Oujda, à l’est du Maroc
Ces Marocains d’Algérie...
Minuit. La capitale du Maroc oriental somnole. Quelques véhicules longent le boulevard Mohammed V. Des musiques en sourdine. Même les lumières ne réussissent pas à cacher le visage enlaidi d’Oujda depuis la fermeture des frontières terrestres en 1994. Pourtant, la nuit, toutes les villes du monde sont belles.
Hôtel Tlemcen. 26, rue Ramdane El Ghadi. Le réceptionniste se réveille brutalement. « Ils ont rouvert les frontières ? », s’interroge-t-il mi-heureux, mi-effrayé. Et l’on s’est demandé, amusé, s’il existait des Etats exécutant des lois à minuit. C’est dire combien les Marocains tiennent obstinément à la levée des barrières séparant nos deux pays. Un hôtel aux consonances nostalgiques. Que ne ferait-on pas pour séduire !Le matin, Oujda ressuscite, les artères engourdies. « Les choses ont changé. On ne se presse plus. On vit avec l’espoir de la réouverture des frontières. L’on se demande, d’ailleurs, pourquoi Bouteflika temporise... », déclare un commerçant de la rue Marrakech, en guise de bonjour. Mais cette impatience n’est rien par rapport au drame que vit une catégorie de Marocains. Ceux qu’on appelle ici « les Marocains d’Algérie ». Une diaspora se comportant, d’ailleurs, comme les Algériens, se considérant comme des Algériens à part entière. On les reconnaît à leurs différents dialectes de l’Ouest algérien. Au café de France, une dizaine d’entre eux nous réserve un accueil chaleureux. « Depuis notre expulsion en 1975, on n’est pas arrivé à nous adapter. On a été déraciné... », entame Brahim, la cinquantaine. Sans haine ni provocation. Combien sont-ils à avoir été chassés de « leur » pays un matin de l’année 1975 ? « Le nombre est aussi important que notre douleur et nos souffrances. » Brahim et sa famille ont été arrachés de leur maison à Sidi Bel Abbès pour être emmenés manu militari vers la frontière Akid Lotfi, Maghnia. « Excusez-moi, puis-je utiliser le terme déportation ? En tout cas, le jour où, alors qu’on s’apprêtait à déjeuner, on nous a sortis brutalement de notre domicile et embarqués dans des camions, j’ai ressenti cela. La casserole était sur le feu. J’étais en survêtement... » Il ne pouvait s’empêcher d’essuyer ses yeux rougis. « Je n’en veux pas à l’Algérie... », précise-t-il avec humilité et grandeur. Une fois expulsés chez eux, Brahim et ses semblables ont été délaissés par les autorités de leur pays. « Passé l’effet du sentiment de patriotisme de nos responsables et de nos concitoyens avec lequel nous avions été accueillis, nous avons été livrés à nous-mêmes. Le gouvernement marocain a été surpris par le flux humain déversant d’Algérie. » H’mida est né à Aïn Témouchent : « Hormis ma nationalité marocaine, je n’ai rien d’un Marocain. D’ailleurs, toute ma famille a déposé un dossier pour l’acquisition de la nationalité algérienne, depuis que j’avais quatre ans, en vain. » Il en est à la quarantaine, aujourd’hui. « Je ne vous cache pas que je suis retourné dans ma ville par des voies détournées. Notre maison est occupée par une tierce personne que nous avons, d’ailleurs, poursuivie en justice. L’affaire traîne dans les tribunaux. On nous dit que c’est une affaire politique. » Le débit des phrases est rapide. Mansour, angoissé, raconte d’un ton saccadé : « Imaginez qu’en 1975, on m’a expulsé avec mon père de nationalité marocaine et mon petit frère. Du jour au lendemain, ma mère, Algérienne, est restée seule. C’est vrai qu’on se voit presque régulièrement, depuis 1988, et que notre maison est gardée par notre maman, mais la famille a été disloquée. » Et comme le problème est politique, nos interlocuteurs attendent une décision politique qui les réhabiliterait : « Contrairement aux Algériens dont les biens ont été expropriés par l’Etat marocain en 1973, nous, nous avons été dépossédés par des citoyens algériens après notre expulsion. Donc, nous n’en voulons pas à l’Etat algérien. Cependant, nous demandons à ce même Etat de régler notre problème, à savoir nous restituer ces bien. » Au marché Sidi Abdelouahab, c’est à peine si on fait attention à nous, si l’on excepte ces deux anges gardiens qui « veillent » sur nous et « sécurisent » nos déplacements en permanence. Une surveillance qui a fait rétracter à la dernière minute des familles, pourtant, disposées à nous parler. « Vous êtes surveillés et même si vous n’avez rien à craindre, ce qui est sûr, c’est que nous paierons les pots cassés après votre départ », nous avertit Mahmoud. S’il faut reconnaître que le Maroc a évolué avec l’intronisation de Mohammed VI, force est de reconnaître aussi que les réflexes du Makhzen sont toujours vivaces... Souk El Fellah, nom donné à un marché populaire, nous fait affronter la dure réalité de l’ampleur de la contrebande qui mine l’économie algérienne : tous les produits algériens, jusqu’au yaourt, y sont achalandés avec ostentation. « Ils sont de qualité, et moins chers en plus... Et si on rouvrait les frontières et l’on s’échangeait nos marchandises dans une économie légale ? », suggère Brahim. En attendant que tous les contentieux soient étudiés par les parties en conflit, l’Algérien, qui a « récupéré » chez nos voisins son statut d’homme digne et de nif, ne sait s’il faut rire ou pleurer tant les relations sont complexes.Brahim, H’mida, Mansour et d’autres... Ces Marocains d’Algérie...
