Les harkis dans "Histoire, mémoire et mondialisation"
jeudi 27 décembre 2007
Le texte complet :
Histoire, mémoire et mondialisation, par Bertrand Le Gendre et Gaïdz Minassian
Plus le monde rétrécit, plus il devient anxiogène, plus les peuples cherchent à se rassurer en revisitant leur passé. Génocide arménien, colonisation, esclavage... Des drames vieux de plusieurs siècles remontent à la surface, à la faveur de cette involution qui prend, pour mieux se faire entendre, la planète à témoin.
Sans passé partagé, pas de présent commun. Tel est l’axiome de ce retour aux sources, qui globalise l’histoire et la mémoire de chacun. C’est ainsi que, début octobre, la commission des affaires étrangères de la Chambre des représentants des Etats-Unis a adopté une résolution reconnaissant le génocide des Arméniens de 1915. La Turquie a fait pression sur Washington pour que le texte ne soit pas débattu en séance plénière et elle a obtenu gain de cause. Mais cette dispute confirme que chacun, aujourd’hui, se sent fondé à s’approprier le passé de chacun.
Au nom de cette conscience universelle, qui ne connaît plus de frontières, le Vatican a béatifié le 28 octobre sur la place Saint-Pierre à Rome 498 religieux, "martyrs", de la guerre civile espagnole (1936-1939).
Début décembre, au sommet Union européenne-Afrique de Lisbonne, c’était au tour du colonel Kadhafi d’en appeler à l’histoire, en demandant aux pays riches de rembourser aux pays pauvres les ressources "volées" par les colonisateurs. Depuis quelque temps déjà - les propos du dirigeant libyen en témoignent -, le Sud ne quémande plus l’aide du Nord. Il exige des réparations sinon un acte de contrition, comme l’a constaté Nicolas Sarkozy en visite officielle en Algérie.
Les pays qui regorgent de pétrole et de gaz sont davantage écoutés, mais c’est le continent tout entier qui crie justice, à l’heure où la libération des échanges l’entraîne dans le tourbillon de la globalisation.
Il ne se passe guère de semaine sans que l’histoire apostrophe, avec la même insistance, l’opinion mondiale. La Shoah justifiait-elle la création d’Israël ? Pourquoi les Japonais honorent-ils aujourd’hui encore la mémoire de leurs criminels de guerre ? Qui porte la responsabilité de la mort de Che Guevara il y a quarante ans dans un hameau de Bolivie ? Fidel Castro l’aurait-il abandonné à son sort ? Que révèlent les archives du glacis soviétique ?
Internet, chambre d’écho planétaire, propage ces débats à l’infini. Une nouvelle exigence se fait jour, qui prône un réexamen sans concession du passé. Le philosophe allemand Walter Benjamin (1892-1940) préconisait déjà un tel état des lieux. Au rebours d’une lecture linéaire, hégélienne, de l’Histoire, il plaidait pour la complexité. L’Histoire, faisait-il valoir, ne doit pas être écrite par les vainqueurs. Les vaincus eux aussi ont droit au chapitre.
Cette réécriture est en cours sous nos yeux. Le XXe siècle était celui des vérités toutes faites. Le XXIe est celui des révisions dérangeantes.
La Turquie refusait d’admettre la réalité du génocide arménien. Ses alliés se taisaient. Aujourd’hui ils lui demandent des comptes.
La France s’obstinait à parler de "conflit" et non de "guerre" en Algérie (1954-1962). Elle a fini par faire sien le terme adéquat, qui a désormais force de loi.
L’Espagne évitait de regarder en face son passé franquiste. Les Cortes viennent de voter une "loi sur la mémoire historique" qui réhabilite les victimes de la guerre civile et de la dictature (1939-1975).
Les Européens minimisaient les ravages de l’esclavage. Ils préféraient exalter son abolition, tel François Mitterrand fleurissant la tombe de Victor Schoelcher au Panthéon, le jour de son investiture (1981). Les descendants d’esclaves leur demandent désormais réparation, en prétendant subir, aujourd’hui encore, les conséquences de ces déportations.
Israël tirait sa légitimité de quelques mythes fondateurs : la Terre promise, l’abnégation des pionniers, David contre Goliath. Sous l’influence des "nouveaux historiens" israéliens, certains antisionistes, d’autres "postsionistes", cette histoire idéalisée a perdu son pouvoir de séduction. Le sort que le "peuple juif" réserve au "peuple palestinien" renforce chaque jour qui passe la légitimité du second.
