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article de la rubrique histoire et colonies > la France et son passé colonial
date de publication : lundi 15 mai 2006
Pourquoi évoquer Lyautey aujourd’hui ? La polémique en France autour de la nature de la colonisation et de ses soi-disant bienfaits, cette tentative de réécrire l’histoire pour se donner bonne conscience de la part de certains mérite que l’on s’attarde sur le personnage.
Un article de l’historien Pierre Vermeren, auteur de L’Histoire du Maroc depuis l’indépendance [1], publié dans l’hebdomadaire marocain Le Journal en mai 2006 [2], à l’occasion du cinquantenaire de l’indépendance du Maroc [3].
Qui fut vraiment Louis Hubert Lyautey, Maréchal de France et Résident Général au Maroc de 1912 à 1925 ?
Louis Hubert Lyautey, Résident Général au Maroc d’avril 1912 à octobre 1925, demeure une icône respectée du Maroc indépendant. Cette reconnaissance d’un peuple colonisé vis-à-vis de l’ancien colonisateur est un cas unique au sein du monde musulman. Ce Grand Homme a consacré l’essentiel de sa carrière à la France coloniale, dont plus de vingt ans à l’Afrique du Nord. Mais c’est au Maroc qu’il a donné la mesure de son talent, au point que les élites dirigeantes de ce pays, qu’il contribua plus que nul autre à faire passer sous le joug colonial, n’ont cessé d’inscrire leur action dans ses pas. Quant à la République française, bien que méprisée par ce royaliste légitimiste, elle ne cessa de l’honorer, le faisant tour à tour Académicien, Ministre de la Guerre (même brièvement), Maréchal de France en 1921, et Commissaire de l’Exposition coloniale de 1931. Certes, ses ennemis parisiens, Pétain en tête, ont profité de son âge et de la guerre du Rif pour obtenir son retour en Métropole en 1925. Mais après sa retraite à Thorey, dans un manoir lorrain transformé en riad marocain, la République respecta ses dernières volontés. À sa mort en juillet 1934, sa dépouille fut transférée à Rabat, avant d’être rapatriée aux Invalides en 1961, aux côtés de Napoléon Ier. L’homme avait sans conteste bien des talents. [Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image] Mais qui fut Lyautey ? Quelles furent ses valeurs et son action, derrière la légende dorée que cet esthète s’attacha à façonner ? Durant la première moitié du XXème siècle, une pluie d’hagiographies tresse les lauriers de « Lyautey l’Africain » [4]. La plus célèbre biographie, écrite par André Maurois (1931), sobrement intitulée Lyautey, devient une sorte de catéchisme républicain du Maréchal. La publication de ses Textes et Lettres, ainsi que de nouveaux essais, se poursuit après-guerre.
De nos jours, l’homme conserve sa statue ainsi que son Lycée éponyme au cœur de Casablanca. Est-ce à dire qu’un pacte passé entre l’ancien colonisateur et l’ancien colonisé entretient la légende de « Saint Lyautey » ? Aucune grande biographie marocaine n’est à ce jour consacrée à l’architecte du Protectorat, alors que sa vision du Maroc et de la société marocaine ont eu un impact considérable jusqu’à nos jours. Il revient à deux grands historiens français post-coloniaux d’avoir travaillé sur l’homme et son œuvre. En 1978, l’universitaire Charles-André Julien livre, dans « Le Maroc face aux impérialismes », sa vision de l’homme. Admiratif du personnage, l’historien déconstruit la mythologie Lyautey, en révélant les faiblesses, les biais idéologiques, la rouerie, mais aussi la part d’inaccompli dans l’œuvre et la personne du fieffé Maréchal. Dix ans plus tard, l’historien Daniel Rivet publie sa magistrale thèse sur Lyautey et l’institution du Protectorat français au Maroc (1912-1925), dans laquelle, archives protectorales, diplomatiques et privées à l’appui, il décortique la machinerie sophistiquée du Protectorat, élaborée par Lyautey et les siens. À la suite de Ch-A. Julien, il dévoile le décalage entre les intentions (le contrôle) et la réalité (la gestion directe) de la machine coloniale déployée au Maroc. La connaissance de cet homme et des réalités de sa politique demeure d’actualité. Mais les sociétés ont besoin de mythes fondateurs, et les appareils d’État ont un rapport au réel qu’il faut apprécier au regard de leurs intérêts. Or, en Lyautey la France désire absoudre sa brutalité coloniale ainsi que le regard hautain qu’elle porta sur les « indigènes ». Quant au Maroc, il trouve en cet homme la preuve de l’unicité de son destin tandis que ses élites s’honorent d’avoir reçu tant de puissance et de dignité des mains de ce conservateur émérite.
