Le patriotisme algérien en mal d'éthique
Notre pays souffre de plus en plus d'une déficience chronique en matière de repères éthiques et moraux. Les principes se marchandent et se troquent comme des biens matériels. Les convictions philosophiques, métaphysiques, spirituelles et intellectuelles qui furent au fondement même de l'action des hommes du Premier Novembre 54 ont disparu ou cèdent de plus en plus le pas à la vénalité.
La soif d'acquérir, le gain facile et le prestige de la fonction l'emportent de plus en plus sur les valeurs que fondent le sens de la justice, de l'équité et surtout de l'intérêt collectif. A l'individualisme outrancier et aux stratégies individuelles de survie ou de réussite sociale ou politique s'ajoutent l'affaiblissement du sentiment patriotique et l'indifférence coupable envers le sens civique, civil et politique. Le patriotisme et l'idée du sacrifice qu'il implique au service de la nation tendent à s'effacer de plus en plus au profit de la logique des intérêts particuliers. Le patriotisme que d'aucuns revendiquent haut et fort s'avère bien souvent à l'examen critique comme pure façade. Comment illustrer dès lors ces traits de conduite et de représentation contradictoires ? Par des images empruntées aux pratiques sociales : mafieux, bandits, corrompus, religieux, honnêtes hommes, extrémistes et modérés en politique, buveurs invétérés et proxénètes, tous se réclament d'un patriotisme algérien intransigeant, pur et dur. En tant qu'amour de la patrie, le patriotisme et ses différents sens dérivés, est une idée et un principe effectivement partagés par tous. Il n'est pas en effet un Algérien ou une Algérienne qui ne puisse revendiquer ou s'affirmer comme tel.
Qu'est-ce que c'est qu'une patrie ?
Une patrie, c'est d'abord un terroir, et un territoire délimité géographiquement avec ses lieux communs, ses lieux-dits, sa place publique au centre de laquelle s'élève généralement une mosquée. Et sur la colline d'à côté ou la butte surplombant le douar, il y a presque toujours ce marabout abritant une sépulture recouverte de tissus votifs, etc. Le souk, point de ralliement quotidien ou hebdomadaire des villageois, constitue un autre segment de ce terroir envisagé sous le rapport de certaines habitudes et pratiques culturelles spécifiques, ainsi que sous l'angle de la relation qu'il entretient avec le passé et ses morts.
Le cimetière, ce havre de paix et de repos éternel des êtres chers et des ancêtres proches et lointains, forme le lieu par excellence de fixation des souvenirs communs. Au-delà de ce terroir délimité dans l'espace, il y a d'autres terroirs reproduisant à peu près le même schéma, les mêmes configurations spatiales et les mêmes points de repère et d'ancrage. Additionnés, ces terroirs forment la Grande Patrie. Par rapport au terroir circonscrit au douar ou au village, la patrie est une entité abstraite en ce qu'elle est totale et englobante. Terroir et patrie sont deux identités qui se superposent et se croisent dans l'imaginaire de chacun. Ainsi, un Algérien kabyle, chaoui, sétifien, constantinois, ou oranais, etc., lorsqu'il se trouve en exil et placé en particulier vis-à-vis de l'Autre, l'étranger, il se présente et s'aperçoit avant tout comme nationalement Algérien. S'il ne nie pas cette part régionale ou « régionaliste » qui est en lui, il reste et s'affirme avec une sorte de fierté « ombrageuse »Algérien jusqu'au bout des ongles.
Le même Algérien change cependant de perspective quant à sa perception des choses quand il est chez lui, en Algérie. Là, il s'affirme toujours Algérien, mais appartenant à un terroir spécifique au sein de la Grande Patrie. Et ce qui fait celle-ci, ce sont ces segments de terroir réunis par l'histoire, la géographie, la culture, la religion, les traditions et même par les habitudes alimentaires et culinaires. L'idée de la patrie, et partant l'amour qu'elle suscite dans le cœur de chacun, se forme à partir de ces différents segments et souvenirs qui se rattachent au vécu et à l'expérience concrète de la communauté. Les retrouvailles avec le village d'origine et la famille suscitent, après retour de l'exilé, de grandes émotions. Tout le monde s'étreint, tout le monde pleure. Les scènes sont pathétiques, les images et les gestes de démonstration affective sont saisissants.
