«L’Algérie du pardon et non de la haine»
Au point où en étaient arrivées les choses, la vie était devenue une sorte de labyrinthe où il y avait des passages secrets pour éviter les barrages et les problèmes de toutes sortes que créent les forces d’occupation coloniale.
Par Chabane Nordine*
La résistance par le louvoiement était devenue une seconde nature, un état d’âme qui vous imprégnait dès que l’on était en dehors de son territoire. Et ce n’est qu’en entrant dans son secteur, son quartier, et en ces lieux communs où l’on retrouvait les personnes de confiance avec lesquelles on pouvait se lâcher, le naturel revenait, pour dire franc et fort, le fond de sa pensée, et ainsi donner libre cours à ses sentiments réels. Alors c’est comme si la peur n’existait plus, qu’elle avait été vaincue et qu’apprivoisée, elle n’avait plus d’effets, on vivait avec, elle ne faisait plus peur. Et ainsi dans chaque coin de ce vaste Clos Salembier, où j’habitais, des petits groupes de personnes, les vieux à l’écart, les jeunes plus en vue, tenaient leurs conciliabules et leurs débats en plain air ; l’ordre du jour étant partout et toujours le même : Les «événements d’Algérie». Là s’échangeaient les informations que chacun avait, à sa façon, collecté ou déduit à travers la rumeur ou su lire entre les lignes des journaux, et surtout entendu la veille, à l’heure du couvre-feu qui oblige à s’enfermer chez soi. L’heure où le «roumi» dort et que les «indigènes» veillent, tendant l’oreille à l’écoute de «Radio Algérie libre – Soute El Arabe» et à l’écoute du passage des patrouilles militaires qui pouvaient vous tomber dessus en entrant par les terrasses, et/ou en défonçant les portes, qu’il ne servait à rien de renforcer et de barricader, car cela pourrait signifier avoir quelque chose à cacher. A l’intérieur des maisons indigènes, tels des chats qui vivaient dans le noir, les habitants hommes, femmes et enfants étaient tous branchés, n’ayant d’oreille que pour l’émission radio (chaîne brouillée) de l’Algérie libre et indépendante qui émettait tard dans la nuit, pour rapporter les faits d’armes des moudjahidine. Et dans le lourd silence de la nuit, seuls ceux qui savaient écouter, avaient raison de croire en la liberté. Et pour l’instant, de l’époque, la liberté traversait les ondes et pénétrait dans les foyers, pour y apporter les directives du FLN/ALN. Armant ainsi les patriotes de mots d’ordres qui allaient se transmettre dès le matin par l’autre chaîne de transmission «radio trottoir», qui allait quant à elle, prendre la relève, alimentant les relais d’opinion éparpillés à travers la ville. Et ces relais groupés au coin des rues transmettaient à leur tour les échos de la guerre comme eux seuls savaient le faire. Moteurs de sensibilisation en puissance, ils faisaient de nouvelles recrues pour l’action directe, et chacun aiguisait encore mieux son coutelas, fignolait un peu plus son programme d’action, projetant de rejoindre le maquis, après un coup d’éclat, après une action terroriste, liquider un ennemi dont il avait évalué la nuisance. On en était là. A ce niveau d’engagement. Après le congrès de la Soummam la situation dans les villes a évolué si vite que les autorités françaises elles-mêmes avaient perdu le contrôle de la société indigène. La situation était arrivée à ce niveau de maturité révolutionnaire, prédit par les précurseurs du 1er Novembre, que l’on pouvait constater dans les faits leurs prédictions, ils avaient dit : «Mettez la révolution entre les mains du peuple il s’en saisira». En effet, de plus en plus de jeunes patriotes la prenait à bras le corps et ne pouvait que la mener à la victoire.