UN DROIT D’INGÉRENCE HISTORIQUE
Ces contestations mémorielles, par leur diversité et leur ampleur, coïncident trop dans le temps pour être le fruit du hasard. Leur simultanéité étaye au contraire le constat que dans le village global il n’y a plus de place pour une histoire purement nationale.
Cette relecture collective libère les consciences mais elle est douloureuse. A tant remuer leurs souvenirs, les exclus de l’Histoire font oeuvre salutaire bien sûr. En même temps ils éclairent des pans du passé qu’ils préféraient jusque-là occulter.
Les Algériens le constatent à leurs dépens : chaque fois qu’ils réclament à la France des excuses pour la colonisation et la guerre, ils braquent les projecteurs sur les harkis, ces supplétifs de l’armée française exécutés par milliers au lendemain de l’indépendance. L’histoire officielle, qui a cours au pays d’Abdelaziz Bouteflika, ne le dit pas non plus, mais la guerre d’Algérie fut aussi une guerre civile sanglante entre Algériens.
Les Arméniens à leur tour subissent ce choc en retour. Tout comme le Parlement français en 2001, plusieurs pays - la Russie, le Canada, l’Argentine... - ont reconnu la réalité du génocide de 1915. Mais, comme pour l’Algérie, la mémoire de cette catastrophe n’est pas univoque. Elle révèle que les Arméniens eux aussi se sont livrés à des tueries, en 1920. Une implacable purification ethnique qui a provoqué la mort de dizaine de milliers de musulmans en Arménie indépendante.
Tout à condamner le franquisme, la gauche espagnole n’aime pas non plus qu’on lui rappelle que les républicains se sont rendus coupables de massacres de religieux et de 85 000 exécutions contre 40 000 pour le camp d’en face.
A force de dénoncer l’esclavage colonial européen, les exclus de l’Histoire - à leur corps défendant là encore - ont attiré l’attention sur ses précédents : l’esclavage des Africains par les Arabes. Et des Africains par des Africains. L’un et l’autre pendant des siècles.
Les placards de l’Histoire laissent ainsi échapper leurs secrets, à la confusion de ceux qui les ont ouverts. Le droit d’ingérence historique, que chacun s’octroie désormais, ressemble, après inventaire, à une boîte à chagrin.
Bertrand Le Gendre et Gaïdz Minassian
jeudi 27 décembre 2007
Le texte complet :
Histoire, mémoire et mondialisation, par Bertrand Le Gendre et Gaïdz Minassian
Plus le monde rétrécit, plus il devient anxiogène, plus les peuples cherchent à se rassurer en revisitant leur passé. Génocide arménien, colonisation, esclavage... Des drames vieux de plusieurs siècles remontent à la surface, à la faveur de cette involution qui prend, pour mieux se faire entendre, la planète à témoin.
Sans passé partagé, pas de présent commun. Tel est l’axiome de ce retour aux sources, qui globalise l’histoire et la mémoire de chacun. C’est ainsi que, début octobre, la commission des affaires étrangères de la Chambre des représentants des Etats-Unis a adopté une résolution reconnaissant le génocide des Arméniens de 1915. La Turquie a fait pression sur Washington pour que le texte ne soit pas débattu en séance plénière et elle a obtenu gain de cause. Mais cette dispute confirme que chacun, aujourd’hui, se sent fondé à s’approprier le passé de chacun.
Au nom de cette conscience universelle, qui ne connaît plus de frontières, le Vatican a béatifié le 28 octobre sur la place Saint-Pierre à Rome 498 religieux, "martyrs", de la guerre civile espagnole (1936-1939).
Début décembre, au sommet Union européenne-Afrique de Lisbonne, c’était au tour du colonel Kadhafi d’en appeler à l’histoire, en demandant aux pays riches de rembourser aux pays pauvres les ressources "volées" par les colonisateurs. Depuis quelque temps déjà - les propos du dirigeant libyen en témoignent -, le Sud ne quémande plus l’aide du Nord. Il exige des réparations sinon un acte de contrition, comme l’a constaté Nicolas Sarkozy en visite officielle en Algérie.
Les pays qui regorgent de pétrole et de gaz sont davantage écoutés, mais c’est le continent tout entier qui crie justice, à l’heure où la libération des échanges l’entraîne dans le tourbillon de la globalisation.