Qui n'aime pas sa patrie ?
Qui n'aime pas sa patrie ? Dire que le proxénète, le trafiquant de drogue, l'homme d'affaires véreux, le corrompu et le corrupteur, le politicien opportuniste ou retors n'aime pas sa patrie est une erreur grave. C'est que l'amour ou l'attachement à la patrie s'enracine subjectivement au plus profond de l'inconscient individuel. De la naissance à la mort, l'individu est poursuivi par son vécu, par les souvenirs de son enfance, de son milieu familial et social, par la culture dominante de son terroir ou de sa patrie. Imprégné jusqu'à la moelle par une foule de préjugés culturels et de présupposés religieux, mystiques et philosophiques, l'individu se ressent donc de ses origines et de la terre de sa naissance. Même les renégats et les « traîtres » ne sauraient déroger à cette règle d'attachement à la patrie d'origine. J'ai vu des harkis, en France et en Belgique, pleurer de nostalgie et de rage. A la simple évocation de leurs douars d'origine, ils s'étranglent d'émotion avant de s'effondrer sous mes yeux hébétés, tels des châteaux de cartes.
C'est dire que l'attachement affectif à la patrie et l'identification appuyée à celle-ci ne constituent nullement un gage d'honnêteté ou une garantie contre les actes antipatriotiques et anti-corrupteurs. La pratique montre qu'on peut s'affirmer patriote, et plus Algérien que les autres, tout en agissant cependant contre les intérêts de la nation et de l'Etat. L'affectivité ne coïncide pas toujours avec l'effectivité. L'affectivité n'est sincère et ne joue dans le sens positif que si elle est encadrée de principes éthiques et moraux, par des convictions solidement enracinées aux recoins de la conscience. Ces principes éthiques et moraux supposent que l'on mette les intérêts de la collectivité au-dessus de l'intérêt personnel, et que l'on intériorise le concept et le sens de l'Etat comme instance suprême et transcendante, et non comme Etat-Providence ou instrument de réalisation des intérêts privés. La notion de « commis de l'Etat » n'a de sens que si l'agent qui en revendique le titre met son savoir-faire et son savoir-être au service exclusif de l'Etat, non au service d'un clan ou d'une coterie. Ce que l'on observe malheureusement, c'est qu'il en est certains de nos fonctionnaires (petits et grands) qui ne méritent guère le qualificatif de « commis de l'Etat » tant ils se révèlent imperméables au concept même de l'Etat envisagé sous le rapport de la noblesse et de la transcendance. Faute de culture historique, juridique et philosophique, ils en sont réduits à concevoir l'Etat comme un simple instrument de pouvoir et de réalisation de leurs desseins personnels. C'est là que le bât blesse.
Le profil idéal du « commis de l'état »
Le commis de l'Etat, le vrai, est celui qui se voue exclusivement au service de la puissance publique. C'est celui qui met sa subjectivité, ses susceptibilités, ses états d'âme, ses sympathies et antipathies personnelles de côté, pour s'employer enfin à donner crédibilité à l'Etat en le rapprochant sans cesse des citoyens. Faire aimer l'Etat par les citoyens, c'est l'une des missions essentielles du « commis de l'Etat ». La neutralité et l'impartialité, sont les deux traits distinctifs de ces serviteurs fidèles de l'Etat. Or, nous avons certains hauts responsables qui s'avèrent malheureusement fort susceptibles et ombrageux. Ils n'admettent ni critique constructive, ni débat contradictoire, ni liberté d'opinion. Ils interprètent une telle autonomie de la pensée comme une critique dirigée contre leur personne, et non contre certains modes de leur gestion des affaires de l'Etat. L'universitaire ou le chercheur qui pense, qui écrit, qui suscite des débats, serait-il un mauvais citoyen, un égaré, une brebis galeuse au motif que ses écrits ou analyses ne sont pas en congruence avec la pensée d'un ministre ? Ce chercheur ne doit-il pas voix au chapitre relatif aux destins de l'Etat et de la nation ? S'il devait se retirer ou se taire, on devra alors ou fermer les universités ou imposer un enseignement unique dépourvu de méthodes et d'esprit critique !
