Adel Abderrazek. Enseignant au centre universitaire de Khenchela, ancien membre de la Commission nationale de réforme de l’éducation
« Il y a une désintellectualisation de la société »
Dévalorisation des sciences humaines, désintellectualisation de l’université et de la société et absence de visibilité et de coordination des réformes dans l’éducation et l’enseignement supérieur. C’est un constat alarmant qu’établit, dans cet entretien, l’enseignant et ex-membre de la Commission nationale de réforme de l’éducation, Adel Abderrazak. En connaisseur des réalités des deux secteurs névralgiques que sont l’éducation et l’enseignement, notre interlocuteur souligne toutes les incohérences des stratégies adoptées par les pouvoirs publics pour conclure que le système éducatif subira, pour des années encore, les aléas de ces incohérences.
Dans son discours à l’université de Tlemcen, le président de la République a affirmé qu’il faut désormais accorder plus d’importance aux filières scientifiques qui, selon lui, répondent aux besoins de développement du pays au détriment des sciences humaines. Qu’en pensez-vous ?
J’ai immédiatement l’impression de me retrouver dans la période des années 1980. A l’époque où M. Brerhi était ministre de l’Enseignement supérieur, le cap a été mis sur les filières technologiques et les sciences. Bien que la réalité universitaire montre un réajustement en faveur des sciences humaines et plus particulièrement droit, économie, langues… Bref, à l’époque (les années 1970-80) cela a participé à la désidéologisation d’une université travaillée par la pensée marxiste et l’engagement politique des étudiants comme objectif inavoué. Cela a permis aussi de former des cohortes d’étudiants très technologiques dans leur formation, mais très en deçà d’une conception critique des sciences, de la société et du politique au sens le plus large du terme. L’Algérie, Etat et société, a besoin de s’incruster dans le savoir technologique non seulement pour améliorer le niveau général des connaissances, mais aussi pour atténuer les rapports internationaux de dominance concentrés particulièrement sur le terrain technologique où le civil se dilue trop vite dans le militaire et où l’économique cède facilement aux enjeux de la géostratégie. En général, on peut considérer que nous sommes dans une phase où les économies sont de plus en plus technologiques et que les systèmes technologiques dominants sont à la base des régulations économiques et agissent comme forces motrices sur le développement des économies et des sociétés. Les pays émergents, qui ont misé sur leur savoir accumulé, sur des générations de scientifiques valorisés et sur une histoire sociale et culturelle dense, ont essayé et réussi à concurrencer partiellement les pays développés. En Algérie, on a préféré le pétrole et l’économie rentière ; la dévalorisation des élites scientifiques et la « technologisation » basique des formations universitaires. C’est ce débat qu’il ne faut pas occulter et non se pourfendre dans des questions biaisées et non sans arrière-pensées idéologiques et politiques. Le président de la République semble très mal informé de la carte de formation universitaire et de la réalité des cursus. En dehors des filières « protégées » (médecine, pharmacie ou chirurgie dentaire), les filières d’économie, de droit, de français captent autant d’étudiants que les celles d’architecture, de biologie ou de chimie pharmaceutique. La physique, la sociologie ou la géographie accrochent moins alors qu’ils font partie des cursus fondamentaux. La raison réside dans le fait que ces filières permettent d’entrer dans les professions libérales, seules bifurcations possibles dans la vie active aux yeux des étudiants et de leurs parents.
Quel est, selon vous, le véritable enjeu ?
Sciences technologiques ou sciences sociales et humaines, le véritable enjeu n’est pas là. Il est dans le fait qu’il faut penser un autre développement pour notre pays, une place plus valorisante pour les élites scientifiques et une université de savoir, de liberté et d’inventivité et non un lieu de transit de flux étudiants, réduit aujourd’hui avec le LMD à 3 ans. Quand le président veut prioriser les filières technologiques pour l’avenir, il faudrait une véritable expertise de la formation universitaire (tous profils confondus), un débat libre et contradictoire au sein de la communauté universitaire et quel type de développement pour promouvoir le développement technologique, le développement économique, les libertés scientifiques et les statuts sociaux valorisants. Il faut savoir, en plus, que dans les pays développés, qui sont le plus en avance sur ce plan et qui ont besoin de réseaux de spécialistes et de profils technologiques hyper-qualifiés, sont en train de redéployer les filières-sciences humaines et revenir à ce que l’on appelle les fondamentaux de la connaissance : c’est-à-dire former des élèves, des lycéens ou des étudiants de manière à ce qu’ils aient une aptitude à réfléchir, à acquérir la méthodologie et à penser leurs propres sociétés. Sur ce plan-là, plus que jamais en Algérie, que l’on pense aux pathologies sociales, que l’on pense aux problèmes historiques du développement qu’on a, au retard technologique accumulé par notre pays comparé aux pays voisins, aux multiples crises vécues par notre pays, le savoir est nécessaire, il est obligatoirement multidisciplinaire et inévitablement critique. L’option pour les sciences technologiques ne doit pas être le biais pour occulter les sciences critiques, surtout dans une société comme la nôtre qui subit un déficit démocratique de plus en plus exacerbé à tous les niveaux. Le droit et la société juridiques sont aussi premières que les biotechnologies ; les problématiques de développement sont aussi politiques que les questions de pouvoir ou le choix du nucléaire. Donc je ne vois pas de compétition entre les filières technologiques et les filières des sciences humaines et sociales. Les deux sont indispensables. Ce sont des sciences fondamentales et elles sont indispensables pour une société qui veut se construire pour elle-même et par rapport aux autres.
Puisque les deux sciences sont indispensables, que faut-il pour réaliser une passerelle et une synergie entre les deux ?
