Le Roi vous en a-t-il voulu ?
Non, sans quoi il ne m’aurait pas rappelé par la suite aux Affaires étrangères. Et puis, même après la réception de la note, il m’a demandé quelle était la personne la plus apte à faire office de Premier ministre. Et nous étions d’accord que, dans l’état de traumatisme où nous étions, il fallait un homme qui ait une assise et une notoriété sur le plan économique et sur le plan international pour prendre les rênes du pouvoir. Lorsque nous avons, Driss Slaoui et moi, annoncé sa nomination à Karim Lamrani, il a sauté en l’air. Il a dit : « mais non, je ne suis pas fait pour ça ! ». Nous l’avons convaincu et nous l’avons aidé à choisir ses ministres. Evidemment, avec l’aval de Sa Majesté. Nous étions chargés, Driss Slaoui et moi, de convoquer les personnes à qui nous proposions des postes. Certaines ont refusé, notamment Si Mohamed Tahri, Hassan Chami, Amine Benjelloun et Abdelhadi Sbihi, qui ne comprenaient pas pourquoi j’étais chargé de prendre attache avec eux alors que je partais. Pour finir, je pense d’autant moins que Sa Majesté m’en a voulu que, le 23 août au soir, il m’a convoqué à Skhirat. J’y ai trouvé Driss Slaoui, Karim Lamrani, Haj Mohamed Bahnini, Ahmed Reda Guédira et le général Oufkir. Le gouvernement était déjà constitué, ça devait être annoncé le lendemain. Sa Majesté est sorti nous voir. Il s’est retourné vers les autres et leur a dit : « j’ai bien réfléchi : il faut convaincre Moulay Ahmed de rester. Je vous donne une heure pour le convaincre et je reviens vous voir ». Le plus enclin à me persuader de rester était le Premier ministre pressenti, Karim Lamrani. Moi, j’avais déjà pris toutes mes dispositions et organisé mon départ.
Comment êtes-vous revenu aux affaires ?
En janvier 1974, Sa Majesté m’a rappelé en me disant : « il faut que tu reprennes du service. J’ai une affaire importante à traiter ». C’était l’affaire du Sahara. Je me rappelle lui avoir répondu : « Majesté, j’ai remplacé Mohamed Benhima en tant que Premier ministre, maintenant je vais remplacer Ahmed Taïbi Benhima comme ministre des Affaires étrangères : les Benhima ne vont pas me porter dans leur cœur ! » Il m’a répondu : « ça, c’est mon affaire. Je vais envoyer Ahmed Taïbi Benhima à l’Information. Il sera mieux à ce poste parce que nous allons aborder une période très difficile : nous nous engageons dans la bataille du Sahara ». Comme j’étais Premier ministre auparavant, Sa Majesté m’a nommé ministre d’Etat chargé des Affaires étrangères, parce que le ministre d’Etat vient immédiatement après le Premier ministre. J’ai donc repris du service pendant quatre ans.
Quel bilan faites-vous de la politique de feu Hassan II ?
La politique des barrages a été un des
points les plus importants à mettre à son crédit. C’est pour cela que j’ai dit que Hassan II était un visionnaire. Bien sûr, ce sont surtout les nantis qui en ont profité le plus. Mais ça a créé une dynamique de travail et une amélioration de la production qui profite à tous les Marocains. Sur le plan international, il dégageait une aura que peu de chefs d’Etat avaient. Dans le domaine de l’éducation, en revanche, c’est l’échec total. Il y a eu de la démagogie. Est-ce que vous concevez l’arabisation du primaire sans vous préoccuper des formateurs ?
Comment feu Hassan II qui était, dites-vous, si intelligent, si visionnaire a pu laisser faire cela ?
C’est sous la pression de l’Istiqlal.
Quelles sont, à votre avis, les perspectives de paix au Sahara ?
Nous avons commis plusieurs erreurs. Dans la foulée du succès de la Marche verte, nous aurions dû organiser nous-même un référendum. Nous avons fait l’erreur de ne pas entrer à El Bir Lahlou parce que, si vous vous rappelez, en 1975, il y avait 4.000 ou 5.000 soldats algériens encerclés là. C’est à ce moment que tous les chefs d’Etat, Houphouët-Boigny, Senghor, les rois d’Arabie, de Jordanie… sont intervenus. L’actuel président égyptien, Moubarak, a fait quatre ou cinq voyages entre Alger et Fès. Ils tenaient tous le même langage à Sa Majesté : « vous avez gagné sur toute la ligne. Il faut sauvegarder la dignité de Boumédienne ». Hassan II a réuni tous les chefs de parti. Ils étaient tous d’accord pour retirer nos troupes parce que notre armée était mobilisée dans le Sud. Oujda, dans le Nord n’était donc pas protégée et, étant donné la folie des Algériens, on craignait qu’ils n’accèdent au Maroc par là. Je me rappelle la Guerre des Sables, en 1963. Le général Driss Ben Omar, le chef d’Etat-major, pouvait continuer jusqu’à Tindouf. Il m’a dit : «quand j’ai reçu le message de stopper la progression en avant et de retourner à la frontière, il m’est venu à l’idée de casser la radio». Mais, a-t-il ajouté : «étant loyal, j’ai obéi ». J’ai demandé à Hassan II, plus tard, pourquoi nous avions fait demi-tour. Il m’a répondu : « on peut gagner provisoirement, mais je pense à mes successeurs. Je ne veux pas que les Algériens fassent la guerre à mon fils et à mes petit-fils pour prendre leur revanche. C’est pourquoi je préfère passer par la négociation».