La raison d'être de la formation des cadres d'aujourd'hui et de demain, n'est-elle pas justement l'apprentissage de l'esprit d'examen, cher à Ibn Khaldûn, à Ibn Roschd, à Kant, Hegel et Voltaire ? Il y a en effet certains de nos responsables qui considèrent toute critique, minime fût-elle, comme un acte de lèse-majesté, comme un attentant non seulement contre leur personne, mais contre l'Etat ! Habités par une susceptibilité à fleur de peau, ils perçoivent la critique de gestion de leurs secteurs respectifs comme un affront dirigé contre leur être profond. Se prenant pour des « super citoyens » sanctifiés et sacralisés en vertu de leurs charges, ils n'admettent pas la moindre mise en cause de leur action publique, et qui, à l'instar du monarque Hassan II du Maroc, lequel, de son vivant, punissait sévèrement quiconque osait critiquer sa politique désastreuse et quasi sanguinaire ... La prononciation même de son nom en public était tabou. Il fallait dire Sa Majesté en termes élogieux. Ainsi en est-il de certains de nos hauts responsables qui préfèrent plutôt qu'on applaudisse à deux mains leur action publique plutôt que de la critiquer, même de manière pertinente. Et sans le dire, ils aimeraient qu'on les désigne sous l'épithète de Son Excellence plutôt que sous celle de Monsieur le ministre. Il est vrai que l'idée de ce superlatif vient beaucoup moins d'eux que de leurs courtisans, d'autant plus avides d'éloges qu'ils sont intéressés.
En disant ceci, je ne verse point dans les généralisations abusives et les amalgames. N'était ma conviction profonde qu'il existe des ministres, et des hauts fonctionnaires placés dans tous les compartiments de nos différentes institutions qui se signalent par leur humilité, leurs vertus éthiques et morales, par leur grandeur d'âme, et qui ne craignent point la critique raisonnable et fondée, je n'aurais pas évoqué certains de nos responsables frileux et allergiques à toute critique salutaire. Des ministres à la retraite ou en réserve de la République, de hauts fonctionnaires encore actifs, ils sont nombreux et se remarquent par leur compétence, probité et intégrité. Ceux-là répugnent à l'obséquiosité comme à la morgue hautaine.
Etre patriote au bout des lèvres, le manifester émotionnellement à l'écoute de kassamane, notre chant patriotique, ne suffit pas. Encore faut-il être pénétré du sens de la responsabilité citoyenne et civique, être conscient de l'enjeu que représente politiquement et symboliquement l'Etat en tant qu'entité transcendante. S'affirmer « commis de l'Etat », c'est mettre l'intérêt suprême de celui-ci au-dessus des logiques des réseaux, des chapelles et des clans ; c'est se départir de cette idée étroite et mesquine qui consiste en rancœur, en ressentiments et en esprit de revanche contre ceux qui ne pensent pas « comme nous » ou qui osent exprimer une opinion considérée comme iconoclaste. Etre commis de l'Etat, c'est être au-dessus de la mêlée. C'est penser plus la consolidation de l'Etat et son ancrage dans le droit que servir les intérêts contingents des réseaux. Le patriotisme affectif privé de sa dimension rationnelle, de son sens aigu de l'intérêt suprême de l'Etat, ouvre inexorablement la voie à toutes les dérives idéologiques partisanes, et à toutes les pratiques fondées sur l'autoritarisme et l'abus de pouvoir, qui sont sources de désordre et d'instabilité institutionnelle.