Lettre à la République
En décidant de quitter mon pays, le Maroc, pour venir vivre en France, je m’étais préparé à rencontrer le racisme. J’étais convaincu que j’allais à mon tour devoir l’affronter. Je dois même avouer que je redoutais d’y être confronté. J’appréhendais les manifestations matérialisant ce sentiment de haine. Pour moi, le racisme s’exprimait nécessairement avec des mots, des paroles, des gestes et des actions clairement identifiés. Je m’attendais donc à des attaques directes, des insultes et autres bassesses physiques et verbales. Après dix ans de résidence en France, je dois avouer que je me suis trompé. Bien sûr, je me suis entendu répondre à l’entrée d’une discothèque : " Non, ce soir, ça ne va pas être possible !" Par trois fois, j’ai subi un contrôle d’identité motivé uniquement par mon faciès. Toutefois, je reconnais que je m’attendais à bien pire que cela. Tant mieux pour moi, serais-je tenté d’écrire !? Hélas, non car depuis que je vis en France, j’ai appris que le racisme s’exprime, souvent, de manière bien plus sournoise et plus pernicieuse. Affirmer que la discrimination peut être positive, c’est reconnaître qu’elle existe et que nous nous devons d’accepter cet état de fait et, pour certains, en subir les méfaits. Désolé mais je refuse de voir la France, pays chéri depuis l’enfance, renier sa devise et bafouer ses principes. Alors que je l’aime, la République me repousse et me stigmatise. Rien que pour moi et les miens, la France a créé le ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale, mis en place des tests ADN pour les prochains arrivants et, depuis peu, elle glorifie son passé - même le plus sombre - et entretient la nostalgie de ses colonies. La France souhaite désormais que les étrangers qui désirent obtenir leur naturalisation apprennent La Marseillaise. "Allons, allons, à quoi bon ? Est-ce pour autant que je serai vraiment un jour considéré comme un enfant de la patrie ?" Non à en croire les multiples différenciations qui prédominent. Il y a les Français de souche, les Français issus de l’immigration, les naturalisés, les assimilés, etc. Les expressions fleurissent, toutes aussi laides que discriminatoires. Puisqu’elle prétend ne pas faire de différence, pourquoi la France a-t-elle instauré la triple peine ? Elle condamne un citoyen à sept ans de prison pour avoir apporté son soutien à un réseau terroriste islamiste. Jusque-là j’adhère ! Quelque temps plus tard, elle le libère plus tôt que prévu. Je doute de l’opportunité d’une telle opération néanmoins je ne dis pas non : je vote blanc. Mais la République ne s’arrête pas la, car la justice - sous prétexte que l’ancien détenu fraîchement libéré dispose d’une double nationalité - décide de le déchoir de sa citoyenneté française avant de l’expulser. J’encaisse et j’enregistre que le code civil français permet aux autorités de retirer la nationalité aux personnes naturalisées et que la loi fait d’eux des citoyens en sursis pendant toute leur vie. En attendant personne ne pense à expulser Yvan Colonna, reconnu coupable du meurtre du préfet Erignac et condamné à la prison à perpétuité. J’ai immigré en France en raison des valeurs que ce pays affiche et revendique. "Youssef ! Liberté, égalité, fraternité, c’est juste une devise identique aux promesses électorales : elles n’engagent que ceux qui y croient", me répètent mes amis. Je ne les écoute pas. Je persiste à croire que la République se doit de veiller à ce que l’équité soit non pas un principe mais un droit respecté. Je veux qu’elle s’attache à préserver mes droits avant de prétendre m’assurer l’égalité des chances. Pour pallier la difficulté que je pourrais rencontrer à trouver un emploi à cause de la consonance de mes nom et prénom et de la photographie jointe à mon curriculum vitae et à ma lettre de motivation, la République me suggère d’adresser une demande anonyme à mon futur employeur. En me proposant une telle solution, la République reconnaît que des employeurs écartent certaines candidatures en raison des faciès et des noms des demandeurs. Il n’est pas nécessaire que le Front national soit au pouvoir pour que le principe de préférence nationale soit appliqué. La République se doit d’édicter des lois qui permettent de combattre et éliminer les discriminations et non pas de proposer des solutions pour les contourner. J’exige que la France cesse de me considérer comme un individu infréquentable, voire dangereux tout simplement parce que je suis un immigré maghrébin. Certains peuvent