VIOLENCE EN ALGÉRIE
La culture de l’émeute
La récurrence de l’émeute signe habituellement la faillite des rapports de confiance entre gouvernants et gouvernés.
En ce qu’elle en est la forme la plus violente, l’émeute représente, en premier lieu, l’expression la moins socialisée de groupes sociaux soumis à une détresse existentielle vécue dans le sentiment de continuité et de fatalité. Elle s’exprime, en deuxième lieu, lorsque tous les canaux conventionnels de manifestation du ressentiment collectif à l’égard des gouvernants sont en panne ou, comme c’est régulièrement le cas dans notre pays, lorsque les émeutiers (généralement des jeunes) sont déjà gagnés par un processus de répudiation de l’autorité publique, dont le caractère à la fois disciplinant et sécurisant, aura subi, pour diverses raisons, l’érosion de ses valeurs symboliques, condition de sa légitimation politique. L’émeute ne doit par ailleurs prêter à inquiétude que lorsqu’elle fonctionne, à répétition, comme modalité discursive (une forme de langage), de stigmatisation de l’ordre (ou du désordre) établi. Et c’est alors qu’il convient de bien apprécier la gravité de la situation: le fait est que la répétition de l’émeute conduit, dans une société travaillée en profondeur par un désordre permanent, au danger de la contamination de l’ensemble du corps social et à son corollaire, l’émergence d’une tradition nihiliste dont certains signes ont déjà fait leur apparition dans le champ social algérien.
Il faut enfin ajouter que l’agitation sporadique des jeunes doit toujours être interprétée non pas en fonction de son facteur déclencheur réel (comme s’en suffit habituellement 1e politique), mais selon la trame (à décoder) du message symbolique véhiculé par l’action violente, c’est-à-dire cette violence généralement spontanée et imprévisible dont se nourrit l’émeute. Ne voyons-nous pas comment cette violence frappe, en priorité, les instruments de symbolisation de l’Etat? Au fond n’est-ce pas l’Etat lui-même qui, feignant d’ignorer les cris de détresse des jeunes, est régulièrement vilipendé d’avoir failli à ses missions et fonctions? Jusqu’à n’avoir pas su imaginer le moindre artifice pour se montrer capable de porter en direction de tous ces jeunes en détresse quelque motif d’espérance?
N’avait-il pas raison Napoléon Bonaparte lorsqu’il disait qu’un chef, tous les chefs, doivent avant tout savoir se comporter en «marchands d’espérance»?
J’ajouterais, pour terminer cette rapide rétrospective conceptuelle, le fait que la récurrence de l’émeute signe habituellement la faillite des rapports de confiance entre gouvernants et gouvernés. Or, la perte de confiance lorsqu’elle advient, conduit inévitablement à une succession de ruptures dans les processus de formation de la relation entre les deux termes de l’équation: rupture symbolique (refus de l’ordre franchement rejeté ou soumis à la dérision populaire), rupture d’autorité consacrant un sentiment d’impunité, rupture de la chaîne des éléments de la hiérarchie sociale conduisant à l’apologie du désordre et à la multiplication des conduites d’affrontement nihilistes.
A présent que le cadre de réflexion est pour ainsi dire balisé, il s’agit, sans plus tarder, d’aller à l’analyse de faits qui, de mon point de vue, ont rendu la culture de l’émeute saillante dans un pays où la misère des jeunes (misère sociale, affective et sexuelle) semble paradoxalement, se structurer dans un climat d’opulence matérielle, opulence de surcroît tapageuse et dont les jeunes se sentent injustement exclus des bienfaits. Tout se passe alors comme si, portés par un masochisme d’un nouveau genre, les gouvernants s’appliquaient, inconsciemment, à exacerber davantage les frustrations de tous les laissés-pour-compte de la société.
Le désenchantement du monde
Il n’est pas utile de rappeler ici les raisons sociologiques, démographiques, psychologiques et politiques qui font qu’aujourd’hui 1a situation de la jeunesse figure en tête de liste des problèmes qui complexifient à l’infini le champ sociologique et politique algérien.