D’abord, je voudrais dire que rétablir la valeur des sciences humaines et sociales, c’est aussi participer à rétablir l’intellectualité ; c’est-à-dire l’acte de réfléchir et de penser dans une société qui ne veut plus penser et qui ne veut plus réfléchir. On a pris beaucoup de retard. Il y a une « désintellectualisation » de la société qui renvoie également au déficit démocratique qu’il y a dans ce pays. Maintenant, comment faire une passerelle entre les deux ? Il y a d’abord une vision pluridisciplinaire du développement des sciences du collège à l’université. Il y a une configuration des cursus de formation universitaire à refaire pour pouvoir intégrer cette pluridisciplinarité (revoir les matières, leurs intitulés, leurs coefficients, etc.). Il faut développer une animation culturelle et scientifique plus vivante, plus libre qui permet aux étudiants et enseignants de débattre de questions scientifiques d’actualité ou autres qui participent à former un intellect de base, à forger des traditions démocratiques de débats et à incruster l’esprit critique au sein des élites lycéennes et étudiantes. Le profil technologique doit être inévitablement accompagné d’une capacité de lire et de décoder les rapports sociaux. Dans la vie active et professionnelle, l’acte technologique est indissociable du penser-concret.
Justement, c’est ce rapport entre la formation et la vie professionnelle qui est souvent mis en avant. Dans sa logique, le gouvernement affirme, à chaque fois, qu’il faut que l’université forme selon les besoins du développement économique et du marché du travail. Qu’en pensez-vous ?
Je suis d’accord avec cette approche qui dit que l’université ne doit pas être déconnectée des besoins et des exigences du marché du travail et du développement de l’économie. Mais à condition qu’il y ait développement dans le pays et qu’il y ait un véritable marché du travail. On est dans une économie ouverte, caractérisée par des filières externalisées comme les hydrocarbures, le secteur pharmaceutique ou l’industrie chimique et sidérurgique. Il y a surtout beaucoup de flux commerciaux avec des marchés mondialisés et dans un seul sens, l’importation ! Globalement, il n’y a pas d’économie en développement mais des secteurs connectés aux besoins de la mondialisation et déconnectés des besoins du marché intérieur. Il y a donc peu d’emplois, peu d’IDE, peu d’investissements productifs privés ou publics et donc il n’y a pas vraiment de marché de travail. Tant d’entreprises privatisées ou liquidées, la recherche-développement sacrifiée au moment où elle démarrait (même la recherche-développement de Sonatrach est « sous-traitée » par les firmes mondiales), un engineering national lâché par l’Etat, tout cela ne participe pas à promouvoir une université algérienne reliée au monde de l’économie et du travail. Bien sûr qu’il y a un certain nombre de choses qu’il faudra faire, mais il faut que le politique sache qu’on ne peut reconfigurer les profils et les formations des universités en fonction du marché du travail que s’il y a une économie en développement. Et malheureusement, le LMD qui devait permettre une sorte de professionnalisation de l’enseignement supérieur pour les besoins de l’économie – le LMD a un sens en France et dans certains pays développés – a très peu de sens en Algérie, tenant compte de cette déconnection entre le développement qui n’est pas réel et l’université qui n’arrive pas à trouver ses marques.
Est-ce que l’engouement des nouveaux bacheliers pour les filières leur permettant, comme vous l’avez souligné, d’accéder à l’emploi n’a pas une relation avec les réformes et la suppression, par exemple, des lycées techniques en Algérie ?
Il n’y a pas que les lycées techniques, mais aussi la formation professionnelle et la notion de bac professionnel qui ne sont pas encore très claires. Sur ce plan-là, il faut dire que les décisions des pouvoirs publics montrent clairement qu’il n’y a aucune visibilité, y compris dans la relation entre l’enseignement professionnel (les lycées techniques) et l’université. Quand les lycées techniques existaient, les profils technologiques à l’université avaient encore plus de sens ; cela permettrait d’avoir la passerelle entre l’enseignement existant dans les lycées techniques et ceux qu’on pouvait capter et former au niveau des universités. A vrai dire, il y a des contradictions dans le système éducatif que nous payerons pendant plusieurs années encore.
Dans ce sens, ne faut-il pas qu’il y ait coordination entre la réforme de l’éducation et celle de l’enseignement ?
Il faut réformer la réforme. C’est ça la réalité. Il y a une réforme du système éducatif qui a été faite, pas forcément dans l’esprit premier de la commission de réforme de l’éducation dont j’étais membre. Elle n’a pas pris en compte la substance et la philosophie de cette commission et elle s’est faite en déconnection avec ce qui ce passait dans l’enseignement supérieur (réforme LMD). Chaque secteur a eu sa réforme de façon drôlement autonome. Après, on se retrouve dans les situations classiques d’agencer, de coordonner, de réajuster, etc. On peut appeler cela un bricolage au coût structurel insoupçonnable. On se coordonne en amont et non pas en aval. On continue, dans ce pays, à faire des bilans, mais le quotidien pédagogique et scientifique que nous vivons à l’université parle d’une autre réalité qui est très inquiétante et qui peut porter préjudice à plusieurs générations dans l’enseignement supérieur. On ne peut pas configurer, reconfigurer ou construire une visibilité pour le système éducatif et l’enseignement supérieur sans être réceptif aux acteurs réels, dont les enseignants, les universitaires, les étudiants, et prendre en charge leurs préoccupations, les écouter, intégrer leur angoisse et le type de difficultés qu’ils vivent dans l’espace éducatif et l’espace universitaire. Cela me paraît très important.
Par Madjid Makedhi