L’islam dans le mouvement national algérien, avant l’indépendance
par Mohammed Harbi
(mai 2004)
L’islam, fait social majeur de l’histoire algérienne Si nous tentons d’évaluer la place de l’islam en Algérie, il nous faut le situer dans une perspective historique et lever l’hypothèque des grilles de lecture qui occultent ou masquent la composante religieuse des identités individuelles et collectives et leur place dans les mobilisations politiques. Deux d’entre elles ont particulièrement imprégné la démarche politique des « modernisateurs » algériens : a) celle qui place l’État-nation comme modèle d’organisation au centre de la réflexion politique et postule, comme en Europe, mais avec un décalage dans le temps, la séparation du public et du privé, la laïcisation et l’individuation. Dans cette perspective, la construction de l’État requiert la suprématie de l’identité nationale et, donc, le refus de prendre en compte les mouvements sociaux à fondement religieux, suspectés d’obscurantisme et d’incapacité à porter le changement ; b) celle qui voit dans la construction nationale un anti-impérialisme, une universalisation de la logique économiciste et de la structure de classe. On la retrouve dans les multiples versions du marxisme stalinien, chez les théoriciens de la dépendance et de l’« État périphérique » (Prebisch, Cardoso, etc.). Ces variantes de l’évolutionnisme ont produit une abondante littérature où les schémas dualistes « lumières/obscurantisme », « modernité/tradition », « secteur moderne/secteur traditionnel » ne permettent pas de restituer la complexité du réel. À l’opposé de ces grilles de lecture manichéennes, les analyses en termes culturels produites autant par les orientalistes que par les islamistes « affirment l’irréductibilité de la lutte des islamistes à une compétition d’intérêts et de forces sociales dans un espace étatique, et surtout la prétention permanente de l’islam à soumettre la sphère du politique » à des impératifs religieux. Nous considérons, ici, le fait religieux comme un produit social et qui, à ce titre, fait partie, comme les instances économiques et politiques, de la totalité sociale. En effet, l’histoire de l’Algérie fait apparaître l’islam comme un fait historique doté d’une large autonomie. Aussi, les questions objet de notre investigation portent-elles sur l’impact de l’islam dans le mouvement national. Religion de masse, vécue et sentie à sa façon par le peuple, l’islam a, du VIIe au XIXe siècle, travaillé la société algérienne, modelé ses mentalités et ses comportements. Tous les grands mouvements de contestation des pouvoirs établis l’ont pris pour porte-drapeau au nom de l’orthodoxie (sunnisme) ou des schismes (kharidjisme et chiisme). Soulignons un fait majeur : contrairement à une lecture de l’histoire que le fondamentalisme tente d’accréditer, la conception d’institutions étatiques entièrement fondées sur des principes religieux est une innovation contemporaine. Les théoriciens médiévaux, dont Ibn Khaldoun, ont souligné dans leurs travaux qu’il s’agit d’une utopie renvoyant à l’âge d’or des origines et expliqué que les institutions des sociétés musulmanes sont fondées sur des compromis avec l’héritage préislamique. Cela était vrai pour l’empire abbasside comme pour l’empire ottoman, dont l’Algérie était partie intégrante du XVIe au XIXe siècle. Mais laissons de côté les approches conceptuelles et attachons-nous à des repères historiques. Lors de la fondation de l’État algérien (XVIe siècle), la classe militaire allogène qui lui a donné ses fondements s’est imposée comme puissance détentrice des moyens de coercition et non comme autorité disposant préalablement d’une base de légitimité. Sa légitimation conférée a posteriori a eu pour contrepartie le respect de la mise en œuvre de la loi islamique, la charia. La continuité de la tradition musulmane s’est exprimée au cours de la résistance armée à l’invasion française, résistance menée par les confréries religieuses après la reddition de la classe militaire ottomane. L’un des leurs, l’émir Abdelkader (1807-1883), instaura un pouvoir dont il fut proclamé l’imam et bénéficia de l’investiture (allégeance) des fidèles dans des conditions qui rappellent la fondation de l’État de Médine. La cérémonie se déroula symboliquement sous un arbre, par un rapprochement significatif avec celle qui avait vu les musulmans prêter serment à Muhammad ; un verset du Coran dit (XLVIII, 18) : « Dieu aime les croyants qui te prêtent serment sous l’arbre. Il connaît leur cœur et leur donne la paix, et Il les récompense par des conquêtes. » Dès son investiture, Abdelkader proclame le djihad, proscrit l’alcool, les jeux, l’usage du tabac et la musique. La composante religieuse est une donnée fondamentale de son combat. Ces interdits dont Abdelkader s’est servi au XIXe siècle pour mobiliser derrière lui les Algériens seront repris au XXe siècle et, successivement, par l’Association des oulémas (1931-1956), le mouvement messaliste (1927-1962) et le FLN. Pour unir les musulmans et fonder un pouvoir, il fallait que l’unificateur le fasse au nom de Allah.