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Lyautey, « le Marocain » (Histoire de France, Gedalge, 1955)
Le riche travail des deux historiens et la finesse savante de leurs analyses ont pu dissuader un grand public avide d’idées simples et binaires. Or Lyautey se singularise par sa complexité : monarchiste au service de la République, général méprisant l’esprit militaire, catholique défenseur de l’Islam, légitimiste qui choisit un Sultan à sa convenance, inventeur d’un protectorat qui pratique la gestion directe, dirigeant imbu de son autorité mais qui dénie celle de sa tutelle..., l’homme déroute. Le présent article se nourrit pour l’essentiel de travaux déjà publiés. Il tente néanmoins de mettre en valeur, à la lumière de connaissances historiques établies, trois thèmes susceptibles d’intéresser le débat démocratique marocain. La personnalité et la formation du Résident général, les traits et les carences de son action fondatrice à la tête du Maroc colonial de 1912 à 1925, ainsi que les effets induits par sa politique et par son verbe. Tout cela éclaire certains débats et enjeux du Maroc d’aujourd’hui.
Lyautey, un Général monarchiste au service d’une République coloniale
Louis Hubert Lyautey est né à Nancy en 1854 dans une famille aristocratique lorraine. Catholique et royaliste, celle-ci donne par tradition ses hommes à l’institution militaire. Alors qu’il devient un homme, le jeune Lyautey assiste à la débâcle française de 1870-71 face à une Prusse qui s’empare du Nord de la Lorraine et de l’Alsace. Nancy, ville de garnison décrite par Stendhal dans « Lucien Leuwen », devient l’avant-poste de la République française. En ce temps de repentance nationale sans gloire, l’homme hésite entre l’habit ecclésial et l’habit d’officier. En 1873 s’impose le choix de Saint-Cyr pour forcer le destin et défier le triste sort d’une patrie abaissée. Signe avant-coureur, sa première affectation le conduit deux ans en Algérie. Lyautey a des convictions royalistes affirmées. Ce conservateur agnostique se dit légitimiste [5] par défaut. Féru d’histoire et de gloire, le jeune officier s’ennuie dans la « bonne société » des villes de garnisons. Cet homme qui cultive la mémoire de la société d’ordre et l’héroïsme de la noblesse militaire, assiste impuissant à l’enracinement de la République parlementaire, qui prend un avantage décisif et irrémédiable, en 1879, sur le parti monarchiste. Mais cet homme d’ordre conservateur est peu enclin à la conspiration. En ce temps de paix pour la France, Lyautey mène une brillante carrière d’officier de cavalerie, fréquentant assidûment salons mondains et milieux artistiques parisiens. Lyautey brille par son esprit, sa plume et son art de la mise en scène. Cet homme de théâtre à épaulettes, très égotique, acquiert de solides relations au Boulevard Saint-Germain qui le feront élire à l’Académie française en 1912, à l’aube de sa carrière marocaine. Célibataire (Lyautey se marie après son départ de métropole), l’homme n’a pas encore charnellement éprouvé son homosexualité. Lyautey s’ennuie dans cette France prospère et pacifique qu’aucune revanche ne semble devoir réveiller avant longtemps. En 1894, à 40 ans, il quitte la Métropole pour l’Indochine, que la République a entrepris de coloniser depuis les années 1880. À l’instar du reste de l’armée, les colonies doivent entretenir sa fougue belliqueuse et lui offrir l’action que l’ordre bismarkien interdit en Europe. C’est, aux dires même de Lyautey, la « révélation ». Pendant huit ans, jusqu’en 1902, au Tonkin (Indochine) puis à Madagascar, l’officier Lyautey seconde le Général Gallieni. Cette grande figure de la France coloniale, de cinq ans son aîné, est un officier non-conformiste. Il invente la « tactique de la tâche d’huile », laquelle consiste à soumettre, sécuriser et séduire les populations « indigènes ». La confiance ainsi acquise a vocation à s’étendre, de proche en proche, pour installer un ordre colonial pacifié. Au seul rapport de force, il convient de substituer un ordre juste, respectueux des populations, de leurs coutumes et de leurs chefs traditionnels.