C. Berriah el watan
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Ces Marocains d’Algérie...
Minuit. La capitale du Maroc oriental somnole. Quelques véhicules longent le boulevard Mohammed V. Des musiques en sourdine. Même les lumières ne réussissent pas à cacher le visage enlaidi d’Oujda depuis la fermeture des frontières terrestres en 1994. Pourtant, la nuit, toutes les villes du monde sont belles.
Hôtel Tlemcen. 26, rue Ramdane El Ghadi. Le réceptionniste se réveille brutalement. « Ils ont rouvert les frontières ? », s’interroge-t-il mi-heureux, mi-effrayé. Et l’on s’est demandé, amusé, s’il existait des Etats exécutant des lois à minuit. C’est dire combien les Marocains tiennent obstinément à la levée des barrières séparant nos deux pays. Un hôtel aux consonances nostalgiques. Que ne ferait-on pas pour séduire !Le matin, Oujda ressuscite, les artères engourdies. « Les choses ont changé. On ne se presse plus. On vit avec l’espoir de la réouverture des frontières. L’on se demande, d’ailleurs, pourquoi Bouteflika temporise... », déclare un commerçant de la rue Marrakech, en guise de bonjour. Mais cette impatience n’est rien par rapport au drame que vit une catégorie de Marocains. Ceux qu’on appelle ici « les Marocains d’Algérie ». Une diaspora se comportant, d’ailleurs, comme les Algériens, se considérant comme des Algériens à part entière. On les reconnaît à leurs différents dialectes de l’Ouest algérien. Au café de France, une dizaine d’entre eux nous réserve un accueil chaleureux. « Depuis notre expulsion en 1975, on n’est pas arrivé à nous adapter. On a été déraciné... », entame Brahim, la cinquantaine. Sans haine ni provocation. Combien sont-ils à avoir été chassés de « leur » pays un matin de l’année 1975 ? « Le nombre est aussi important que notre douleur et nos souffrances. » Brahim et sa famille ont été arrachés de leur maison à Sidi Bel Abbès pour être emmenés manu militari vers la frontière Akid Lotfi, Maghnia. « Excusez-moi, puis-je utiliser le terme déportation ? En tout cas, le jour où, alors qu’on s’apprêtait à déjeuner, on nous a sortis brutalement de notre domicile et embarqués dans des camions, j’ai ressenti cela. La casserole était sur le feu. J’étais en survêtement... » Il ne pouvait s’empêcher d’essuyer ses yeux rougis. « Je n’en veux pas à l’Algérie... », précise-t-il avec humilité et grandeur. Une fois expulsés chez eux, Brahim et ses semblables ont été délaissés par les autorités de leur pays. « Passé l’effet du sentiment de patriotisme de nos responsables et de nos concitoyens avec lequel nous avions été accueillis, nous avons été livrés à nous-mêmes. Le gouvernement marocain a été surpris par le flux humain déversant d’Algérie. » H’mida est né à Aïn Témouchent : « Hormis ma nationalité marocaine, je n’ai rien d’un Marocain. D’ailleurs, toute ma famille a déposé un dossier pour l’acquisition de la nationalité algérienne, depuis que j’avais quatre ans, en vain. » Il en est à la quarantaine, aujourd’hui. « Je ne vous cache pas que je suis retourné dans ma ville par des voies détournées. Notre maison est occupée par une tierce personne que nous avons, d’ailleurs, poursuivie en justice. L’affaire traîne dans les tribunaux. On nous dit que c’est une affaire politique. » Le débit des phrases est rapide. Mansour, angoissé, raconte d’un ton saccadé : « Imaginez qu’en 1975, on m’a expulsé avec mon père de nationalité marocaine et mon petit frère. Du jour au lendemain, ma mère, Algérienne, est restée seule. C’est vrai qu’on se voit presque régulièrement, depuis 1988, et que notre maison est gardée par notre maman, mais la famille a été disloquée. » Et comme le problème est politique, nos interlocuteurs attendent une décision politique qui les réhabiliterait : « Contrairement aux Algériens dont les biens ont été expropriés par l’Etat marocain en 1973, nous, nous avons été dépossédés par des citoyens algériens après notre expulsion. Donc, nous n’en voulons pas à l’Etat algérien. Cependant, nous demandons à ce même Etat de régler notre problème, à savoir nous restituer ces bien. » Au marché Sidi Abdelouahab, c’est à peine si on fait attention à nous, si l’on excepte ces deux anges gardiens qui « veillent » sur nous et « sécurisent » nos déplacements en permanence. Une surveillance qui a fait rétracter à la dernière minute des familles, pourtant, disposées à nous parler. « Vous êtes surveillés et même si vous n’avez rien à craindre, ce qui est sûr, c’est que nous paierons les pots cassés après votre départ », nous avertit Mahmoud. S’il faut reconnaître que le Maroc a évolué avec l’intronisation de Mohammed VI, force est de reconnaître aussi que les réflexes du Makhzen sont toujours vivaces... Souk El Fellah, nom donné à un marché populaire, nous fait affronter la dure réalité de l’ampleur de la contrebande qui mine l’économie algérienne : tous les produits algériens, jusqu’au yaourt, y sont achalandés avec ostentation. « Ils sont de qualité, et moins chers en plus... Et si on rouvrait les frontières et l’on s’échangeait nos marchandises dans une économie légale ? », suggère Brahim. En attendant que tous les contentieux soient étudiés par les parties en conflit, l’Algérien, qui a « récupéré » chez nos voisins son statut d’homme digne et de nif, ne sait s’il faut rire ou pleurer tant les relations sont complexes.Brahim, H’mida, Mansour et d’autres... Ces Marocains d’Algérie...
C. Berriah el watan
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