La résistance à la colonisation Les transformations opérées sous la colonisation ont-elles altéré cette vision ? D’une manière générale, les historiens de l’Algérie ont jusqu’à une période récente mis l’accent dans leurs travaux sur les ruptures avec le passé, sur les formes de vie et les idées nouvelles au détriment des continuités. Certes, les bouleversements sont immenses. Le capitalisme colonial a miné les structures sociales et introduit un nouveau mode d’organisation économique. Il a également laïcisé le pouvoir, diffusé le modèle de l’État moderne. L’école a été le lieu de production d’une nouvelle élite dont la culture politique ne s’investit pas dans la tradition islamique. C’est cette culture que les observateurs ont privilégiée pour analyser la dynamique politique, ignorant ainsi l’importance de la référence islamique dans l’imaginaire politique du peuple algérien. Or, les liens avec le passé étaient si forts dans la société et la culture - y compris la religion - que le modèle communautaire a survécu à la bourrasque coloniale. En 1830, l’Algérie offrait une carte culturelle et linguistique singulièrement dense et complexe. La culture islamique et son véhicule, la langue arabe, organisent une élite culturelle homogène. Ce tableau change avec la conquête. La sphère culturelle devient bipolaire. Le français devient la langue idéologique du pouvoir législateur. L’arabisation et l’islamisation étant liées : brider l’apprentissage de l’arabe revenait à limiter le pouvoir contestataire de l’islam. De dominants, les clercs lettrés passent à une position subalterne et la religion et ses ressources passent sous le contrôle direct du colonisateur, qui crée un clergé à son service. « Le plus grand méfait de toute colonisation, note l’historien marocain Abdallah Laroui, ce n’est pas d’entraver l’évolution historique, c’est d’obliger le colonisé à la refaire en sens inverse », c’est-à-dire à se crisper sur les valeurs ancestrales. C’est ce qui advient en Algérie, dont les populations réagissent à la déstructuration sociale et culturelle par une fidélité têtue à leur passé. La xénophobie des cultures populaires s’accroche désespérément à la tradition. La foi se durcit en interdits et en refus à l’encontre de toutes les innovations, même bénéfiques, comme l’école, la santé, etc. À travers l’énorme documentation recueillie par les Bureaux arabes, ancêtre des Sections administratives spéciales (SAS) des années 1954-1962, on peut suivre les cheminements qui conduisent les Algériens de la résistance armée aux affrontements culturels. Sous la forme orale, le monde colonial fait l’objet d’une critique incisive : défense des valeurs précapitalistes, réaction romantique à la ville, éloge des anciens statuts. Ce courant s’articule sur les notions de non-coopération et de séparation radicale avec le peuplement européen : « Ô gens sincères, [...] ne les fréquentez pas, car le fou vous dévorerait ; ne leur adressez pas la parole ; n’allez pas à leur rencontre, ne leur dites pas : “ Le salut soit sur vous ! ” Suivez la voie qui vous a été tracée par le Coran ; n’aimez plus vos pères et mères s’ils vont aux mécréants », recommande Sidi Tahar Ben Boutayeb, de la zaouïa tidjania de Tlemcen. Dans les campagnes, l’encadrement des confréries religieuses se replie sur la négation radicale du monde moderne et s’engage dans un mouvement de fuite hors du réel qui fait davantage ressortir la misère morale des colonisés. Alors que les signes de refus du corps étranger continuent à dominer les campagnes, les villes, où se