Histoire d'un mythe
Tanger, étincelante et trouble sous le vent et dans le froid. Séminaire, en marge d'un salon du livre, sur le rôle des médias. Et la célébration du cinquantenaire de l'accession du Maroc à l'indépendance, date qui est d'ailleurs aussi celle de l'émancipation de la Tunisie. Moments importants sans lesquels on ne peut rien comprendre aux rapports d'aujourd'hui entre la France et le Maghreb.
J'ai toujours souhaité que nos historiens ramassent en une synthèse qui deviendrait vite saisissante une période qui commence avec la déposition du sultan du Maroc Mohammed V, en août 1953, et se termine avec son retour, en novembre 1955. Entre ces deux dates surviennent en effet rien de moins que la défaite de Diên Biên Phu (7 mai 1954), les accords de Genève sur l'Indochine (20 juillet 1954), la déclaration de Carthage sur l'autonomie interne de la Tunisie (31 juillet 1954) et le déclenchement de l'insurrection algérienne (1er novembre 1954) ! Ce sont des moments de vraie rupture de la nation française avec son empire. La conclusion n'aura lieu qu'après les sept années, longues et terribles, de la tragédie algérienne.
C'est un fait que la déposition du sultan Mohammed V - que l'on expédie à Madagascar parce qu'il refuse de désavouer l'Istiqlal, parti de l'indépendance - constitue une manifestation d'autorité incroyablement suicidaire. Le coup d'Etat des militaires français à Rabat fait exploser le Maghreb et secoue le monde arabe. En tout cas, en faisant du sultan un martyr,elle assure la pérennité de la dynastie alaouite au-delà de l'indépendance.
La bêtise, en l'occurrence celle des militaires, était d'autant plus choquante qu'ils avaient eu la chance, jadis, de compter parmi eux un homme d'exception, Hubert Lyautey, qui avait compris qu'un protectorat avait une fin et que les protégés seraient tentés de se délivrer de leurs protecteurs. Question posée au séminaire de Tanger à deux sociologues marocains : peut-on oser dire que la colonisation, en dépit des humiliations et des horreurs, a eu un aspect positif ? Réponse des sociologues : oui, Lyautey. Rien ne me paraît plus fascinant que le mythe qui s'est créé autour de cet officier aristocrate, qui ne plaçait aucune valeur au-dessus de la monarchie, de la tradition et du nationalisme. Aussi exaltait-il le culte que les Marocains vouaient à ces valeurs.
En langage d'aujourd'hui, on pourrait dire que c'était le contraire d'un universaliste ou d'un évangélisateur. Il ne voulait apporter ni la démocratie ni le christianisme. Il ne s'accordait aucun « droit d'ingérence » dans la souveraineté intérieure du peuple marocain, mais il s'imposait un « devoir d'assistance » pour favoriser, chez les Marocains, tout ce qu'il regrettait que la France de l'Ancien Régime ait perdu avec la Révolution. Ce rude colonisateur (il disait volontiers que l'on ne colonise pas avec des pucelles) n'était somme toute pas colonialiste. Il estimait que les Français devaient quitter le Maroc après avoir restitué son unité et consolidé ses traditions. Et il a fait régner cette mentalité jusqu'à son départ, en septembre 1925.
Tout devait se précipiter avec la capitulation de la France en 1940, puis le débarquement américain au Maroc en 1942 et le conseil pressant de Roosevelt à Mohammed V de réclamer désormais l'indépendance de son pays. On s'est alors arrimé à l'orgueil impérial parce que l'on avait le sentiment que c'était ce qui avait le mieux survécu de la France dans l'esprit des étrangers. Je défends depuis longtemps la thèse controversée selon laquelle lorsque l'on dépose le sultan Mohammed V en 1953, c'est en partie l'identité impériale de la nation que l'on a l'illusion de sauvegarder. C'est cette identité qui va être mortellement blessée à Diên Biên Phu, puis métamorphosée à Carthage. C'est en effet à Carthage qu'a eu lieu, grâce au volontarisme de Mendès France, le vrai commencement de la décolonisation française, et les colonisés ne s'y sont pas trompés.
A Genève, en 1954, grâce à la Chine et à la Russie, le partage du Vietnam avait paru un moment sauver la face. Mais à Carthage, on lâchait prise. On faisait en Tunisie ce que Lyautey avait recommandé que l'on fît au Maroc. On donnait au concept de protectorat sa signification littérale. Le même processus aurait peut-être pu se dérouler en Algérie si l'on avait installé, comme le désirait Napoléon III, un « royaume d'Alger ».
