Sociologie et anthropologie chez Pierre Bourdieu.
Le paradigme anthropologique kabyle et ses conséquences théoriques.[/size]Lahouari ADDI
chapitre 3 pages 60-76
Les limites idéologiques du nationalisme algérien
Le paradigme anthropologique kabyle et ses conséquences théoriques.[/size]Lahouari ADDI
chapitre 3 pages 60-76
Les limites idéologiques du nationalisme algérien
Prenant contact avec l'Algérie en pleine guerre, Bourdieu a été favorable à l'Indépendance de ce pays, éprouvant de la sympathie, pour les gens rencontrés lors de ses enquêtes de chez qui il recueille des interviews où il découvre la profondeur des ruptures causées par la colonisation. Mais bien que favorable à la cause nationale des Algériens, il n'a jamais considéré que leur quête pour l'Indépendance était une révolution, dans la mesure où l'état économique et culturel de la société dominée ne permettait pas, selon lui, la prise de conscience révolutionnaire qui suppose que les agents aient une vision claire de l'avenir. Cette idée, Bourdieu l'exprimera durant toute sa carrière, prenant ainsi ses distances vis-à-vis des analyses marxistes ou néo-marxistes qui prêtent aux peuples du tiers monde des capacités révolutionnaires qu'ils n'ont pas. Pour lui, une révolution est un projet politique conscient qui ne peut être formulé par que par des groupes conscients de leurs forces . Or, pense-t-il, les Algériens vivent dans une précarité qui favorise l'esprit de révolte mais qui empêche la prise de conscience révolutionnaire en raison d'une propension au millénarisme que nourrissent les espérances magiques. La révolution se situe entre l'espérance et le possible ; au-delà de celui-ci, l'espérance est prise en charge par le millénarisme, l'utopie, l'imaginaire, le fantastique, etc. La domination subie par les Algériens n'a jamais été saisie dans sa réalité objective mais plutôt interprétée comme l'expression d'une volonté maléfique, ce qui donne au politique des formes psychologiques qui n'ouvrent aucune perspective de dépassement de la domination. La situation post-coloniale n'a du reste pas résolu les contradictions qui minaient l'ordre colonial, reproduit après l'Indépendance malgré un discours populiste verbalement généreux. La révolution, dira implicitement Bourdieu, ne dépend pas de la générosité de l'élite dirigeante tentée de reproduire la domination.
1. Révolte et révolution
Pour critiques que soient les travaux de Bourdieu à l'endroit de l'ordre colonial, montrant que celui-ci ne permet pas aux colonisés de sortir du dénuement, ils ne versent ni dans le misérabilisme ni dans une sociologie complaisante de la " culture de la pauvreté ". Il ne croit d'ailleurs pas aux vertus révolutionnaires de la pauvreté qui mutile l'homme en le livrant à l'imaginaire. Sa sociologie n'exalte pas la pauvreté, elle dénonce ses cause sans pour autant tomber dans le populisme. Refusant la théorie volontariste de la prise de conscience révolutionnaire découlant de la philosophie du sujet de Jean-Paul Sartre, Bourdieu s'est gardé de prêter à l'Algérien des qualités révolutionnaires parce que, explique-t-il, les " espérances subjectives ont partie liée avec les conditions objectives ". Concevant la révolution comme une rupture avec un présent à substituer à un futur probable par une construction politique qui suppose la capacité de se projeter dans un avenir maîtrisable, il rappelle que la prise de conscience révolutionnaire ne peut être le résultat d'une ferveur collective, à moins de la confondre avec toutes les utopies des mouvements de foules que les siècles précédents ont aussi connus. Le projet révolutionnaire est lié aux conditions sociologiques contenant en elles-mêmes des " éventualités probables ", c'est-à-dire que pour que l'oppression débouche sur la prise de conscience révolutionnaire, il faut que l'ordre social contienne en lui-même son dépassement. Il n'est pas une " confrontation sans antécédent du sujet avec le monde " comme semble l'affirmer J-P. Sartre qui " s'insurge non sans raison, contre la sociologie objective (je dirais objectiviste) qui ne peut saisir qu'une socialité d'inertie ". Mais si l'objectivisme qui sous-estime la capacité des individus à faire la révolution est à écarter, le subjectivisme qui la surestime est aussi à rejeter parce que celle-ci ne relève pas de la pure intention du sujet. Ce dernier est porteur d'un habitus qui réconcilie " la chose et le sens " dans un équilibre entre la fidélité à soi-même et le désir de changer. Mais ce qui est important pour Bourdieu, ce n'est ni l'un ni, l'autre, mais la capacité de changer et de créer un monde réel différent abolissant la contradiction devenue insupportable pour les individus. Plus cette capacité est faible, plus grande est la tentation de confier le changement à l'imaginaire qui enchante la réalité au lieu de la transformer.