Pour faire court relativement aux causes, forcément diverses, de la situation généralement dégradée de pans entiers de cette jeunesse, il suffit de songer à son ampleur au regard de la population globale (près de 70% de moins de 30), à son désoeuvrement grandissant et, surtout, à l’absence de perspectives qui oblitère gravement son avenir.
La crise multiforme qui frappe la société globale depuis plus d’une décennie aura ajouté au poids de la frustration des jeunes et rien dans l’immédiat ne permet d’envisager au problème une solution à la hauteur des ambitions modernistes du pays. Ce n’est pas peu dire que dans l’ensemble des situations jusque-là examinées tant par les tenants de la décision politique eux-mêmes que par différentes enquêtes empiriques, il y a convergence de vues pour faire du désenchantement le sentiment le plus généralement partagé par une jeunesse en déshérence et accusant un formidable déficit en matière d’espérance. Une crise de confiance à variables multiples est en passe d’organiser les rapports sociaux des jeunes aux adultes, à l’intérieur d’un processus d’opposition et de conflictualité de type anomique: opposition à la norme sociale, à ses médiateurs naturels (la parentèle), symboliques (les pouvoirs publics lorsque, par exemple, la violence à l’école, dans les stades et dans la société en général, atteint des seuils alarmants...).
Tous ces mouvements de protestation d’allure spontanée, c’est-à-dire ne paraissant pas toujours résulter d’événements précis ou de facteurs sociologiques et politiques déterminants, donnent à penser que la société algérienne inaugure une phase de dérèglement social sur fond de culture de l’émeute où les jeunes exercent naturellement une fonction principale.
Les dernières émeutes de Berriane sont exemplaires de cette situation qui reste cependant en deçà de celle qui a conduit de nombreux jeunes, gagnés par une vision eschatologique du monde (la vie n’a de sens que si elle prépare la mort) à opter pour l’islamisme politique. A un degré moindre, mais aussi inquiétant pour l’avenir du pays, l’augmentation de la délinquance juvénile, la prolifération des maladies mentales ou même, dans certains cas, l’augmentation régulièrement rapportée, par les médias nationaux des cas de suicides inexpliqués de jeunes, sont des situations fortement indicielles de l’anomie qui envahit le champ social
Qu’il s’agisse des choix prétendument militants d’une jeunesse désemparée mais qui trouve dans le sacré une «valeur - refuge» de substitution ou qu’il s’agisse de délinquance ou de suicide des jeunes, il faut savoir que l’ensemble de ces mouvements protestataires ne participent que très rarement de «l’éthique de la conviction» mot qui, selon Max Weber, désignerait la force d’un engagement ou d’un renoncement librement consenti. Cette protestation semble plutôt résulter d’une conjonction de frustrations sociales et individuelles se traduisant invariablement et faute de mieux, par des manifestations nihilistes et utilisant différentes formes de violence dans le but proclamé de torpiller le rapport des forces sociales et politiques en présence ou dans celui, encore plus tragique de dire sa souffrance face à l’indifférence du monde. Le désespoir comme l’aspiration à une meilleure projection existentielle, apparaît ainsi et dans bien des situations, comme étant au coeur de la protestation désabusée du jeune. Quelle que soit la réalité insuffisamment étudiée de l’équation, le fait est que le dossier «jeunesse» revêt, en cette orée du troisième millénaire, une importance drastique.
Longtemps minorée par les différents pouvoirs politiques qui se sont succédé à la tête de l’Etat algérien depuis l’Indépendance nationale en 1962 ou, au mieux, conjoncturellement, instrumentalisée pour des considérations tantôt idéologiques, tantôt partisanes ou électoralistes, la variable jeunes qui, partout ailleurs dans le monde fonctionne comme un volet important des politiques nationales en matière de planification de la dynamique sociale, opère en Algérie et à contrepoint des pays développés, comme un facteur paradoxal d’immobilisme et de dérèglement social.