Lyautey est séduit par cette approche, tout autant que par Gallieni, dont il admire l’ascendant et l’inventivité, et dont il partage les convictions et l’homosexualité. À 49 ans, déjà doté d’un riche passé colonial, le colonel Lyautey est appelé par le gouverneur d’Algérie, Charles Jonnart, à la direction des opérations des confins algéro-marocains. Les accrochages entre militaires français et tribus marocaines et sahariennes y sont de plus en plus violents, alors que les traités franco-marocains interdisent toute ingérence. Promu Général de Brigade, Lyautey jouit d’une grande autonomie par rapport au Général commandant Oran. Doté du commandement des confins algéro-marocains en novembre 1903 et basé à Aïn Sefra, Lyautey entame une carrière algérienne de huit années. En cinq ans, il a vaincu les réticences à son égard. Il devient commandant de la division d’Oran en 1908, mais poursuit l’encerclement de l’Empire chérifien. En 1911, alors que gonfle la menace d’une guerre avec l’Allemagne, le colonial Lyautey regagne la Métropole où il devient le plus jeune Général de Corps d’armée français.
Cette expérience algérienne est déterminante dans la carrière de Lyautey. L’homme y apprend l’Afrique du Nord, le désert, les tribus, l’Atlas, la noblesse de leurs guerriers, mais aussi les colons, la morgue coloniale et l’esprit d’accaparement qui anime tant d’Européens d’Afrique. L’Oranie est la région d’Algérie la plus européanisée, par son peuplement et ses activités. La densité de population musulmane y est la plus faible d’Algérie, l’immigration hispanique la plus forte. Les Européens se sentent chez eux, et poussent en faveur d’une expansion en direction du Maroc. En Algérie, Lyautey acquiert la conviction que la France doit s’affranchir des traités (franco-marocains, puis d’Algésiras) pour encercler, pénétrer, puis s’emparer de l’Empire chérifien. De son compagnonnage avec Gallieni, il retient (et applique) la tactique de l’occupation progressive, qui alterne opérations militaires et entente avec les tribus. Il tire deux enseignements de ces années. La conquête du Maroc, dont il devient l’ardent défenseur à
Lyautey, le “Marocain”, par Pierre Vermeren
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date de publication : lundi 15 mai 2006
Pourquoi évoquer Lyautey aujourd’hui ? La polémique en France autour de la nature de la colonisation et de ses soi-disant bienfaits, cette tentative de réécrire l’histoire pour se donner bonne conscience de la part de certains mérite que l’on s’attarde sur le personnage.
Un article de l’historien Pierre Vermeren, auteur de L’Histoire du Maroc depuis l’indépendance [1], publié dans l’hebdomadaire marocain Le Journal en mai 2006 [2], à l’occasion du cinquantenaire de l’indépendance du Maroc [3].
Qui fut vraiment Louis Hubert Lyautey, Maréchal de France et Résident Général au Maroc de 1912 à 1925 ?
Louis Hubert Lyautey, Résident Général au Maroc d’avril 1912 à octobre 1925, demeure une icône respectée du Maroc indépendant. Cette reconnaissance d’un peuple colonisé vis-à-vis de l’ancien colonisateur est un cas unique au sein du monde musulman. Ce Grand Homme a consacré l’essentiel de sa carrière à la France coloniale, dont plus de vingt ans à l’Afrique du Nord. Mais c’est au Maroc qu’il a donné la mesure de son talent, au point que les élites dirigeantes de ce pays, qu’il contribua plus que nul autre à faire passer sous le joug colonial, n’ont cessé d’inscrire leur action dans ses pas. Quant à la République française, bien que méprisée par ce royaliste légitimiste, elle ne cessa de l’honorer, le faisant tour à tour Académicien, Ministre de la Guerre (même brièvement), Maréchal de France en 1921, et Commissaire de l’Exposition coloniale de 1931. Certes, ses ennemis parisiens, Pétain en tête, ont profité de son âge et de la guerre du Rif pour obtenir son retour en Métropole en 1925. Mais après sa retraite à Thorey, dans un manoir lorrain transformé en riad marocain, la République respecta ses dernières volontés. À sa mort en juillet 1934, sa dépouille fut transférée à Rabat, avant d’être rapatriée aux Invalides en 1961, aux côtés de Napoléon Ier. L’homme avait sans conteste bien des talents. [Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image] Mais qui fut Lyautey ? Quelles furent ses valeurs et son action, derrière la légende dorée que cet esthète s’attacha à façonner ? Durant la première moitié du XXème siècle, une pluie d’hagiographies tresse les lauriers de « Lyautey l’Africain » [4]. La plus célèbre biographie, écrite par André Maurois (1931), sobrement intitulée Lyautey, devient une sorte de catéchisme républicain du Maréchal. La publication de ses Textes et Lettres, ainsi que de nouveaux essais, se poursuit après-guerre.