Si Bourdieu n'a pas versé dans le tiers-mondisme ambiant des années 1960, c'est parce que sa sociologie met l'accent sur les capacités, et surtout l'incapacité concernant des sociétés du tiers monde, à concevoir le changement avec une perception du futur en relation avec la maîtrise du présent dans la reproduction de la vie quotidienne. Rejoignant une thèse marxiste pré-léniniste, il argumente que ce ne sont pas les plus pauvres qui feront la révolution même si leurs conditions de vie les amènent à se révolter. Il appuie cette position par une citation de Durkheim, extraite de Les règles de la méthode sociologique : " C'est parce que le milieu imaginaire n'offre à l'esprit aucune résistance que celui-ci, ne se sentant contenu par rien, s'abandonne à des ambitions sans bornes et croit possible de construire ou, plutôt, de reconstruire le monde par ses seules forces et au gré de ses désirs ". Cette citation donne tout son sens aux utopies révolutionnaires et aux millénarismes apparus à la faveur de la libération des peuples du tiers monde, annonçant leur échec du fait même qu'ils sont l'expression politique de conditions sociologiques si précaires qu'elles ne permettent pas d'envisager de les dépasser. Les révolutions qui ont éclaté dans des conditions sociale de misère économique et de pauvreté culturelle - et la Russie en est un exemple - ont développé une dichotomie schizophrénique entre le discours clamant la générosité du but final et les moyens et méthodes souvent inhumains utilisés qui ont substitué une inégalité à une autre parfois plus profonde. Les exemples historiques ne manquent pas, de l'Union soviétique à l'Algérie, ou pire encore, au Cambodge de Pol Pot, qui ont malheureusement donné raison à Bourdieu.
Pour être révolutionnaire, un mouvement doit être l'expression d'un refus d'une réalité oppressive à changer non pas par la générosité du discours, mais par la volonté de transformer les rapports sociaux, à commencer par abolir les rapports d'autorité arbitraires que l'enthousiasme de la mobilisation populaire a fait accepter dans une organisation comme celle du FLN, dont des responsables n'ont pas hésité à tuer des militants usant de la liberté de critique et d'expression. Le discours apologétique de l'utopie révolutionnaire de Frantz Fanon a caché les rapports réels dans l'organisation du FLN, dont les responsables ont reproduit les mécanismes traditionnels d'allégeance, cherchant prestige et pouvoir en se posant comme les plus nationalistes et en soupçonnant de trahison à la cause nationale leurs concurrents potentiels. Cette mécanique d'anarchie au sommet et de terreur à la base par lesquelles le FLN s'est rendu célèbre (le mot Eljabha était autant source de fierté que de peur), au-delà de sa victoire sur la France coloniale est le reflet d'une indigence idéologique et d'une pauvreté culturelle qui renforcent l'aliénation poussant des hommes à égorger d'autres hommes au nom d'un Dieu nouveau, la Révolution, d'autant plus implacable et sans miséricorde qu'il devait s'imposer au début par la terreur et la brutalité. Il faut avoir en tête la hantise de ces nombreux militants sincères qui apprennent un jour que la Direction (elqayada), la Révolution (etawra), l'Armée (eljeich)... leur retirent la confiance pour avoir fait preuve de scepticisme à l'égard de telle ou telle décision ou à l'égard de tel ou tel dirigeant, pour prendre la mesure de l'aliénation de ceux qui prétendent se réclamer d'un mouvement de libération supposé libérer de la domination coloniale et des aliénations qui lui sont constitutives. Il