forme un « tiers-état ethnoculturel » féru de culture française, commencent à bouger à la veille de la première guerre mondiale et s’y manifeste une volonté de changement. Chez ces élites nouvelles, s’affirme peu à peu la tendance à se déterminer selon un type de rationalité dégagée de toute considération religieuse. La foi devait, pour redevenir attractive, neutraliser l’effet de subversion du modèle occidental. À l’instar d’autres croyants dans le monde musulman, les clercs lettrés algériens devaient apprendre à se servir de la modernité s’ils voulaient sauver l’islam. Pouvaient-ils le régénérer et le sauver sans l’exprimer désormais dans le langage de la modernité ? Le renouveau de la sphère culturelle se fait sous la pression de plusieurs facteurs : la conscience de la sclérose des confréries religieuses devenues clientes de l’État colonial, la sécularisation des élites nouvelles candidates à représenter l’opinion musulmane, le réveil des pays arabes où un groupe de penseurs (Mohamed Abdou, Rachid Rhéda) rejette la gangue des traditions et interprétations douteuses, afin de pouvoir affronter le monde moderne.
L’Association des oulémas : la religion comme seule force unificatrice Dans l’entre-deux-guerres, ralliés autour d’Abdelhamid Ben Badis (1889-1940), les clercs lettrés organisés dans l’Association des oulémas vont entamer la restructuration défensive de l’islam algérien. Ils apparaissent à un moment de l’histoire où l’urbanisation et la modernisation des grands centres leur imposent une vision de l’Algérie moins archaïque que celle des confréries. Par ailleurs, l’éveil de l’opinion éclairée leur permet une distance politique à l’égard du pouvoir colonial plus grande que celle de clercs malléables (muftis, imams, adels, marabouts, etc.) et limités dans leurs mouvements par la mainmise de l’État colonial sur les institutions islamiques. Trois thèmes structurent la pensée de Ben Badis : a) une conception nationaliste de l’identité qui fixe le musulman algérien comme celui qui a hérité l’islam de ses ancêtres. La communauté ne saurait se référer qu’au passé de la civilisation arabe et musulmane avec laquelle elle s’identifie et qui constitue le caractère commun de ses habitants et, en conséquence, leur identité nationale ; b) la thèse de la mise en péril : « Nous sommes au bord de l’abîme. Si notre communauté ne se ressaisit pas d’urgence, il n’en restera plus dans une cinquantaine d’années qu’un souvenir » (Shihab, février 1930) ; c) la thèse de l’inanité, selon laquelle toute tentative d’assimiler l’Algérie à la France est vouée à l’échec : « Cette nation algérienne musulmane, ce n’est pas la France, il n’est pas possible qu’elle soit la France ; elle ne veut pas devenir la France ; et même si elle le voulait, elle ne le pourrait pas » (Shihab, avril 1936). La pensée politique et sociale des oulémas gagne à être restituée dans l’évolution de l’Algérie. Elle est naturellement marquée par la religion perçue comme étant la seule force capable d’unifier les différents éléments de la société. Trois idées fondamentales caractérisent leur programme : la séparation du culte et de l’État, l’officialisation de la langue arabe, la lutte contre le culte des saints. Quand on se réfère au contexte historique dans lequel les oulémas ont agi, leur apport au réveil de l’opinion est incontestable. La création de nouveaux lieux de vie, les travaux sur l’histoire de l’Algérie de Tewfik el-Madani et Moubarak el-Mili ont, malgré leurs limites, redonné confiance aux Algériens et incité les élites francophones