Interview Hocine Zahouane
Imprimez Réagissez Classez Avocat, vice-président de la Ligue algérienne de défense
« Dès le début, la guerre d'Algérie était ingagnable pour la France. »
Le Point : Pourquoi personne n'a-t-il vu venir le coup de tonnerre de la Toussaint 1954 ?
Hocine Zahouane : L'excès de puissance, le sentiment de supériorité avaient anesthésié la colonisation. Le système était fondé sur la séparation des communautés : l'Algérie utile était aux mains des gros colons, les indigènes étaient refoulés dans leur espace propre, avec une petite élite qui gravitait dans les franges de la société coloniale. La grande misère, l'analphabétisme, le refoulement sur les terres incultes des montagnes étaient le lot de la majorité. Les gros colons étaient devenus stupides et la classe politique française frappée de cécité. En juillet 1954, Ferhat Abbas, représentant modéré des élites musulmanes, apprenait au Caire que « cette fois des choses sérieuses se préparaient en Algérie ». C'est Mohamed Khider, un des chefs activistes, qui l'avait prévenu. Sur le chemin du retour, alarmé, il avait demandé audience au président du Conseil, Joseph Laniel, le suppliant d'agir pour prévenir une explosion et lui demandant d'appliquer le statut voté en 1947, plus favorable aux musulmans. Laniel a répliqué : « Je ne peux pas vous croire. Les rapports que je reçois ne disent rien de la sorte. » Abbas aurait conclu : « L'avenir nous départagera. » Voilà l'état d'esprit du camp français en 1954.
Qui étaient les « Fils de la Toussaint »?
Les fondateurs du FLN n'étaient pas parmi les plus pauvres. La plupart avaient fait des études secondaires. Tous étaient très jeunes, ils avaient moins de 30 ans en moyenne et appartenaient à l'Organisation spéciale, la branche armée du MTLD, le parti nationaliste de Messali Hadj. A l'exception de Ben Boulaïd dans les Aurès, tous étaient déjà entrés dans la clandestinité, condamnés à mort ou à de lourdes peines de prison. Ils estimaient que le salut viendrait de la lutte armée, alors que leur parti, le MTLD, y avait renoncé.
Fallait-il sept années de guerre et autant de souffrances pour trouver une issue ?
Guy Mollet n'était pas l'homme de la situation. Il était le représentant d'une SFIO (l'ancien Parti socialiste) dégénérée, aussi colonialiste que la droite. Il avait sur la conscience les exécutions des condamnés à mort du FLN et l'expédition de Suez. Il proposait un cessez-le feu, des élections puis des négociations. Si des élections loyales avaient été possibles, à coup sûr, on n'aurait pas eu recours à la lutte armée. Or le système électoral était fondé sur l'apartheid, le premier collège aux citoyens, le second aux indigènes. Dire à ceux qui avaient pris les armes : « Venez, on va faire des élections puis on discutera avec les vainqueurs », alors qu'ils savaient qu'ils n'en seraient pas, n'était pas sérieux. Le FLN demandait des négociations pour organiser de vraies élections et exercer un droit à l'autodétermination.
Lorsque de Gaulle arrive au pouvoir en 1958, il opte d'abord pour la force ?
Il ne pouvait pas opter pour autre chose. Dans l'esprit de ceux qui l'ont amené au pouvoir, il s'agissait d'accentuer l'effort de guerre, pour écraser définitivement le FLN. C'était cela le 13 mai 1958, les manifestations, l'hystérie des pieds-noirs. De Gaulle devait louvoyer et reprendre en main l'armée. En Kabylie, on a commencé à recevoir du ciel des papillons nous demandant de nous rendre dans le cadre de la « paix des braves ». La situation était très grave. Nous avons riposté en resserrant le lien politique avec la population et en la coupant du mouvement de fraternisation lancé par les comités de salut public. On avait ordre d'exécuter sans jugement tout membre d'un comité. Je possède un document récupéré chez Krim Belkacem, signataire des accords d'Evian, qui prouve que dès 1959, alors que nous étions sous le coup du plan Challe et de l'opération Jumelle, le général de Gaulle était prêt à négocier avec le GPRA.
De là l'idée que de Gaulle a offert l'indépendance au FLN alors que la France avait gagné militairement ?