En effet, la Révolution algérienne avait fait mûrir la société algérienne qui avait dépassé les maîtres à penser français. Cette révolution en était arrivée à engendrer sa propre dynamique, dont l’énergique rotation était à son rythme de croisière. La révolution était parvenue à procréer ses propres militants en cours de marche. Elle avait donc atteint son point culminant de non-retour. Elle était donc devenue invulnérable et plus rien ne pouvait ni l’arrêter ni empêcher la victoire du peuple algérien, même si la guerre devait durer encore vingt ans. La victoire est inéluctable.
C’est ainsi que dans et sur le tas, des jeunes hors du commun sortaient du lot. Des érudits toutes les sociétés en possèdent, mais en temps de guerre les érudits, les géniaux, ce sont ceux qui savent reconnaître la mort, et allaient jouer avec elle, sans la craindre, au point que dans leur hardiesse croire qu’elle les aime, au point de ne pas les tuer. C’est ainsi que de très jeunes garçons et filles, adultes avant l’âge, prirent les armes pour aller à leur tour combattre pour la libération de leur pays. Et comme les papillons qui étaient seuls à croire qu’ils étaient aimés des fleurs, beaucoup de ces jeunes ne s’étaient pas trompés en croyant que la mort les aimait ! Oui elle les aimait tellement qu’ils ont pris beaucoup plus qu’il ne fallait pour une cause aussi juste. L’Algérie étant devenue un vaste champ de bataille et puisque les morts, les blessés et les disparus ne pouvaient plus s’y compter, du fait que presque toutes les familles indigènes, comme elles étaient surnommées, avaient quelqu’un, si ce n’est quelques-uns de leurs membres touchés et broyés par cette machine de guerre ; il n’en fallait pas plus aux jeunes de ces nombreuses familles pour pencher vers la cause nationale et désirer venger les leurs en intégrant les rangs des combattants de la libération.
D’autant plus que le djihad est un rite religieux auquel étaient soumis les musulmans. En plus, le désir de vengeance aidant, ces jeunes ne rêvaient que d’en découdre avec ces soldats français qui les prenaient pour des moins que rien. Même les gamins étaient dans la désobéissance civile et avaient leur code de conduite face aux soldats de l’armée française :
A) Si les soldats demandent où il y a des Fatma, leur cracher au visage, et dire: «Il n’y a pas de Fatma ici».
b) Si les soldats envoient acheter quelque chose : «Fuir avec l’argent».
C) Si l’on peut crever les pneus des voitures militaires : «Le faire».
E) Ecrire sur les murs des slogans favorables à l’indépendance.
Cet A.B.C.D. du petit combattant était connu de la plupart des gamins, et il n’en fallait pas plus, là aussi, pour que les plus courageux parmi eux osent chaparder des chargeurs et des grenades et parfois même des armes laissées par inadvertance sur le fauteuil d’une jeep, à portée de main de ces gamins combattants.
Le plus étonnant est que l’on n’a jamais su qui avait donné à ces gamins pareilles instructions, ni comment ils ont fait pour savoir à qui ils devaient remet-tre les munitions et parfois les armes qu’ils avaient prises aux soldats négligents. Et encore ce qu’ils devaient écrire sur les murs. Il va de soi que parmi les adultes qui observent les jeunes de leurs quartiers, il se trouve toujours un homme du FLN chargé du recrutement et qui, remarquant parmi les gamins le plus dynamique et le plus dégourdi, l’approchait et petit à petit gagnait sa confiance jusqu’à l’intégrer dans l’organisation pour en faire un guetteur, un messager, un agent du renseignement. Et après plusieurs mises à l’épreuve, il pouvait devenir un transporteur d’armes et un guetteur durant les actions armées. Il devenait alors un militant à part entière, prêt aux tâches plus importantes.
C’est là un véritable parcours du combattant qui faisait de ces gamins de futurs «fidaïs». Les fidayîn sont les membres des groupes de choc chargés des missions dangereuses et principalement les exécutions physiques. Une fois identifiés par l’ennemi ces «fidayîn» rejoignaient les combattants de l’ALN dans les maquis.