De nos jours, l’homme conserve sa statue ainsi que son Lycée éponyme au cœur de Casablanca. Est-ce à dire qu’un pacte passé entre l’ancien colonisateur et l’ancien colonisé entretient la légende de « Saint Lyautey » ? Aucune grande biographie marocaine n’est à ce jour consacrée à l’architecte du Protectorat, alors que sa vision du Maroc et de la société marocaine ont eu un impact considérable jusqu’à nos jours. Il revient à deux grands historiens français post-coloniaux d’avoir travaillé sur l’homme et son œuvre. En 1978, l’universitaire Charles-André Julien livre, dans « Le Maroc face aux impérialismes », sa vision de l’homme. Admiratif du personnage, l’historien déconstruit la mythologie Lyautey, en révélant les faiblesses, les biais idéologiques, la rouerie, mais aussi la part d’inaccompli dans l’œuvre et la personne du fieffé Maréchal. Dix ans plus tard, l’historien Daniel Rivet publie sa magistrale thèse sur Lyautey et l’institution du Protectorat français au Maroc (1912-1925), dans laquelle, archives protectorales, diplomatiques et privées à l’appui, il décortique la machinerie sophistiquée du Protectorat, élaborée par Lyautey et les siens. À la suite de Ch-A. Julien, il dévoile le décalage entre les intentions (le contrôle) et la réalité (la gestion directe) de la machine coloniale déployée au Maroc. La connaissance de cet homme et des réalités de sa politique demeure d’actualité. Mais les sociétés ont besoin de mythes fondateurs, et les appareils d’État ont un rapport au réel qu’il faut apprécier au regard de leurs intérêts. Or, en Lyautey la France désire absoudre sa brutalité coloniale ainsi que le regard hautain qu’elle porta sur les « indigènes ». Quant au Maroc, il trouve en cet homme la preuve de l’unicité de son destin tandis que ses élites s’honorent d’avoir reçu tant de puissance et de dignité des mains de ce conservateur émérite.
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Lyautey, « le Marocain » (Histoire de France, Gedalge, 1955)
Le riche travail des deux historiens et la finesse savante de leurs analyses ont pu dissuader un grand public avide d’idées simples et binaires. Or Lyautey se singularise par sa complexité : monarchiste au service de la République, général méprisant l’esprit militaire, catholique défenseur de l’Islam, légitimiste qui choisit un Sultan à sa convenance, inventeur d’un protectorat qui pratique la gestion directe, dirigeant imbu de son autorité mais qui dénie celle de sa tutelle..., l’homme déroute. Le présent article se nourrit pour l’essentiel de travaux déjà publiés. Il tente néanmoins de mettre en valeur, à la lumière de connaissances historiques établies, trois thèmes susceptibles d’intéresser le débat démocratique marocain. La personnalité et la formation du Résident général, les traits et les carences de son action fondatrice à la tête du Maroc colonial de 1912 à 1925, ainsi que les effets induits par sa politique et par son verbe. Tout cela éclaire certains débats et enjeux du Maroc d’aujourd’hui.
