Auteur: Farhad KHOSROKHAVAR
La guerre avec l'Irak débute en septembre 1980, c'est-à-dire un peu plus d'un an et demi après le renversement du chah (10-11 février 1979). Pendant huit ans (la guerre se termine en 1988), les hostilités entraînent des dégâts matériels considérables et un demi-million de morts et de blessés du côté iranien. Tout au long des hostilités, pratiquement toutes les voies de réalisation de soi semblent bloquées à la jeunesse révolutionnaire: l'économie bat de l'aile, puis régresse, la pénurie et l'inflation galopante s'installent, l'Iran s'isole du monde extérieur et le processus d'appauvrissement progressif de la société s'enchaîne inexorablement. Deux voies radicalement différentes sont exploitées par les jeunes pour s'affirmer dans leur individualité: soit celle qui consiste à aller sur le front et à se réaliser dans le martyre au sein de Bassidje8 (la solution pour laquelle optent la fraction des jeunes révolutionnaires désespérés de la faillite de la révolution qu'ils attribuent à leur propre manquement aux idéaux islamiques), soit le marché noir9 où chacun se réalise sur le dos des autres, par la spéculation sur toutes les denrées (alimentaires, mais aussi les produits finis, semi-finis, l'or, les antiquités etc.), dans le mépris le plus total vis-à-vis des idéaux de la révolution marqués par l'abnégation, le don de soi et l'acceptation du sacrifice suprême pour l'islam10.
Il existe plusieurs façons d'accepter le risque du martyre. Toutes passent par Bassidje. Une fraction de jeunes révolutionnaires y adhèrent par désespoir de vivre dans une société où la vie quotidienne est le démenti le plus cinglant aux idéaux révolutionnaires pour lesquels ils s'étaient mobilisés et auxquels ils s'étaient voués corps et âme (ils constituent ce qu'on pourrait appeler les adeptes du chiisme mortifère). Plutôt que d'accepter la vie en renonçant à ces idéaux, ils préfèrent mourir à ce monde et ce, par une décision personnelle, voire individuelle, souvent à l'encontre de la famille, contre le gré des amis et des connaissances, en s'engageant dans Bassidje. Ils épousent ainsi une religiosité mortifère et s'affirment dans la mort, faute de pouvoir réaliser leurs idéaux dans la vie. On est face à "l'individu-dans-la-mort"11 qui est une conséquence de la désagrégation des communautés concrètes et de l'apparition de l'individu atomisé et en dérive dans une société révolutionnaire. Mais la grande majorité des adhérents de Bassidje le font selon un pari de nature différente: il n'existe de promotion sociale et économique que dans l'Etat. Pour y accéder, courir le risque du martyre est la voie la plus "économique", étant donné qu'après quelque temps passé sur le front, on peut être pris en charge par le régime islamiste et trouver en son sein un emploi et des possibilités d'ascension sociale, en étant affecté à des postes plus ou moins "sensibles" de supervision ou de répression, voire de direction. Il s'agit là d'une forme d'individuation qui "calcule" son progrès social à partir d'une situation de guerre et de pénurie au sein d'un Etat rentier de pétrole qui, seul, dispose des ressources nécessaires pour assurer la promotion sociale des nouveaux individus. Il se constitue ainsi, au sein des recrues des organismes révolutionnaires et, en particulier, de Bassidje, une configuration de l'individu qui entend monter dans la hiérarchie sociale en s'exposant à un danger plus ou moins calculé dans la guerre. Enfin, un dernier groupe, formé d'adolescents et de postadolescents, prend part à la guerre par désir ludique, pour transgresser l'autorité parentale, ou encore pour accéder plus rapidement à l'âge adulte en brûlant les étapes12. Ce dernier groupe n'agit manifestement pas pour accéder à l'individualité mais pour d'autres motifs13 où le désir de s'exiler de la vie quotidienne, au sein des couches inférieures, est le facteur déterminant dans l'adhésion à Bassidje.