à prendre en charge le passé de leur pays. Leurs efforts et la diffusion de la langue arabe ont fait école et ont poussé les populistes à agir dans le même sens et les confréries à moderniser leur système d’enseignement. Mais s’ils ont levé certaines hypothèques, ils en ont créé d’autres. Sur le plan linguistique, le choix de l’arabe comme seule langue nationale ne tenait pas compte de la diversité culturelle. Sur le plan de la pensée, l’évolution à venir est conçue comme une projection du passé. Dans le même ordre d’idée, la généralisation de l’anti-occidentalisme à tous les domaines, et non pas seulement à celui de la domination politique et économique, a compromis l’ouverture aux autres cultures. Toute pensée autonome à l’égard de la religion est frappée d’ostracisme et suspectée de collusion avec l’étranger. Dans ces conditions, les potentialités critiques de la réflexion sont désamorcées et l’intellectuel condamné à n’être qu’un fonctionnaire de la culture officielle. Dans le domaine social, les oulémas s’affirment, au nom de l’islam, comme les apôtres du conservatisme en voulant renforcer le pôle privé sur lequel règnent les valeurs et les habitudes résultant de l’imbrication entre l’islam et l’idéologie patriarcale. Un voile pudique est jeté sur le sort des femmes et des classes défavorisées, au nom des bonnes mœurs ou de l’harmonie sociale. La soumission de l’individu à la communauté le renvoie, du point de vue du niveau de conscience, à la somme des individus qui la composent. Elle est à la source de toutes les intolérances. Ce qui mobilise les oulémas, ce n’est pas seulement la domination coloniale, c’est aussi la virtualité d’un modernisme musulman dont les signes et les règles leur échappent. Pendant des siècles, on entre dans l’islam en venant au monde. La religion n’est pas affaire de conscience. La communauté et, à travers elle, le lignage, le clan ou la famille décident de tout. Leur religion est celle de tous.
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http://www.manifeste.org/article.php3?id_article=188
par Mohammed Harbi
(mai 2004)
L’islam, fait social majeur de l’histoire algérienne Si nous tentons d’évaluer la place de l’islam en Algérie, il nous faut le situer dans une perspective historique et lever l’hypothèque des grilles de lecture qui occultent ou masquent la composante religieuse des identités individuelles et collectives et leur place dans les mobilisations politiques. Deux d’entre elles ont particulièrement imprégné la démarche politique des « modernisateurs » algériens : a) celle qui place l’État-nation comme modèle d’organisation au centre de la réflexion politique et postule, comme en Europe, mais avec un décalage dans le temps, la séparation du public et du privé, la laïcisation et l’individuation. Dans cette perspective, la construction de l’État requiert la suprématie de l’identité nationale et, donc, le refus de prendre en compte les mouvements sociaux à fondement religieux, suspectés d’obscurantisme et d’incapacité à porter le changement ; b) celle qui voit dans la construction nationale un anti-impérialisme, une universalisation de la logique économiciste et de la structure de classe. On la retrouve dans les multiples versions du marxisme stalinien, chez les théoriciens de la dépendance et de l’« État périphérique » (Prebisch, Cardoso, etc.). Ces variantes de l’évolutionnisme ont produit une abondante littérature où les schémas dualistes « lumières/obscurantisme », « modernité/tradition », « secteur moderne/secteur traditionnel » ne permettent