La guerre d'Algérie était ingagnable pour la France. Il eût fallu que l'on exterminât tout un peuple. C'était une guerre considérée comme injuste à l'échelle mondiale, y compris en Occident. Politiquement, les Français avaient perdu la bataille dès 1956, lorsque Abane Ramdane, en maniant la carotte et le bâton, avait amené au FLN toutes les énergies qui auraient pu concourir à créer une troisième force entre les colons et l'insurrection. Le plan de Constantine lancé par de Gaulle pour mieux intégrer les musulmans se résumait à « trop tard, trop peu ». Au moment où la France disait avoir pacifié les campagnes éclataient dans Alger les manifestations du 11 décembre 1960 en faveur de l'indépendance. Ce n'était pas une guerre qui se gagne avec des divisions blindées.
Les pieds-noirs ont été contraints au départ. A-t-il manqué un Nelson Mandela en Algérie en 1962 ?
Mandela n'a pas surgi dans un pays qui a fait sept ans d'une guerre implacable et éliminé près du dixième de sa population. Les incompatibilités physiques étaient telles entre les communautés que cela ne pouvait déboucher que sur ce qui est arrivé. Les accords d'Evian étaient caducs avant d'avoir été signés. Il y avait d'un côté une communauté radicale qui voulait l'extermination de l'autre communauté, en face une communauté dont on pouvait redouter qu'elle ait des instincts de revanche. Le départ des pieds-noirs était écrit dans le parcours de la colonisation et dans sa fin. L'OAS a fini de rendre impossible toute cohabitation.
Que reste-t-il du mythe du 1er novembre 1954 en Algérie après la guerre civile qui a vu les islamistes recourir aux armes ?
Le 1er novembre reste un grand mythe qui a réussi là où tout a échoué. Ce qui s'est passé par la suite est à imputer à l'échec de la révolution algérienne. Elle n'a pas engendré la justice sociale et le progrès. Avec l'islamisme, elle a même engendré une dynamique régressive. La France continue de magnifier le mythe fondateur de la prise de la Bastille et pourtant la Révolution a aussi donné la Terreur et la misère.
Propos recueillis par Malek Sobhi
Imprimez Réagissez Classez Avocat, vice-président de la Ligue algérienne de défense
« Dès le début, la guerre d'Algérie était ingagnable pour la France. »
Le Point : Pourquoi personne n'a-t-il vu venir le coup de tonnerre de la Toussaint 1954 ?
Hocine Zahouane : L'excès de puissance, le sentiment de supériorité avaient anesthésié la colonisation. Le système était fondé sur la séparation des communautés : l'Algérie utile était aux mains des gros colons, les indigènes étaient refoulés dans leur espace propre, avec une petite élite qui gravitait dans les franges de la société coloniale. La grande misère, l'analphabétisme, le refoulement sur les terres incultes des montagnes étaient le lot de la majorité. Les gros colons étaient devenus stupides et la classe politique française frappée de cécité. En juillet 1954, Ferhat Abbas, représentant modéré des élites musulmanes, apprenait au Caire que « cette fois des choses sérieuses se préparaient en Algérie ». C'est Mohamed Khider, un des chefs activistes, qui l'avait prévenu. Sur le chemin du retour, alarmé, il avait demandé audience au président du Conseil, Joseph Laniel, le suppliant d'agir pour prévenir une explosion et lui demandant d'appliquer le statut voté en 1947, plus favorable aux musulmans. Laniel a répliqué : « Je ne peux pas vous croire. Les rapports que je reçois ne disent rien de la sorte. » Abbas aurait conclu : « L'avenir nous départagera. » Voilà l'état d'esprit du camp français en 1954.
Qui étaient les « Fils de la Toussaint »?
Les fondateurs du FLN n'étaient pas parmi les plus pauvres. La plupart avaient fait des études secondaires. Tous étaient très jeunes, ils avaient moins de 30 ans en moyenne et appartenaient à l'Organisation spéciale, la branche armée du MTLD, le parti nationaliste de Messali Hadj. A l'exception de Ben Boulaïd dans les Aurès, tous étaient déjà entrés dans la clandestinité, condamnés à mort ou à de lourdes peines de prison. Ils estimaient que le salut viendrait de la lutte armée, alors que leur parti, le MTLD, y avait renoncé.