Les jeunes étaient politisés très tôt. Ayant autour d’eux et dans leurs propres familles la vision des méfaits de l’armée coloniale, il ne leur en fallait pas beaucoup pour vouloir monter aux charbons. Pour eux, seul le temps était plus fort qu’eux, car il leur imposait d’attendre, qu’il daigne les grandir, pour avoir droit à l’action armée et avec un petit peu de «malchance, qui devenait (pour eux), la chance à l’état pur» pour aboutir au maquis et avoir le suprême honneur d’intégrer l’armée de Libération nationale. Etre un combattant du peuple un «moudjahed». C’était le rêve, le souhait et l’espoir de tout un chacun. Telle était la forme mentale et physique des gamins de cette époque de lutte de Libération algérienne contre la guerre d’occupation française, où seuls les plus intelligents devaient être plus malins que les autres, pour savoir grandir et s’élever au niveau des événements, pour y accéder. Et ainsi sortir du lot de l’ordinaire, pour se situer dans le quota des hommes extraordinaires, les seuls sélectionnés pour servir le peuple et son pays comme s’ils en étaient «les authentiques propriétaires privilégiés». C’est ainsi qu’il en fut en ce glorieux Clos Salembier, qui comme partout ailleurs dans la capitale, le peuple dans son ensemble, nageant dans une forêt de drapeaux vert et blanc, pris le grand tournant de l’indépendance, et ce, durant les manifestations des 10-11 et 12 décembre 1960, qui finirent par lever le voile de l’action à force ouverte. C’est durant ces manifestations en effet que le peuple verra au grand jour les fidaïs du FLN/ALN pour la première fois, en armes circulant dans les rues, encadrant cette historique manifestation populaire qui donnera un second souffle à la Révolution algérienne. Et même les femmes qui, traditionnellement se voilaient pour se cacher à la vue des hommes, sortirent manifester ouvertement leurs exigences de liberté, de souveraineté et d’indépendance pour leur pays l’Algérie. Elles sortirent à découvert, le visage nu, sans haïk, pour crier au monde entier: «Non à la colonisation, non à l’Algérie française, vive l’Algérie libre et indépendante». Ces hommes, femmes et enfants sortirent dans les rues se confronter aux forces étrangères de l’Algérie française, dans une manifestation grandiose, digne de celle du 8 mai 1945. Et puis ce fut la rencontre historique du peuple algérien authentique avec lui-même. Ce sera alors le bras de fer entre le juste et l’injuste, c’est dans un élan d’ensemble que ce peuple, étouffé, décida de la confrontation «du 11 décembre 1960, pour une Algérie, une et indivisible», dont les échos se répercutèrent jusqu’aux ghettos et gratte-ciel de Manhattan, aux Etats-Unis.
Cependant qu’en est-il «au plan officiel de la politique française». Depuis le discours de De Gaulle sur l’autodétermination, les dirigeants algériens ont noté «l’accroissement de l’effort de guerre des militaires français» dont le but proclamé est de «gagner la guerre». Le général De Gaulle, président de la République française, a confirmé ce qui n’a pas cessé d’être dit depuis qu’il a prononcé, du bout des lèvres et sans conviction, le mot autodétermination : «Sa seule politique en Algérie est d’abord la poursuite de la guerre en vue de la destruction et de l’extermination de l’armée de Libération nationale du peuple algérien. Le principal instrument de sa politique est le corps expéditionnaire français en Algérie qui a pour mission de perpétuer la domination colonialiste à travers un statut unilatéralement décidé par la France». Quant aux ultras de la colonisation, de leur côté, ils ont décidé qu’il était temps d’agir résolument contre l’homme en qui ils avaient mis tous leurs espoirs et qui, proclament-ils, les a trahis pour incarner désormais la «politique d’abandon». A Melun, en juin 1960, ils ont mis sur pied le FAF, un mouvement, «Front de l’Algérie française», qui rassemble, prétendent-ils sans crainte de la démesure, plus d’un million de membres dont 120 000 «Français musulmans». Quoi qu’il en soit, leur force réelle est ailleurs. Dans les multiples complicités et alliances qu’ils ont dans l’administration et la hiérarchie militaire.