pas de restituer la complexité du réel. À l’opposé de ces grilles de lecture manichéennes, les analyses en termes culturels produites autant par les orientalistes que par les islamistes « affirment l’irréductibilité de la lutte des islamistes à une compétition d’intérêts et de forces sociales dans un espace étatique, et surtout la prétention permanente de l’islam à soumettre la sphère du politique » à des impératifs religieux. Nous considérons, ici, le fait religieux comme un produit social et qui, à ce titre, fait partie, comme les instances économiques et politiques, de la totalité sociale. En effet, l’histoire de l’Algérie fait apparaître l’islam comme un fait historique doté d’une large autonomie. Aussi, les questions objet de notre investigation portent-elles sur l’impact de l’islam dans le mouvement national. Religion de masse, vécue et sentie à sa façon par le peuple, l’islam a, du VIIe au XIXe siècle, travaillé la société algérienne, modelé ses mentalités et ses comportements. Tous les grands mouvements de contestation des pouvoirs établis l’ont pris pour porte-drapeau au nom de l’orthodoxie (sunnisme) ou des schismes (kharidjisme et chiisme). Soulignons un fait majeur : contrairement à une lecture de l’histoire que le fondamentalisme tente d’accréditer, la conception d’institutions étatiques entièrement fondées sur des principes religieux est une innovation contemporaine. Les théoriciens médiévaux, dont Ibn Khaldoun, ont souligné dans leurs travaux qu’il s’agit d’une utopie renvoyant à l’âge d’or des origines et expliqué que les institutions des sociétés musulmanes sont fondées sur des compromis avec l’héritage préislamique. Cela était vrai pour l’empire abbasside comme pour l’empire ottoman, dont l’Algérie était partie intégrante du XVIe au XIXe siècle. Mais laissons de côté les approches conceptuelles et attachons-nous à des repères historiques. Lors de la fondation de l’État algérien (XVIe siècle), la classe militaire allogène qui lui a donné ses fondements s’est imposée comme puissance détentrice des moyens de coercition et non comme autorité disposant préalablement d’une base de légitimité. Sa légitimation conférée a posteriori a eu pour contrepartie le respect de la mise en œuvre de la loi islamique, la charia. La continuité de la tradition musulmane s’est exprimée au cours de la résistance armée à l’invasion française, résistance menée par les confréries religieuses après la reddition de la classe militaire ottomane. L’un des leurs, l’émir Abdelkader (1807-1883), instaura un pouvoir dont il fut proclamé l’imam et bénéficia de l’investiture (allégeance) des fidèles dans des conditions qui rappellent la fondation de l’État de Médine. La cérémonie se déroula symboliquement sous un arbre, par un rapprochement significatif avec celle qui avait vu les musulmans prêter serment à Muhammad ; un verset du Coran dit (XLVIII, 18) : « Dieu aime les croyants qui te prêtent serment sous l’arbre. Il connaît leur cœur et leur donne la paix, et Il les récompense par des conquêtes. » Dès son investiture, Abdelkader proclame le djihad, proscrit l’alcool, les jeux, l’usage du tabac et la musique. La composante religieuse est une donnée fondamentale de son combat. Ces interdits dont Abdelkader s’est servi au XIXe siècle pour mobiliser derrière lui les Algériens seront repris au XXe siècle et, successivement, par l’Association des oulémas (1931-1956), le mouvement messaliste (1927-1962) et le FLN. Pour unir les musulmans et fonder un pouvoir, il fallait que l’unificateur le fasse au nom de Allah.