diagnostiquer la paranoïa aiguë et chronique mais moi je me souviens de l’histoire du bagagiste de Roissy. Aux yeux de l’opinion publique, ce jeune employé de l’aéroport de Charles-de-Gaulle - lieu ô combien sensible et objet de toutes les attentions depuis les attentats du 11 septembre 2001 - était forcément un terroriste djihadiste. L’argumentaire avancé par l’accusation semblait imparable. En sus de l’arsenal découvert dans le coffre de son automobile, le bagagiste présentait les caractéristiques du parfait islamiste : jeune homme de moins de trente ans, immigré d’origine maghrébine et donc obligatoirement musulman. Malheureusement les forces de l’ordre n’ont pas le monopole des bavures. L’opinion publique, grâce au travail de matraquage des médias, dénie le droit à la présomption d’innocence. Le bagagiste de Roissy porte encore les stigmates de ce lynchage médiatique. Une femme porte plainte pour agression raciste dans le RER. La France entière s’émeut. Alors le président de la République, M. Jacques Chirac exprime sa douleur et son soutien à la victime. Tout le monde est outré par cette ignoble agression. La victime donne une description assez précise de ses agresseurs qui, convaincus qu’elle était juive, lui auraient - selon ses dires - dessiné des croix gammées sur le corps. Elle décrit ses agresseurs comme des jeunes issus de l’immigration. Elle joue des amalgames bien répandus au sein de l’opinion publique. Pour certains, l’hypothèse paraissait plus que crédible. Un rafraîchissement de la mémoire s’avère nécessaire pour ceux qui auraient déjà oublié. Il n’y a jamais eu d’agression ; la plaignante était une mythomane. Par contre, il y avait bien, non pas une, mais des victimes : les habitants des banlieues, encore une fois voués aux gémonies, encore une fois montrés du doigt. Les émeutes en banlieues de l’automne 2005 m’ont ouvert les yeux sur la manière dont je suis perçu par l’ensemble de la société française, médias y compris. Etant donné que je suis un jeune de type maghrébin - pour reprendre la terminologie de la police - je suis forcément né en France de parents immigrés et j’ai obligatoirement grandi dans une cité. Dès lors, à chaque événement ou nouvel embrasement dans les quartiers, mon avis est sollicité. Un attentat islamiste quelque part dans le monde, voilà que les questions abondent. Une nouvelle polémique, une nouvelle controverse au sujet des versets du Coran ou du Prophète et l’on se jette sur moi pour obtenir mon opinion. Sur les autres sujets, je n’existe pas. Je n’ai pas le droit de m’exprimer à propos de Clearstream, des régimes des retraites ou encore de la réforme de l’université, comme si je n’étais pas concerné. Je n’ai pas mon mot à dire au sujet de l’espace Schengen, du contrôle des frontières, de la politique européenne de l’immigration et encore moins de l’improbable adhésion de la Turquie à l’Union. Au cours des discussions, mes interlocuteurs m’écoutent dès lors que nous échangeons des points de vue sur des sujets relatifs à l’immigration, l’islam ou les banlieues françaises et surtout que je condamne les clandestins, les djihadistes et la violence dans les quartiers. Dans ces moments-là, je lis, sans difficulté, dans leurs yeux : "Bel exemple d’intégration ! Il existe bien des musulmans qui respectent les lois de la République !" Mais dès que mon discours emprunte des voies occultées par la pensée unique et le politiquement correct et que mes arguments diffèrent des leurs, les réactions changent. Les yeux s’assombrissent. Le pas en arrière, effectué même discrètement et en douceur, marque le retour de la méfiance, signe avant-coureur de l’instauration du rejet. Il ne fait pas de doute, pour eux, que j’ai tort de prétendre - tout en condamnant le passage à l’acte et le recours à la violence - comprendre certains arguments de ceux qui subissent l’injustice. Même Zinédine Zidane n’échappe pas à la loi des amalgames. Des tribunes un murmure se répand dans tout le stade : "Tous pareils ! Au bout du compte, ils demeurent des sauvageons. Acculés, les réflexes naturels réapparaissent : ils redeviennent tous violents." Je garde l’espoir de voir un jour la République porter sur moi un regard neutre, un regard débarrassé de ces clichés et de ces préjugés qui font de moi, avant même d’avoir parlé ou agi, un étranger dont il faut se méfier, un terroriste potentiel, un délinquant urbain, un polygame en puissance qui n’aime pas la France. J’espère que le République ne brisera pas ce rêve si simple. Auteur :Youssef Jebri |