Les nationalistes maghrébins ont-ils tenu les promesses faites à leur peuple ? Ils n'ont pas su faire le Maghreb uni. Ils s'accommodent de conflits déshonorants comme celui du Sahara, qui a conduit à fermer les frontières entre l'Algérie et le Maroc, laissant à leurs historiens le soin de rappeler qu'il y avait eu jadis un « royaume de Tlemcen et de Fès ». Le despotisme de leurs dirigeants n'est pas toujours éclairé. Pour ne parler aujourd'hui que du Maroc, d'où une fois encore je reviens, les résultats de la lutte contre l'analphabétisme et la pauvreté ne sont pas encore visibles. Les ressources qui ont augmenté proviennent surtout du tourisme et des fonds envoyés par les immigrés à leur famille.
On sait que ce merveilleux pays ne ressemble pas aux autres. La même dynastie y règne depuis treize siècles. Il n'a jamais été conquis par les Ottomans et il a occupé une partie de l'Espagne pendant plusieurs siècles. Les Berbères, arabisés ou pas, y sont majoritaires. Enfin, ce pays dit méditerranéen est surtout bordé par l'Atlantique. Tout cela donne une configuration que ni l'arabité ni l'islam n'ont réussi à uniformiser. Un Marocain n'est ni un musulman ni un Arabe comme les autres. Reste que le pays n'a pas de pétrole comme l'Algérie, que sa position dans le détroit de Gibraltar a perdu son intérêt stratégique et qu'il est moins convoité par les Américains et les Chinois que le grand voisin algérien. Tout cela est vrai, et il faut y ajouter tout ce que notre dossier apporte comme informations sur le Maroc moderne.
En 2007 il y aura des élections, dont on dit déjà qu'une coalition plus ou moins islamiste les remportera. La lutte contre la corruption sera sans doute engagée par des hommes intègres et puritains. Alors je me contente d'espérer une seule chose, c'est que le Maroc reste aussi envoûtant et prometteur qu'il l'est aujourd'hui, en dépit de tous ses travers.
Jean Daniel
Le Nouvel Observateur
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Tanger, étincelante et trouble sous le vent et dans le froid. Séminaire, en marge d'un salon du livre, sur le rôle des médias. Et la célébration du cinquantenaire de l'accession du Maroc à l'indépendance, date qui est d'ailleurs aussi celle de l'émancipation de la Tunisie. Moments importants sans lesquels on ne peut rien comprendre aux rapports d'aujourd'hui entre la France et le Maghreb.
J'ai toujours souhaité que nos historiens ramassent en une synthèse qui deviendrait vite saisissante une période qui commence avec la déposition du sultan du Maroc Mohammed V, en août 1953, et se termine avec son retour, en novembre 1955. Entre ces deux dates surviennent en effet rien de moins que la défaite de Diên Biên Phu (7 mai 1954), les accords de Genève sur l'Indochine (20 juillet 1954), la déclaration de Carthage sur l'autonomie interne de la Tunisie (31 juillet 1954) et le déclenchement de l'insurrection algérienne (1er novembre 1954) ! Ce sont des moments de vraie rupture de la nation française avec son empire. La conclusion n'aura lieu qu'après les sept années, longues et terribles, de la tragédie algérienne.
C'est un fait que la déposition du sultan Mohammed V - que l'on expédie à Madagascar parce qu'il refuse de désavouer l'Istiqlal, parti de l'indépendance - constitue une manifestation d'autorité incroyablement suicidaire. Le coup d'Etat des militaires français à Rabat fait exploser le Maghreb et secoue le monde arabe. En tout cas, en faisant du sultan un martyr,elle assure la pérennité de la dynastie alaouite au-delà de l'indépendance.
La bêtise, en l'occurrence celle des militaires, était d'autant plus choquante qu'ils avaient eu la chance, jadis, de compter parmi eux un homme d'exception, Hubert Lyautey, qui avait compris qu'un protectorat avait une fin et que les protégés seraient tentés de se délivrer de leurs protecteurs. Question posée au séminaire de Tanger à deux sociologues marocains : peut-on oser dire que la colonisation, en dépit des humiliations et des horreurs, a eu un aspect positif ? Réponse des sociologues : oui, Lyautey. Rien ne me paraît plus fascinant que le mythe qui s'est créé autour de cet officier aristocrate, qui ne plaçait aucune valeur au-dessus de la monarchie, de la tradition et du nationalisme. Aussi exaltait-il le culte que les Marocains vouaient à ces valeurs.