La résistance à la colonisation Les transformations opérées sous la colonisation ont-elles altéré cette vision ? D’une manière générale, les historiens de l’Algérie ont jusqu’à une période récente mis l’accent dans leurs travaux sur les ruptures avec le passé, sur les formes de vie et les idées nouvelles au détriment des continuités. Certes, les bouleversements sont immenses. Le capitalisme colonial a miné les structures sociales et introduit un nouveau mode d’organisation économique. Il a également laïcisé le pouvoir, diffusé le modèle de l’État moderne. L’école a été le lieu de production d’une nouvelle élite dont la culture politique ne s’investit pas dans la tradition islamique. C’est cette culture que les observateurs ont privilégiée pour analyser la dynamique politique, ignorant ainsi l’importance de la référence islamique dans l’imaginaire politique du peuple algérien. Or, les liens avec le passé étaient si forts dans la société et la culture - y compris la religion - que le modèle communautaire a survécu à la bourrasque coloniale. En 1830, l’Algérie offrait une carte culturelle et linguistique singulièrement dense et complexe. La culture islamique et son véhicule, la langue arabe, organisent une élite culturelle homogène. Ce tableau change avec la conquête. La sphère culturelle devient bipolaire. Le français devient la langue idéologique du pouvoir législateur. L’arabisation et l’islamisation étant liées : brider l’apprentissage de l’arabe revenait à limiter le pouvoir contestataire de l’islam. De dominants, les clercs lettrés passent à une position subalterne et la religion et ses ressources passent sous le contrôle direct du colonisateur, qui crée un clergé à son service. « Le plus grand méfait de toute colonisation, note l’historien marocain Abdallah Laroui, ce n’est pas d’entraver l’évolution historique, c’est d’obliger le colonisé à la refaire en sens inverse », c’est-à-dire à se crisper sur les valeurs ancestrales. C’est ce qui advient en Algérie, dont les populations réagissent à la déstructuration sociale et culturelle par une fidélité têtue à leur passé. La xénophobie des cultures populaires s’accroche désespérément à la tradition. La foi se durcit en interdits et en refus à l’encontre de toutes les innovations, même bénéfiques, comme l’école, la santé, etc. À travers l’énorme documentation recueillie par les Bureaux arabes, ancêtre des Sections administratives spéciales (SAS) des années 1954-1962, on peut suivre les cheminements qui conduisent les Algériens de la résistance armée aux affrontements culturels. Sous la forme orale, le monde colonial fait l’objet d’une critique incisive : défense des valeurs précapitalistes, réaction romantique à la ville, éloge des anciens statuts. Ce courant s’articule sur les notions de non-coopération et de séparation radicale avec le peuplement européen : « Ô gens sincères, [...] ne les fréquentez pas, car le fou vous dévorerait ; ne leur adressez pas la parole ; n’allez pas à leur rencontre, ne leur dites pas : “ Le salut soit sur vous ! ” Suivez la voie qui vous a été tracée par le Coran ; n’aimez plus vos pères et mères s’ils vont aux mécréants », recommande Sidi Tahar Ben Boutayeb, de la zaouïa tidjania de Tlemcen. Dans les campagnes, l’encadrement des confréries religieuses se replie sur la négation radicale du monde moderne et s’engage dans un mouvement de fuite hors du réel qui fait davantage ressortir la misère morale des colonisés. Alors que les signes de refus du corps étranger continuent à dominer les campagnes, les villes, où se forme un « tiers-état ethnoculturel » féru de culture française, commencent à bouger à la veille de la première guerre mondiale et s’y manifeste une volonté de changement. Chez ces élites nouvelles, s’affirme peu à peu la tendance à se déterminer selon un type de rationalité dégagée de toute considération religieuse. La foi devait, pour redevenir attractive, neutraliser l’effet de subversion du modèle occidental. À l’instar d’autres croyants dans le monde musulman, les clercs lettrés algériens devaient apprendre à se servir de la modernité s’ils voulaient sauver l’islam. Pouvaient-ils le régénérer et le sauver sans l’exprimer désormais dans le langage de la modernité ? Le renouveau de la sphère culturelle se fait sous la pression de plusieurs facteurs : la conscience de la sclérose des confréries religieuses devenues clientes de l’État colonial, la sécularisation des élites nouvelles candidates à représenter l’opinion musulmane, le réveil des pays arabes où un groupe de penseurs (Mohamed Abdou, Rachid Rhéda) rejette la gangue des traditions et interprétations douteuses, afin de pouvoir affronter le monde moderne.