Quelques points d’ancrage du problème
Parmi les causes susceptibles d’être invoquées pour expliquer le désaveu lié aux actions jusque-là menées en direction des jeunes, quelques lieux de réflexion méritent d’être rapidement explorés:
1-La problématique ressortissant à la jeunesse est de configuration forcément plurielle, d’où sa richesse autant que sa complexité. De là, une politique performante en direction des jeunes traditionnellement considérés comme étant «les forces vives d’une nation» ne trouverait tout son sens que si elle est conçue, non plus d’un point vue vertical classique, mais en fonction des ramifications d’une perspective horizontale impliquant une diversité d’acteurs sociaux et politiques.
Autrement dit, l’approche habituelle du dossier qui, officiellement, participe des prérogatives du seul ministère de la Jeunesse et des Sports évacue à peu de frais sa dimension pluri - factorielle et exonère du même coup de leurs responsabilités nombre d’acteurs et de secteurs de l’État pourtant directement concernés par le problème.
Les ministères de l’Education, de l’Enseignement supérieur, de la Culture, de l’Intérieur, de la Solidarité, les Wilayas et autres organismes relevant de la «société civile» (ONG), devraient donc devoir s’investir entièrement en tant que partenaires naturels de l’équation dans toute action nationale menée en faveur des jeunes.
Une nouvelle politique qui prendrait par exemple la forme d’un pacte ou d’une convention nationale de la jeunesse, aurait à préciser les paramètres de cette solidarité intersectorielle en traçant les responsabilités ou «plan de charge» de chaque secteur. L’obligation de résultat pour chacun des acteurs dûment mandatés par la convention pour remplir un certain nombre de missions deviendrait alors la règle.
Ces obligations ainsi partagées dans un cadre consensuel présenteraient en outre l’avantage méthodologique de diluer 1’immensité du problème, au prorata des responsabilités de chaque organisme relevant de l’Etat.
2-Le reproche généralement fait au secteur de la jeunesse et des sports est d’avoir régulièrement fait dans la facilité en optant pour une démarche généralement réductionniste de la variété de ses missions au seul volet sportif. Et bien que l’activité sportive soit effectivement insécable des intérêts des jeunes, de leurs aspirations professionnelles, de leur besoin de catharsis et autres fonctions à caractère sociologique et psychologique, il faut tout de même observer que dans la durée du temps social, le sport n’a le plus souvent (pour la grande majorité des populations du moins) qu’une valeur ludique. Il est le lieu de substitution ou, au mieux, de sublimation de difficultés existentielles et non un moyen de praxis sociale.
Il faut bien se rendre compte en effet qu’aussitôt l’émotion d’un match ou d’une exhibition sportive consommée, le jeune redevient le sujet généralement oublié d’une réalité sociale implacable. Or, pour la masse la plus importante de la jeunesse algérienne ce réel, tel que vécu au quotidien dans le sentiment d’inutilité sociale et 1e déficit de l’espérance, équivaut, dans bien des situations à une mort symbolique qui motive en retour des conduites mortifères de destruction, Or, celles-ci - on l’a déjà dit - prennent des formes multiples: elles peuvent être de type exogène (violence à l’égard d’autrui dans l’homicide ou la dégradation de biens publics) ou endogène (conduite auto-destructive comme dans le cas du suicide par exemple).
La violence grandissante dans les stades ou même dans les écoles pourrait ainsi trouver en cette conjecture un début d’explication: elle fonctionnerait comme un exutoire à la forte accumulation des tensions intérieures (chômage, frustrations sociales et sexuelles, sentiment d’auto-dépréciation...) et que la valeur ludique du jeu lui-même augmentée par l’effet d’entraînement des foules permet paradoxalement d’évacuer. Le stade comme jadis les théâtres clandestins acquiert, en situation de crise sociale, une fonction légitime de défouloir mais à grande échelle. Pour, autant, la valeur intrinsèquement positive du sport n’est pas fondamentalement remise en cause par ces dysfonctions plus ou moins violentes et qui peuvent en émailler, ici et là, l’exercice. Sa vocation qui est à la fois cathartique (défouloir) et prophylactique (préventif des grosses tensions à l’intérieur des groupes sociaux), mérite sans aucun doute un investissement soutenu. Cependant, il serait naïf d’y voir la panacée d’une politique globale susceptible de satisfaire tout ou partie des multiples attentes d’une jeunesse désabusée et en rupture de confiance avec une société réputée inapte à recevoir ses aspirations et surtout à les satisfaire.