faut convenir avec Bourdieu que " l'aliénation absolue anéantit la conscience de l'aliénation ". En étant autoritaire, en ayant si peu de respect pour la vie humaine et pour la dignité des ses subordonnés, le dirigeant du FLN s'est inscrit dans le prolongement des rapports de la société traditionnelle, avec ses habitus : recherche des honneurs et du prestige pour se distinguer des autres. La société traditionnelle forme l'homme dans la culture patriarcale marquée par l'ethnocentrisme généalogique qui oppose tous les segments tribaux et familiaux les uns aux autres dans une situation de rareté de biens. Le pouvoir, dans ces conditions, est recherché pour le prestige, dans la logique de l 'ethnocentrisme généalogique et pour ses capacités prédatrices des biens matériels. L'autoritarisme, qui a besoin de capitaux symboliques pour se légitimer, a pour finalité le prestige et la prédation qui, à leur tour, le renforcent. Le FLN est porteur de cette culture apparue au grand jour dans l'exercice du pouvoir entre les mains d'une élite dont les convictions profondes sont en rupture avec les valeurs de la modernité, la première d'entre elles, l'égalité des individus que l'État est censé considérer comme des sujets de droit. C'est ici que prend son origine la crise politique qui a éclaté dans les années 1990.
Ce regard réaliste de Bourdieu sur la guerre de libération algérienne découle de l'analyse sociologique de l'Algérie qu'il entreprend à travers des enquêtes et des entretiens qui révèlent une idéologie politique spontanée, le plus souvent implicite, constituant le nationalisme algérien qui se nourrit plus du sentiment d'injustice face à l'ordre colonial que de la volonté de construire un État de droit. Les enquêtés expriment leurs positions politiques en termes de bien et de mal, parfois font référence à la justice qu'ils souhaitent et à l'injustice qu'ils dénoncent, se remettent souvent à Dieu qu'ils invoquent pour rétablir l'ordre juste. Dans tous les cas, ils font preuve d'un attachement fort à leur communauté dont ils pensent qu'elle sera la meilleure de toutes une fois l'Indépendance acquise. Si le FLN a été si populaire dans les années 1950, c'est qu'il a été le véhicule de cette culture présentant entre autres une vision enchantée du futur.
Pour se poursuivre avec l'intensité qui a été la sienne, la guerre de libération a besoin de s'enraciner dans le peuple qui la couve, la soutient, la finance… en raison de sa perception comme rupture d'un ordre oppresseur. Elle n'est pas le résultat d'une machination projetée par une minorité soutenue par des forces étrangères mais issue des conditions sociologiques, historiques et culturelles qui alimentent l'insurrection en hommes, en moyens et en énergie suffisamment importants pour créer l'insécurité dans le camp adverse qui plus est, dispose d'une puissance de feu que seul un pays développé possède. " Prétendre que la guerre est imposée au peuple algérien, écrit Bourdieu, par une poignée de meneurs utilisant la contrainte et la ruse, c'est nier que la lutte puisse trouver ses forces vives et ses intentions dans un sentiment populaire profond, sentiment inspiré par une situation objective ". Le combat nationaliste, pour se poursuivre sur le terrain militaire, a besoin d'une utopie au nom de laquelle le sacrifice est accepté. L'élite politique se formera en relation avec l'expression de cette utopie, c'est-à-dire que ce sont les individus qui traduiront cette utopie en revendications politiques qui auront la confiance des masses.
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