L’Association des oulémas : la religion comme seule force unificatrice Dans l’entre-deux-guerres, ralliés autour d’Abdelhamid Ben Badis (1889-1940), les clercs lettrés organisés dans l’Association des oulémas vont entamer la restructuration défensive de l’islam algérien. Ils apparaissent à un moment de l’histoire où l’urbanisation et la modernisation des grands centres leur imposent une vision de l’Algérie moins archaïque que celle des confréries. Par ailleurs, l’éveil de l’opinion éclairée leur permet une distance politique à l’égard du pouvoir colonial plus grande que celle de clercs malléables (muftis, imams, adels, marabouts, etc.) et limités dans leurs mouvements par la mainmise de l’État colonial sur les institutions islamiques. Trois thèmes structurent la pensée de Ben Badis : a) une conception nationaliste de l’identité qui fixe le musulman algérien comme celui qui a hérité l’islam de ses ancêtres. La communauté ne saurait se référer qu’au passé de la civilisation arabe et musulmane avec laquelle elle s’identifie et qui constitue le caractère commun de ses habitants et, en conséquence, leur identité nationale ; b) la thèse de la mise en péril : « Nous sommes au bord de l’abîme. Si notre communauté ne se ressaisit pas d’urgence, il n’en restera plus dans une cinquantaine d’années qu’un souvenir » (Shihab, février 1930) ; c) la thèse de l’inanité, selon laquelle toute tentative d’assimiler l’Algérie à la France est vouée à l’échec : « Cette nation algérienne musulmane, ce n’est pas la France, il n’est pas possible qu’elle soit la France ; elle ne veut pas devenir la France ; et même si elle le voulait, elle ne le pourrait pas » (Shihab, avril 1936). La pensée politique et sociale des oulémas gagne à être restituée dans l’évolution de l’Algérie. Elle est naturellement marquée par la religion perçue comme étant la seule force capable d’unifier les différents éléments de la société. Trois idées fondamentales caractérisent leur programme : la séparation du culte et de l’État, l’officialisation de la langue arabe, la lutte contre le culte des saints. Quand on se réfère au contexte historique dans lequel les oulémas ont agi, leur apport au réveil de l’opinion est incontestable. La création de nouveaux lieux de vie, les travaux sur l’histoire de l’Algérie de Tewfik el-Madani et Moubarak el-Mili ont, malgré leurs limites, redonné confiance aux Algériens et incité les élites francophones à prendre en charge le passé de leur pays. Leurs efforts et la diffusion de la langue arabe ont fait école et ont poussé les populistes à agir dans le même sens et les confréries à moderniser leur système d’enseignement. Mais s’ils ont levé certaines hypothèques, ils en ont créé d’autres. Sur le plan linguistique, le choix de l’arabe comme seule langue nationale ne tenait pas compte de la diversité culturelle. Sur le plan de la pensée, l’évolution à venir est conçue comme une projection du passé. Dans le même ordre d’idée, la généralisation de l’anti-occidentalisme à tous les domaines, et non pas seulement à celui de la domination politique et économique, a compromis l’ouverture aux autres cultures. Toute pensée autonome à l’égard de la religion est frappée d’ostracisme et suspectée de collusion avec l’étranger. Dans ces conditions, les potentialités critiques de la réflexion sont désamorcées et l’intellectuel condamné à n’être qu’un fonctionnaire de la culture officielle. Dans le domaine social, les oulémas s’affirment, au nom de l’islam, comme les apôtres du conservatisme en voulant renforcer le pôle privé sur lequel règnent les valeurs et les habitudes résultant de l’imbrication entre l’islam et l’idéologie patriarcale. Un voile pudique est jeté sur le sort des femmes et des classes défavorisées, au nom des bonnes mœurs ou de l’harmonie sociale. La soumission de l’individu à la communauté le renvoie, du point de vue du niveau de conscience, à la somme des individus qui la composent. Elle est à la source de toutes les intolérances. Ce qui mobilise les oulémas, ce n’est pas seulement la domination coloniale, c’est aussi la virtualité d’un modernisme musulman dont les signes et les règles leur échappent. Pendant des siècles, on entre dans l’islam en venant au monde. La religion n’est pas affaire de conscience. La communauté et, à travers elle, le lignage, le clan ou la famille décident de tout. Leur religion est celle de tous.
La suite:
http://www.manifeste.org/article.php3?id_article=188