3-Cette crise de confiance entre les jeunes et leurs aînés est en outre régulièrement travaillée par de graves dissonances entre les attentes des jeunes et cette manière toute intuitive au moyen de laquelle les pouvoirs publics prétendcnt, en temps de troubles, pouvoir résoudre les facteurs à l’origine de la protestation des jeunes. Cependant, et face à un système de gouvernance autoritaire habituellement peu enclin à prêter une oreille attentive aux doléances des jeunes et, par-dessus tout, peu soucieux de tirer parti de la formidable force de changement social qu’ils représentent, les solutions proposées apparaissent alors comme des pis-aller qui ont en plus cette faculté d’exacerber le ressentiment de leur destinataire. Et c’est alors que se forme un hiatus fondamental, c’est-à-dire un conflit de signification entre générations incapables de donner le même sens à un monde, d’autant plus complexe qu’il est porté par un mouvement vertigineux de changement accéléré. Faut-il de surcroît rappeler que les systèmes de représentation du monde et des choses qui l’entourent ne prennent jamais le même sens selon l’âge, le sexe, les conditions de vie et les niveaux culturels en général. C’est ce que l’on appelle les variables sociologiques traditionnelles dont nulle politique avisée ne peut plus faire l’économie de l’analyse lorsque viendra le jour où il faudra, par exemple, imaginer un véritable plan d’action en faveur de la jeunesse algérienne. Mais en attendant cette mue salvatrice, ne devrait-on pas aussi penser l’émeute dans son aspect positif? Le fait est que par-delà les troubles et les désagréments qu’elle produit dans toute société où elle fonctionne dans des proportions tolérables, l’émeute est parfois assimilée à un instrument original de quantification du niveau de délitement de toutes ces catégories sociales qui permettent la vie en commun. C’est alors que les mouvements de foule vont servir aux spécialistes de baromètre social indiquant le niveau des tensions dans les groupes autant que la qualité de la gouvernance.
(*) Ancien Recteur de l’Université d’Alger
Pr Noureddine TOUALBI-THAÂLIBI (*)
La culture de l’émeute
La récurrence de l’émeute signe habituellement la faillite des rapports de confiance entre gouvernants et gouvernés.
En ce qu’elle en est la forme la plus violente, l’émeute représente, en premier lieu, l’expression la moins socialisée de groupes sociaux soumis à une détresse existentielle vécue dans le sentiment de continuité et de fatalité. Elle s’exprime, en deuxième lieu, lorsque tous les canaux conventionnels de manifestation du ressentiment collectif à l’égard des gouvernants sont en panne ou, comme c’est régulièrement le cas dans notre pays, lorsque les émeutiers (généralement des jeunes) sont déjà gagnés par un processus de répudiation de l’autorité publique, dont le caractère à la fois disciplinant et sécurisant, aura subi, pour diverses raisons, l’érosion de ses valeurs symboliques, condition de sa légitimation politique. L’émeute ne doit par ailleurs prêter à inquiétude que lorsqu’elle fonctionne, à répétition, comme modalité discursive (une forme de langage), de stigmatisation de l’ordre (ou du désordre) établi. Et c’est alors qu’il convient de bien apprécier la gravité de la situation: le fait est que la répétition de l’émeute conduit, dans une société travaillée en profondeur par un désordre permanent, au danger de la contamination de l’ensemble du corps social et à son corollaire, l’émergence d’une tradition nihiliste dont certains signes ont déjà fait leur apparition dans le champ social algérien.
Il faut enfin ajouter que l’agitation sporadique des jeunes doit toujours être interprétée non pas en fonction de son facteur déclencheur réel (comme s’en suffit habituellement 1e politique), mais selon la trame (à décoder) du message symbolique véhiculé par l’action violente, c’est-à-dire cette violence généralement spontanée et imprévisible dont se nourrit l’émeute. Ne voyons-nous pas comment cette violence frappe, en priorité, les instruments de symbolisation de l’Etat? Au fond n’est-ce pas l’Etat lui-même qui, feignant d’ignorer les cris de détresse des jeunes, est régulièrement vilipendé d’avoir failli à ses missions et fonctions? Jusqu’à n’avoir pas su imaginer le moindre artifice pour se montrer capable de porter en direction de tous ces jeunes en détresse quelque motif d’espérance?