Il ne se passe guère de semaine sans que l’histoire apostrophe, avec la même insistance, l’opinion mondiale. La Shoah justifiait-elle la création d’Israël ? Pourquoi les Japonais honorent-ils aujourd’hui encore la mémoire de leurs criminels de guerre ? Qui porte la responsabilité de la mort de Che Guevara il y a quarante ans dans un hameau de Bolivie ? Fidel Castro l’aurait-il abandonné à son sort ? Que révèlent les archives du glacis soviétique ?
Internet, chambre d’écho planétaire, propage ces débats à l’infini. Une nouvelle exigence se fait jour, qui prône un réexamen sans concession du passé. Le philosophe allemand Walter Benjamin (1892-1940) préconisait déjà un tel état des lieux. Au rebours d’une lecture linéaire, hégélienne, de l’Histoire, il plaidait pour la complexité. L’Histoire, faisait-il valoir, ne doit pas être écrite par les vainqueurs. Les vaincus eux aussi ont droit au chapitre.
Cette réécriture est en cours sous nos yeux. Le XXe siècle était celui des vérités toutes faites. Le XXIe est celui des révisions dérangeantes.
La Turquie refusait d’admettre la réalité du génocide arménien. Ses alliés se taisaient. Aujourd’hui ils lui demandent des comptes.
La France s’obstinait à parler de "conflit" et non de "guerre" en Algérie (1954-1962). Elle a fini par faire sien le terme adéquat, qui a désormais force de loi.
L’Espagne évitait de regarder en face son passé franquiste. Les Cortes viennent de voter une "loi sur la mémoire historique" qui réhabilite les victimes de la guerre civile et de la dictature (1939-1975).
Les Européens minimisaient les ravages de l’esclavage. Ils préféraient exalter son abolition, tel François Mitterrand fleurissant la tombe de Victor Schoelcher au Panthéon, le jour de son investiture (1981). Les descendants d’esclaves leur demandent désormais réparation, en prétendant subir, aujourd’hui encore, les conséquences de ces déportations.
Israël tirait sa légitimité de quelques mythes fondateurs : la Terre promise, l’abnégation des pionniers, David contre Goliath. Sous l’influence des "nouveaux historiens" israéliens, certains antisionistes, d’autres "postsionistes", cette histoire idéalisée a perdu son pouvoir de séduction. Le sort que le "peuple juif" réserve au "peuple palestinien" renforce chaque jour qui passe la légitimité du second.
UN DROIT D’INGÉRENCE HISTORIQUE
Ces contestations mémorielles, par leur diversité et leur ampleur, coïncident trop dans le temps pour être le fruit du hasard. Leur simultanéité étaye au contraire le constat que dans le village global il n’y a plus de place pour une histoire purement nationale.
Cette relecture collective libère les consciences mais elle est douloureuse. A tant remuer leurs souvenirs, les exclus de l’Histoire font oeuvre salutaire bien sûr. En même temps ils éclairent des pans du passé qu’ils préféraient jusque-là occulter.
Les Algériens le constatent à leurs dépens : chaque fois qu’ils réclament à la France des excuses pour la colonisation et la guerre, ils braquent les projecteurs sur les harkis, ces supplétifs de l’armée française exécutés par milliers au lendemain de l’indépendance. L’histoire officielle, qui a cours au pays d’Abdelaziz Bouteflika, ne le dit pas non plus, mais la guerre d’Algérie fut aussi une guerre civile sanglante entre Algériens.
Les Arméniens à leur tour subissent ce choc en retour. Tout comme le Parlement français en 2001, plusieurs pays - la Russie, le Canada, l’Argentine... - ont reconnu la réalité du génocide de 1915. Mais, comme pour l’Algérie, la mémoire de cette catastrophe n’est pas univoque. Elle révèle que les Arméniens eux aussi se sont livrés à des tueries, en 1920. Une implacable purification ethnique qui a provoqué la mort de dizaine de milliers de musulmans en Arménie indépendante.
Tout à condamner le franquisme, la gauche espagnole n’aime pas non plus qu’on lui rappelle que les républicains se sont rendus coupables de massacres de religieux et de 85 000 exécutions contre 40 000 pour le camp d’en face.
A force de dénoncer l’esclavage colonial européen, les exclus de l’Histoire - à leur corps défendant là encore - ont attiré l’attention sur ses précédents : l’esclavage des Africains par les Arabes. Et des Africains par des Africains. L’un et l’autre pendant des siècles.
Les placards de l’Histoire laissent ainsi échapper leurs secrets, à la confusion de ceux qui les ont ouverts. Le droit d’ingérence historique, que chacun s’octroie désormais, ressemble, après inventaire, à une boîte à chagrin.
Bertrand Le Gendre et Gaïdz Minassian