En langage d'aujourd'hui, on pourrait dire que c'était le contraire d'un universaliste ou d'un évangélisateur. Il ne voulait apporter ni la démocratie ni le christianisme. Il ne s'accordait aucun « droit d'ingérence » dans la souveraineté intérieure du peuple marocain, mais il s'imposait un « devoir d'assistance » pour favoriser, chez les Marocains, tout ce qu'il regrettait que la France de l'Ancien Régime ait perdu avec la Révolution. Ce rude colonisateur (il disait volontiers que l'on ne colonise pas avec des pucelles) n'était somme toute pas colonialiste. Il estimait que les Français devaient quitter le Maroc après avoir restitué son unité et consolidé ses traditions. Et il a fait régner cette mentalité jusqu'à son départ, en septembre 1925.
Tout devait se précipiter avec la capitulation de la France en 1940, puis le débarquement américain au Maroc en 1942 et le conseil pressant de Roosevelt à Mohammed V de réclamer désormais l'indépendance de son pays. On s'est alors arrimé à l'orgueil impérial parce que l'on avait le sentiment que c'était ce qui avait le mieux survécu de la France dans l'esprit des étrangers. Je défends depuis longtemps la thèse controversée selon laquelle lorsque l'on dépose le sultan Mohammed V en 1953, c'est en partie l'identité impériale de la nation que l'on a l'illusion de sauvegarder. C'est cette identité qui va être mortellement blessée à Diên Biên Phu, puis métamorphosée à Carthage. C'est en effet à Carthage qu'a eu lieu, grâce au volontarisme de Mendès France, le vrai commencement de la décolonisation française, et les colonisés ne s'y sont pas trompés.
A Genève, en 1954, grâce à la Chine et à la Russie, le partage du Vietnam avait paru un moment sauver la face. Mais à Carthage, on lâchait prise. On faisait en Tunisie ce que Lyautey avait recommandé que l'on fît au Maroc. On donnait au concept de protectorat sa signification littérale. Le même processus aurait peut-être pu se dérouler en Algérie si l'on avait installé, comme le désirait Napoléon III, un « royaume d'Alger ».
Les nationalistes maghrébins ont-ils tenu les promesses faites à leur peuple ? Ils n'ont pas su faire le Maghreb uni. Ils s'accommodent de conflits déshonorants comme celui du Sahara, qui a conduit à fermer les frontières entre l'Algérie et le Maroc, laissant à leurs historiens le soin de rappeler qu'il y avait eu jadis un « royaume de Tlemcen et de Fès ». Le despotisme de leurs dirigeants n'est pas toujours éclairé. Pour ne parler aujourd'hui que du Maroc, d'où une fois encore je reviens, les résultats de la lutte contre l'analphabétisme et la pauvreté ne sont pas encore visibles. Les ressources qui ont augmenté proviennent surtout du tourisme et des fonds envoyés par les immigrés à leur famille.
On sait que ce merveilleux pays ne ressemble pas aux autres. La même dynastie y règne depuis treize siècles. Il n'a jamais été conquis par les Ottomans et il a occupé une partie de l'Espagne pendant plusieurs siècles. Les Berbères, arabisés ou pas, y sont majoritaires. Enfin, ce pays dit méditerranéen est surtout bordé par l'Atlantique. Tout cela donne une configuration que ni l'arabité ni l'islam n'ont réussi à uniformiser. Un Marocain n'est ni un musulman ni un Arabe comme les autres. Reste que le pays n'a pas de pétrole comme l'Algérie, que sa position dans le détroit de Gibraltar a perdu son intérêt stratégique et qu'il est moins convoité par les Américains et les Chinois que le grand voisin algérien. Tout cela est vrai, et il faut y ajouter tout ce que notre dossier apporte comme informations sur le Maroc moderne.
En 2007 il y aura des élections, dont on dit déjà qu'une coalition plus ou moins islamiste les remportera. La lutte contre la corruption sera sans doute engagée par des hommes intègres et puritains. Alors je me contente d'espérer une seule chose, c'est que le Maroc reste aussi envoûtant et prometteur qu'il l'est aujourd'hui, en dépit de tous ses travers.
Jean Daniel
Le Nouvel Observateur