N’avait-il pas raison Napoléon Bonaparte lorsqu’il disait qu’un chef, tous les chefs, doivent avant tout savoir se comporter en «marchands d’espérance»?
J’ajouterais, pour terminer cette rapide rétrospective conceptuelle, le fait que la récurrence de l’émeute signe habituellement la faillite des rapports de confiance entre gouvernants et gouvernés. Or, la perte de confiance lorsqu’elle advient, conduit inévitablement à une succession de ruptures dans les processus de formation de la relation entre les deux termes de l’équation: rupture symbolique (refus de l’ordre franchement rejeté ou soumis à la dérision populaire), rupture d’autorité consacrant un sentiment d’impunité, rupture de la chaîne des éléments de la hiérarchie sociale conduisant à l’apologie du désordre et à la multiplication des conduites d’affrontement nihilistes.
A présent que le cadre de réflexion est pour ainsi dire balisé, il s’agit, sans plus tarder, d’aller à l’analyse de faits qui, de mon point de vue, ont rendu la culture de l’émeute saillante dans un pays où la misère des jeunes (misère sociale, affective et sexuelle) semble paradoxalement, se structurer dans un climat d’opulence matérielle, opulence de surcroît tapageuse et dont les jeunes se sentent injustement exclus des bienfaits. Tout se passe alors comme si, portés par un masochisme d’un nouveau genre, les gouvernants s’appliquaient, inconsciemment, à exacerber davantage les frustrations de tous les laissés-pour-compte de la société.
Le désenchantement du monde
Il n’est pas utile de rappeler ici les raisons sociologiques, démographiques, psychologiques et politiques qui font qu’aujourd’hui 1a situation de la jeunesse figure en tête de liste des problèmes qui complexifient à l’infini le champ sociologique et politique algérien.
Pour faire court relativement aux causes, forcément diverses, de la situation généralement dégradée de pans entiers de cette jeunesse, il suffit de songer à son ampleur au regard de la population globale (près de 70% de moins de 30), à son désoeuvrement grandissant et, surtout, à l’absence de perspectives qui oblitère gravement son avenir.
La crise multiforme qui frappe la société globale depuis plus d’une décennie aura ajouté au poids de la frustration des jeunes et rien dans l’immédiat ne permet d’envisager au problème une solution à la hauteur des ambitions modernistes du pays. Ce n’est pas peu dire que dans l’ensemble des situations jusque-là examinées tant par les tenants de la décision politique eux-mêmes que par différentes enquêtes empiriques, il y a convergence de vues pour faire du désenchantement le sentiment le plus généralement partagé par une jeunesse en déshérence et accusant un formidable déficit en matière d’espérance. Une crise de confiance à variables multiples est en passe d’organiser les rapports sociaux des jeunes aux adultes, à l’intérieur d’un processus d’opposition et de conflictualité de type anomique: opposition à la norme sociale, à ses médiateurs naturels (la parentèle), symboliques (les pouvoirs publics lorsque, par exemple, la violence à l’école, dans les stades et dans la société en général, atteint des seuils alarmants...).
Tous ces mouvements de protestation d’allure spontanée, c’est-à-dire ne paraissant pas toujours résulter d’événements précis ou de facteurs sociologiques et politiques déterminants, donnent à penser que la société algérienne inaugure une phase de dérèglement social sur fond de culture de l’émeute où les jeunes exercent naturellement une fonction principale.
