui comme pilote pour une société privée de Casablanca. Driss el-Yazami et Mohamed Hadri, qui vivent dans la région de Marrakech, se sont associés et ont monté une ferme. Hamid Lebène, lui, ne travaille plus : il n'en a ni l'envie ni la force. Ali Najab, le doyen, veut se consacrer entièrement à l'association. Pour continuer à être utile. Et aider ses centaines de camarades encore détenus à Tindouf, le jour où le Polisario se décidera enfin à mettre un terme à leur cauchemar... |
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