Lyautey, un Général monarchiste au service d’une République coloniale
Louis Hubert Lyautey est né à Nancy en 1854 dans une famille aristocratique lorraine. Catholique et royaliste, celle-ci donne par tradition ses hommes à l’institution militaire. Alors qu’il devient un homme, le jeune Lyautey assiste à la débâcle française de 1870-71 face à une Prusse qui s’empare du Nord de la Lorraine et de l’Alsace. Nancy, ville de garnison décrite par Stendhal dans « Lucien Leuwen », devient l’avant-poste de la République française. En ce temps de repentance nationale sans gloire, l’homme hésite entre l’habit ecclésial et l’habit d’officier. En 1873 s’impose le choix de Saint-Cyr pour forcer le destin et défier le triste sort d’une patrie abaissée. Signe avant-coureur, sa première affectation le conduit deux ans en Algérie. Lyautey a des convictions royalistes affirmées. Ce conservateur agnostique se dit légitimiste [5] par défaut. Féru d’histoire et de gloire, le jeune officier s’ennuie dans la « bonne société » des villes de garnisons. Cet homme qui cultive la mémoire de la société d’ordre et l’héroïsme de la noblesse militaire, assiste impuissant à l’enracinement de la République parlementaire, qui prend un avantage décisif et irrémédiable, en 1879, sur le parti monarchiste. Mais cet homme d’ordre conservateur est peu enclin à la conspiration. En ce temps de paix pour la France, Lyautey mène une brillante carrière d’officier de cavalerie, fréquentant assidûment salons mondains et milieux artistiques parisiens. Lyautey brille par son esprit, sa plume et son art de la mise en scène. Cet homme de théâtre à épaulettes, très égotique, acquiert de solides relations au Boulevard Saint-Germain qui le feront élire à l’Académie française en 1912, à l’aube de sa carrière marocaine. Célibataire (Lyautey se marie après son départ de métropole), l’homme n’a pas encore charnellement éprouvé son homosexualité. Lyautey s’ennuie dans cette France prospère et pacifique qu’aucune revanche ne semble devoir réveiller avant longtemps. En 1894, à 40 ans, il quitte la Métropole pour l’Indochine, que la République a entrepris de coloniser depuis les années 1880. À l’instar du reste de l’armée, les colonies doivent entretenir sa fougue belliqueuse et lui offrir l’action que l’ordre bismarkien interdit en Europe. C’est, aux dires même de Lyautey, la « révélation ». Pendant huit ans, jusqu’en 1902, au Tonkin (Indochine) puis à Madagascar, l’officier Lyautey seconde le Général Gallieni. Cette grande figure de la France coloniale, de cinq ans son aîné, est un officier non-conformiste. Il invente la « tactique de la tâche d’huile », laquelle consiste à soumettre, sécuriser et séduire les populations « indigènes ». La confiance ainsi acquise a vocation à s’étendre, de proche en proche, pour installer un ordre colonial pacifié. Au seul rapport de force, il convient de substituer un ordre juste, respectueux des populations, de leurs coutumes et de leurs chefs traditionnels.
Lyautey est séduit par cette approche, tout autant que par Gallieni, dont il admire l’ascendant et l’inventivité, et dont il partage les convictions et l’homosexualité. À 49 ans, déjà doté d’un riche passé colonial, le colonel Lyautey est appelé par le gouverneur d’Algérie, Charles Jonnart, à la direction des opérations des confins algéro-marocains. Les accrochages entre militaires français et tribus marocaines et sahariennes y sont de plus en plus violents, alors que les traités franco-marocains interdisent toute ingérence. Promu Général de Brigade, Lyautey jouit d’une grande autonomie par rapport au Général commandant Oran. Doté du commandement des confins algéro-marocains en novembre 1903 et basé à Aïn Sefra, Lyautey entame une carrière algérienne de huit années. En cinq ans, il a vaincu les réticences à son égard. Il devient commandant de la division d’Oran en 1908, mais poursuit l’encerclement de l’Empire chérifien. En 1911, alors que gonfle la menace d’une guerre avec l’Allemagne, le colonial Lyautey regagne la Métropole où il devient le plus jeune Général de Corps d’armée français.
Cette expérience algérienne est déterminante dans la carrière de Lyautey. L’homme y apprend l’Afrique du Nord, le désert, les tribus, l’Atlas, la noblesse de leurs guerriers, mais aussi les colons, la morgue coloniale et l’esprit d’accaparement qui anime tant d’Européens d’Afrique. L’Oranie est la région d’Algérie la plus européanisée, par son peuplement et ses activités. La densité de population musulmane y est la plus faible d’Algérie, l’immigration hispanique la plus forte. Les Européens se sentent chez eux, et poussent en faveur d’une expansion en direction du Maroc. En Algérie, Lyautey acquiert la conviction que la France doit s’affranchir des traités (franco-marocains, puis d’Algésiras) pour encercler, pénétrer, puis s’emparer de l’Empire chérifien. De son compagnonnage avec Gallieni, il retient (et applique) la tactique de l’occupation progressive, qui alterne opérations militaires et entente avec les tribus. Il tire deux enseignements de ces années. La conquête du Maroc, dont il devient l’ardent défenseur à
Dernière édition par le Jeu 7 Fév - 16:37, édité 1 fois