Les dernières émeutes de Berriane sont exemplaires de cette situation qui reste cependant en deçà de celle qui a conduit de nombreux jeunes, gagnés par une vision eschatologique du monde (la vie n’a de sens que si elle prépare la mort) à opter pour l’islamisme politique. A un degré moindre, mais aussi inquiétant pour l’avenir du pays, l’augmentation de la délinquance juvénile, la prolifération des maladies mentales ou même, dans certains cas, l’augmentation régulièrement rapportée, par les médias nationaux des cas de suicides inexpliqués de jeunes, sont des situations fortement indicielles de l’anomie qui envahit le champ social
Qu’il s’agisse des choix prétendument militants d’une jeunesse désemparée mais qui trouve dans le sacré une «valeur - refuge» de substitution ou qu’il s’agisse de délinquance ou de suicide des jeunes, il faut savoir que l’ensemble de ces mouvements protestataires ne participent que très rarement de «l’éthique de la conviction» mot qui, selon Max Weber, désignerait la force d’un engagement ou d’un renoncement librement consenti. Cette protestation semble plutôt résulter d’une conjonction de frustrations sociales et individuelles se traduisant invariablement et faute de mieux, par des manifestations nihilistes et utilisant différentes formes de violence dans le but proclamé de torpiller le rapport des forces sociales et politiques en présence ou dans celui, encore plus tragique de dire sa souffrance face à l’indifférence du monde. Le désespoir comme l’aspiration à une meilleure projection existentielle, apparaît ainsi et dans bien des situations, comme étant au coeur de la protestation désabusée du jeune. Quelle que soit la réalité insuffisamment étudiée de l’équation, le fait est que le dossier «jeunesse» revêt, en cette orée du troisième millénaire, une importance drastique.
Longtemps minorée par les différents pouvoirs politiques qui se sont succédé à la tête de l’Etat algérien depuis l’Indépendance nationale en 1962 ou, au mieux, conjoncturellement, instrumentalisée pour des considérations tantôt idéologiques, tantôt partisanes ou électoralistes, la variable jeunes qui, partout ailleurs dans le monde fonctionne comme un volet important des politiques nationales en matière de planification de la dynamique sociale, opère en Algérie et à contrepoint des pays développés, comme un facteur paradoxal d’immobilisme et de dérèglement social.
Quelques points d’ancrage du problème
Parmi les causes susceptibles d’être invoquées pour expliquer le désaveu lié aux actions jusque-là menées en direction des jeunes, quelques lieux de réflexion méritent d’être rapidement explorés:
1-La problématique ressortissant à la jeunesse est de configuration forcément plurielle, d’où sa richesse autant que sa complexité. De là, une politique performante en direction des jeunes traditionnellement considérés comme étant «les forces vives d’une nation» ne trouverait tout son sens que si elle est conçue, non plus d’un point vue vertical classique, mais en fonction des ramifications d’une perspective horizontale impliquant une diversité d’acteurs sociaux et politiques.
Autrement dit, l’approche habituelle du dossier qui, officiellement, participe des prérogatives du seul ministère de la Jeunesse et des Sports évacue à peu de frais sa dimension pluri - factorielle et exonère du même coup de leurs responsabilités nombre d’acteurs et de secteurs de l’État pourtant directement concernés par le problème.
Les ministères de l’Education, de l’Enseignement supérieur, de la Culture, de l’Intérieur, de la Solidarité, les Wilayas et autres organismes relevant de la «société civile» (ONG), devraient donc devoir s’investir entièrement en tant que partenaires naturels de l’équation dans toute action nationale menée en faveur des jeunes.
Une nouvelle politique qui prendrait par exemple la forme d’un pacte ou d’une convention nationale de la jeunesse, aurait à préciser les paramètres de cette solidarité intersectorielle en traçant les responsabilités ou «plan de charge» de chaque secteur. L’obligation de résultat pour chacun des acteurs dûment mandatés par la convention pour remplir un certain nombre de missions deviendrait alors la règle.
Ces obligations ainsi partagées dans un cadre consensuel présenteraient en outre l’avantage méthodologique de diluer 1’immensité du problème, au prorata des responsabilités de chaque organisme relevant de l’Etat.
2-Le reproche généralement fait au secteur de la jeunesse et des sports est d’avoir régulièrement fait dans la facilité en optant pour une démarche généralement réductionniste de la variété de ses missions au seul volet sportif. Et bien que l’activité sportive soit effectivement insécable des intérêts des jeunes, de leurs aspirations professionnelles, de leur besoin de catharsis et autres fonctions à caractère sociologique et psychologique, il faut tout de même observer que dans la durée du temps social, le sport n’a le plus souvent (pour la grande majorité des populations du moins) qu’une valeur ludique. Il est le lieu de substitution ou, au mieux, de sublimation de difficultés existentielles et non un moyen de praxis sociale.