Comment s’est déroulée l’affaire devant les Nations-Unies ?
Les Espagnols avaient l’intention d’organiser un référendum pour créer un état factice au Sahara ou que ce territoire soit annexé à l’Espagne. Sa Majesté a décidé de poser le problème devant la Cour internationale de justice de La Haye. Mais pour que celle-ci accepte de rendre son arbitrage il fallait que l’Espagne soit d’accord pour présenter une demande commune à la CIJ. Comme l’Espagne refusait, il fallait passer par l’assemblée générale de l’ONU. Sa Majesté a envoyé des délégations à travers le monde. Les cinq Continents ont été visités mais, à notre grande surprise, aucun intervenant n’a fait allusion à la demande d’arbitrage présentée par le Maroc, parce qu’il y avait du lobbying de la part de l’Algérie. Et ceci, bien que Boumédienne eut dit, lors de la conférence arabe de 1974, «si le Maroc et la Mauritanie se mettent d’accord, moi je n’ai aucune prétention sur ce territoire». Arrivés à New York avec Boucetta, Bouabid, Yata et Aherdane, nous étions devant cet état de fait. J’ai alors pris contact avec le ministre des Affaires étrangères mauritanien, sans le dire aux chefs de partis. Il m’a proposé de signer un accord qui offre à la Mauritanie une partie du Sahara qu’on aurait à discuter plus tard. Je l’ai montré aux chefs de parti qui m’ont conforté en disant : «effectivement, même les pays arabes, même l’Arabie Saoudite, n’ont pas dit un mot sur la proposition du Maroc». Nous nous sommes donc présentés ensemble et nous avons obtenu l’arbitrage de la CIJ.
Pourquoi cette démarche n’a-t-elle pas abouti ?
En 1975, nous nous sommes retrouvés devant une autre difficulté. L’Algérie avait posé une motion avec 85 sponsors, tout le bloc soviétique et l’ensemble des pays non-alignés, motion qui demandait le retrait immédiat du Maroc et l’organisation d’un référendum. Nous étions devant une difficulté énorme, parce que les personnes que je contactais ne répondaient pas. Finalement, j’ai décidé de présenter une résolution B, qui dit, dans son préambule, qu’il faut respecter le principe du droit à l’autodétermination des populations mais qui, dans son dispositif, prend acte de l’accord de Madrid. Nous avons obtenu le sponsoring de quatre pays seulement : le Sénégal, le Gabon, le Cameroun et le Niger. Même la Tunisie n’a pas voulu nous suivre. Quand j’ai négocié tout ça, il était trop tard pour appeler Sa Majesté. L’essentiel pour moi était de prendre acte de l’accord de Madrid et de lui donner la caution de l’ONU, c’est-à-dire que notre présence au Sahara était légale. La résolution algérienne est passée avec 153 voix, la nôtre avec 89. Quand je suis enfin parvenu à joindre le Roi, il m’a demandé ce qu’il y avait dans cette résolution. Je lui ai répondu que la partie opérationnelle prenait acte de l’accord de Madrid. Il m’a questionné sur ce qu’il y avait dans le préambule. Je lui ai dit : «le droit à l’autodétermination des populations du Sahara». Il m’a alors déclaré : «je vais te dénoncer publiquement». Je lui ai dit : « Majesté, c’est dans la charte de l’ONU. Vous me dénoncerez lundi, mais vous verrez que le représentant de l’Espagne prendra la parole cet après-midi à l’assemblée générale ». Il m’a répondu : « je t’accorde jusqu’à lundi ». Le vendredi, le représentant de l’Espagne a pris la parole pour dire que les Espagnols étaient fragilisés par la maladie de Franco et qu’ils ont signé cet accord pour éviter un bain de sang devant la horde des 350.000 marcheurs, ajoutant qu’« il appartenait à l’assemblée Générale d’abroger ou d’amender l’accord de Madrid ». J’ai envoyé le texte intégral à Sa Majesté. Le lundi, il m’a envoyé un message : « tu as pris la bonne initiative, tu as toute ma bénédiction ». Fax dont je conserve encore une copie.
Que s’est-il passé par la suite avec les pays africains ?
Quand j’ai quitté les Affaires étrangères, en 1978, il n’y avait que sept pays qui avait reconnu la RASD : l’Algérie, le Rwanda, le Burundi, le Vietnam du Nord, la Corée du Nord, le Cap Vert et la Libye. Après, bien sûr, il y a eu des tractations au détriment du Maroc et on est arrivés à 43 pays, ce qui a obligé Sa Majesté à proposer le référendum. Mais j’estime que c’était une erreur de permettre à l’OUA de revenir dans le débat, alors que nous étions aux Nations unies.
Pensez-vous que l’Algérie finira par accepter la proposition marocaine ?
J’espère que j’ai tort, mais je ne pense pas que l’Algérie changera jamais de position. C’est enraciné dans leur esprit. J’ai fréquenté le Président Bouteflika en tant que ministre des Affaires étrangères. Malheureusement, ils ont une dent contre le Maroc. Je ne sais sur quoi elle est basée. En fait, la grande erreur que nous avons faite est de ne pas avoir négocié avec la France en 1958. C’est une occasion ratée qu’on paye très cher. Le Sahara, nous y sommes, nous y restons. Ce que je crains, c’est que cette autonomie interne ne fasse boule-de-neige et que d’autres régions réclament la même chose. Mais dernièrement, la position des Etats-Unis, de la France et de plusieurs pays européens a conforté le Maroc.