Fallait-il sept années de guerre et autant de souffrances pour trouver une issue ?
Guy Mollet n'était pas l'homme de la situation. Il était le représentant d'une SFIO (l'ancien Parti socialiste) dégénérée, aussi colonialiste que la droite. Il avait sur la conscience les exécutions des condamnés à mort du FLN et l'expédition de Suez. Il proposait un cessez-le feu, des élections puis des négociations. Si des élections loyales avaient été possibles, à coup sûr, on n'aurait pas eu recours à la lutte armée. Or le système électoral était fondé sur l'apartheid, le premier collège aux citoyens, le second aux indigènes. Dire à ceux qui avaient pris les armes : « Venez, on va faire des élections puis on discutera avec les vainqueurs », alors qu'ils savaient qu'ils n'en seraient pas, n'était pas sérieux. Le FLN demandait des négociations pour organiser de vraies élections et exercer un droit à l'autodétermination.
Lorsque de Gaulle arrive au pouvoir en 1958, il opte d'abord pour la force ?
Il ne pouvait pas opter pour autre chose. Dans l'esprit de ceux qui l'ont amené au pouvoir, il s'agissait d'accentuer l'effort de guerre, pour écraser définitivement le FLN. C'était cela le 13 mai 1958, les manifestations, l'hystérie des pieds-noirs. De Gaulle devait louvoyer et reprendre en main l'armée. En Kabylie, on a commencé à recevoir du ciel des papillons nous demandant de nous rendre dans le cadre de la « paix des braves ». La situation était très grave. Nous avons riposté en resserrant le lien politique avec la population et en la coupant du mouvement de fraternisation lancé par les comités de salut public. On avait ordre d'exécuter sans jugement tout membre d'un comité. Je possède un document récupéré chez Krim Belkacem, signataire des accords d'Evian, qui prouve que dès 1959, alors que nous étions sous le coup du plan Challe et de l'opération Jumelle, le général de Gaulle était prêt à négocier avec le GPRA.
De là l'idée que de Gaulle a offert l'indépendance au FLN alors que la France avait gagné militairement ?
La guerre d'Algérie était ingagnable pour la France. Il eût fallu que l'on exterminât tout un peuple. C'était une guerre considérée comme injuste à l'échelle mondiale, y compris en Occident. Politiquement, les Français avaient perdu la bataille dès 1956, lorsque Abane Ramdane, en maniant la carotte et le bâton, avait amené au FLN toutes les énergies qui auraient pu concourir à créer une troisième force entre les colons et l'insurrection. Le plan de Constantine lancé par de Gaulle pour mieux intégrer les musulmans se résumait à « trop tard, trop peu ». Au moment où la France disait avoir pacifié les campagnes éclataient dans Alger les manifestations du 11 décembre 1960 en faveur de l'indépendance. Ce n'était pas une guerre qui se gagne avec des divisions blindées.
Les pieds-noirs ont été contraints au départ. A-t-il manqué un Nelson Mandela en Algérie en 1962 ?
Mandela n'a pas surgi dans un pays qui a fait sept ans d'une guerre implacable et éliminé près du dixième de sa population. Les incompatibilités physiques étaient telles entre les communautés que cela ne pouvait déboucher que sur ce qui est arrivé. Les accords d'Evian étaient caducs avant d'avoir été signés. Il y avait d'un côté une communauté radicale qui voulait l'extermination de l'autre communauté, en face une communauté dont on pouvait redouter qu'elle ait des instincts de revanche. Le départ des pieds-noirs était écrit dans le parcours de la colonisation et dans sa fin. L'OAS a fini de rendre impossible toute cohabitation.
Que reste-t-il du mythe du 1er novembre 1954 en Algérie après la guerre civile qui a vu les islamistes recourir aux armes ?
Le 1er novembre reste un grand mythe qui a réussi là où tout a échoué. Ce qui s'est passé par la suite est à imputer à l'échec de la révolution algérienne. Elle n'a pas engendré la justice sociale et le progrès. Avec l'islamisme, elle a même engendré une dynamique régressive. La France continue de magnifier le mythe fondateur de la prise de la Bastille et pourtant la Révolution a aussi donné la Terreur et la misère.
Propos recueillis par Malek Sobhi