Il faut bien se rendre compte en effet qu’aussitôt l’émotion d’un match ou d’une exhibition sportive consommée, le jeune redevient le sujet généralement oublié d’une réalité sociale implacable. Or, pour la masse la plus importante de la jeunesse algérienne ce réel, tel que vécu au quotidien dans le sentiment d’inutilité sociale et 1e déficit de l’espérance, équivaut, dans bien des situations à une mort symbolique qui motive en retour des conduites mortifères de destruction, Or, celles-ci - on l’a déjà dit - prennent des formes multiples: elles peuvent être de type exogène (violence à l’égard d’autrui dans l’homicide ou la dégradation de biens publics) ou endogène (conduite auto-destructive comme dans le cas du suicide par exemple).
La violence grandissante dans les stades ou même dans les écoles pourrait ainsi trouver en cette conjecture un début d’explication: elle fonctionnerait comme un exutoire à la forte accumulation des tensions intérieures (chômage, frustrations sociales et sexuelles, sentiment d’auto-dépréciation...) et que la valeur ludique du jeu lui-même augmentée par l’effet d’entraînement des foules permet paradoxalement d’évacuer. Le stade comme jadis les théâtres clandestins acquiert, en situation de crise sociale, une fonction légitime de défouloir mais à grande échelle. Pour, autant, la valeur intrinsèquement positive du sport n’est pas fondamentalement remise en cause par ces dysfonctions plus ou moins violentes et qui peuvent en émailler, ici et là, l’exercice. Sa vocation qui est à la fois cathartique (défouloir) et prophylactique (préventif des grosses tensions à l’intérieur des groupes sociaux), mérite sans aucun doute un investissement soutenu. Cependant, il serait naïf d’y voir la panacée d’une politique globale susceptible de satisfaire tout ou partie des multiples attentes d’une jeunesse désabusée et en rupture de confiance avec une société réputée inapte à recevoir ses aspirations et surtout à les satisfaire.
3-Cette crise de confiance entre les jeunes et leurs aînés est en outre régulièrement travaillée par de graves dissonances entre les attentes des jeunes et cette manière toute intuitive au moyen de laquelle les pouvoirs publics prétendcnt, en temps de troubles, pouvoir résoudre les facteurs à l’origine de la protestation des jeunes. Cependant, et face à un système de gouvernance autoritaire habituellement peu enclin à prêter une oreille attentive aux doléances des jeunes et, par-dessus tout, peu soucieux de tirer parti de la formidable force de changement social qu’ils représentent, les solutions proposées apparaissent alors comme des pis-aller qui ont en plus cette faculté d’exacerber le ressentiment de leur destinataire. Et c’est alors que se forme un hiatus fondamental, c’est-à-dire un conflit de signification entre générations incapables de donner le même sens à un monde, d’autant plus complexe qu’il est porté par un mouvement vertigineux de changement accéléré. Faut-il de surcroît rappeler que les systèmes de représentation du monde et des choses qui l’entourent ne prennent jamais le même sens selon l’âge, le sexe, les conditions de vie et les niveaux culturels en général. C’est ce que l’on appelle les variables sociologiques traditionnelles dont nulle politique avisée ne peut plus faire l’économie de l’analyse lorsque viendra le jour où il faudra, par exemple, imaginer un véritable plan d’action en faveur de la jeunesse algérienne. Mais en attendant cette mue salvatrice, ne devrait-on pas aussi penser l’émeute dans son aspect positif? Le fait est que par-delà les troubles et les désagréments qu’elle produit dans toute société où elle fonctionne dans des proportions tolérables, l’émeute est parfois assimilée à un instrument original de quantification du niveau de délitement de toutes ces catégories sociales qui permettent la vie en commun. C’est alors que les mouvements de foule vont servir aux spécialistes de baromètre social indiquant le niveau des tensions dans les groupes autant que la qualité de la gouvernance.
(*) Ancien Recteur de l’Université d’Alger
Pr Noureddine TOUALBI-THAÂLIBI (*)