http://cemoti.revues.org/document130.html#tocfrom4
La guerre avec l'Irak débute en septembre 1980, c'est-à-dire un peu plus d'un an et demi après le renversement du chah (10-11 février 1979). Pendant huit ans (la guerre se termine en 1988), les hostilités entraînent des dégâts matériels considérables et un demi-million de morts et de blessés du côté iranien. Tout au long des hostilités, pratiquement toutes les voies de réalisation de soi semblent bloquées à la jeunesse révolutionnaire: l'économie bat de l'aile, puis régresse, la pénurie et l'inflation galopante s'installent, l'Iran s'isole du monde extérieur et le processus d'appauvrissement progressif de la société s'enchaîne inexorablement. Deux voies radicalement différentes sont exploitées par les jeunes pour s'affirmer dans leur individualité: soit celle qui consiste à aller sur le front et à se réaliser dans le martyre au sein de Bassidje8 (la solution pour laquelle optent la fraction des jeunes révolutionnaires désespérés de la faillite de la révolution qu'ils attribuent à leur propre manquement aux idéaux islamiques), soit le marché noir9 où chacun se réalise sur le dos des autres, par la spéculation sur toutes les denrées (alimentaires, mais aussi les produits finis, semi-finis, l'or, les antiquités etc.), dans le mépris le plus total vis-à-vis des idéaux de la révolution marqués par l'abnégation, le don de soi et l'acceptation du sacrifice suprême pour l'islam10.
Il existe plusieurs façons d'accepter le risque du martyre. Toutes passent par Bassidje. Une fraction de jeunes révolutionnaires y adhèrent par désespoir de vivre dans une société où la vie quotidienne est le démenti le plus cinglant aux idéaux révolutionnaires pour lesquels ils s'étaient mobilisés et auxquels ils s'étaient voués corps et âme (ils constituent ce qu'on pourrait appeler les adeptes du chiisme mortifère). Plutôt que d'accepter la vie en renonçant à ces idéaux, ils préfèrent mourir à ce monde et ce, par une décision personnelle, voire individuelle, souvent à l'encontre de la famille, contre le gré des amis et des connaissances, en s'engageant dans Bassidje. Ils épousent ainsi une religiosité mortifère et s'affirment dans la mort, faute de pouvoir réaliser leurs idéaux dans la vie. On est face à "l'individu-dans-la-mort"11 qui est une conséquence de la désagrégation des communautés concrètes et de l'apparition de l'individu atomisé et en dérive dans une société révolutionnaire. Mais la grande majorité des adhérents de Bassidje le font selon un pari de nature différente: il n'existe de promotion sociale et économique que dans l'Etat. Pour y accéder, courir le risque du martyre est la voie la plus "économique", étant donné qu'après quelque temps passé sur le front, on peut être pris en charge par le régime islamiste et trouver en son sein un emploi et des possibilités d'ascension sociale, en étant affecté à des postes plus ou moins "sensibles" de supervision ou de répression, voire de direction. Il s'agit là d'une forme d'individuation qui "calcule" son progrès social à partir d'une situation de guerre et de pénurie au sein d'un Etat rentier de pétrole qui, seul, dispose des ressources nécessaires pour assurer la promotion sociale des nouveaux individus. Il se constitue ainsi, au sein des recrues des organismes révolutionnaires et, en particulier, de Bassidje, une configuration de l'individu qui entend monter dans la hiérarchie sociale en s'exposant à un danger plus ou moins calculé dans la guerre. Enfin, un dernier groupe, formé d'adolescents et de postadolescents, prend part à la guerre par désir ludique, pour transgresser l'autorité parentale, ou encore pour accéder plus rapidement à l'âge adulte en brûlant les étapes12. Ce dernier groupe n'agit manifestement pas pour accéder à l'individualité mais pour d'autres motifs13 où le désir de s'exiler de la vie quotidienne, au sein des couches inférieures, est le facteur déterminant dans l'adhésion à Bassidje.
http://cemoti.revues.org/document130.html#tocfrom4