Les réseaux d’écoute de l’ALN
par Lakhdar Abdelhamid Dit «Benaïssa» *
1. Préambule
Suite à l’article intitulé : « Les réseaux radio de la Révolution algérienne du 1er Novembre 1954», paru dans la rubrique « Histoire » d’El-Watan du 18 août 2008, sous la plume de Monsieur Mohamed Debbah et, dans un double souci de contribution et d’éclairage, nous apportons, ci-après, en tant qu’acteur, un historique sur cette extraordinaire aventure à laquelle nous avons personnellement et modestement participé, du 23 octobre 1956 jusqu’à l’Indépendance, et ceci, après avoir rejoint le maquis le mercredi 5 septembre de la même année. Si nous nous sommes totalement abstenus d’en parler pendant plus d’un demi-siècle, c’est parce que nous estimions que notre participation à cette aventure relevait de l’intérêt suprême de la Nation, et que ceux que la destinée avait fait contribuer n’avaient nul besoin d’en faire étalage. Or, il nous apparaît aujourd’hui, plus que jamais, que les matériaux et témoignages détenus par les vrais acteurs doivent être mis à la disposition des chercheurs, historiens ou de ceux qui cultivent une passion pour les pages écrites par notre glorieuse guerre de Libération. C’est sous ce seul angle que notre motivation s’articule.
Dans les lignes qui vont suivre, nous nous proposons de faire une rétrospective dans le respect de la chronologie nous en tenant aux seuls éléments dont nous avons été témoins et que nous pouvons corroborer par force documents.
Les transmissions utilisant surtout des codes, nous veillerons à ce que le récit touchera, outre les personnes qui ont été mêlées au sujet, les lecteurs avertis, les spécialistes et même les profanes. A la litanie technique prévaudra la vulgarisation la plus concise possible.
2. Genèse de la mise en place des services d’écoute
Entre fin novembre et fin décembre 1956, tout un groupe de Moudjahidine attendaient, à Oujda, leurs affectations vers des maquis algériens. Avec le frère Mahfoud, nous devions rejoindre la station radio du Commandement ALN de l’Ouest, à Oran. Cette station ayant été découverte par l’armée française, nous fûmes contraints de rester à Oujda attendant une nouvelle affectation. Au cours de cette attente, arrivèrent du maquis deux combattants, Moumène et Farid venus réparer leurs postes radio. Le frère Moumène, ancien opérateur radio, disposant d’un poste, commença à se balader sur les fréquences. Il tomba sur celle de la gendarmerie de Tlemcen d’où il était originaire. Il capta un message où l’arrestation de son propre père était annoncée ce qui lui provoqua un véritable choc qui mit en émoi tous ses camarades. Mais il était dit qu’à quelque chose, malheur était bon. Son cas fut relaté au Commandement qui comprit de suite qu’il avait là une chance inespérée de perfectionner son organisation, et c’est ainsi que la décision de créer un centre d’écoute fut immédiatement prise. Une fois leurs radios réparées, Moumène et Farid repartirent pour le maquis, mais il était dit qu’ils n’y parviendraient pas : ils tombèrent tous deux en Martyrs, début décembre 1956, à peine la frontière traversée.
3. Mise en place
Entre-temps, Abdelhafid Boussouf, commandant la Wilaya 5, avait ordonné de lancer un centre d’écoute radio. Il désigna le Commandant Omar de le mettre sur pied et notamment le E.R.E. (Ecoute des Réseaux Ennemis). Pour la mise en place de ce centre, furent désignés sept membres : Hakiki, Mohamed, Larbi, Benaïssa, Azzouz et Miloud avec pour chef de centre Zidane (Allemand d’origine). Six postes radio Hammarlund et un Collins étaient mis à leur disposition. Cela se passait le 7 janvier 1957.
L’ensemble était logé dans une petite villa avec une cellule de sécurité formée de quatre Moudjahidine commandés par Si Tahar et disposait d’une «famille nourricière» qui s’occupait de l’intendance. Au mois de mai 1957, Hakiki et Azzouz, appelés à d’autres fonctions, furent remplacés par Ali l’Allemand et Houssine. Au cours du même mois, nous découvrions que le Consul général de France à Oujda, très actif, envoyait des Bulletins de Renseignements hebdomadaires (B.R.H.), par motard à la Sous-préfecture de Maghnia qui les transmettait par radio aux Préfectures de Tlemcen, Oran ainsi qu’à la Délégation générale du Gouvernement à Alger.
4. Activités
Dès la mise en place, était ciblée prioritairement l’écoute de tous les réseaux de l’armée française, la gendarmerie, la police et les S.A.S. à travers tout le territoire algérien. Très vite, l’activité prenant une ampleur - insoupçonnée au départ - le Commandement se vit dans l’obligation impérieuse d’étoffer le centre. Les locaux devenant exigus, une grande villa fut mise à la disposition des effectifs alors en place, tout en prévoyant l’arrivée des nouveaux renforts qui allaient affluer. En juin 1957, ceux-ci commencèrent à arriver. Parmi eux : Bakir, Hamza, Lakhdar, Boucif, Farah, Khelil, Belhadj et Kaoukab. L’activité s’intensifiait. L’horaire de travail était de 14 heures en moyenne par jour, calquées sur l’activité de l’armée française qui s’étalait de 6h00 du matin à minuit. Des équipes de veille étaient prévues faisant que l’activité était accomplie de manière rigoureusement continue. A cette époque, la sécurité était assurée par une équipe de quatre combattants sous l’autorité du lieutenant Bouchakour. Une «famille nourricière», celle de Si Mustapha, assurait l’intendance.
Signalons que de tout le Commandement militaire, seuls trois responsables avaient accès à la villa à l’exclusion de tout autre responsable quelque hauts que fussent ses grade et poste hiérarchiques.
En juillet 1957, nous nous rendîmes compte que l’armée française, du haut de son état-major jusqu’aux commandements opérationnels, utilisait des messages codés (chiffrés). Mais vers les brigades opérationnelles, et à cause du manque de chiffreurs, ces messages étaient retransmis en clair. C’est ce dernier mode de transmission qui nous permit de percer le système du chiffrage : nous avions remarqué que tous les messages étaient envoyés par groupe de cinq lettres. Le comparatif entre le message codé et le même en clair nous donna l’explication : chaque groupe binaire (association de deux lettres) renvoyait à un mot. La première - appelée abscisse - et la seconde - appelée ordonnée donnaient, à leur intersection, une case qui contenait ce mot. La cinquième lettre, facultative, n’avait sûrement pour but que de compliquer le décryptage des messages. A partir de là, fut établie la fameuse carte «Charlie-Mike-Oscar » ou Carte Militaire Opérationnelle (C.M.O.). Les messages captés, concernant les opérations militaires, avaient une importance capitale et étaient immédiatement exploités et répercutés par le Commandement de l’Ouest sur les réseaux évoluant à l’intérieur du pays.
Entre fin 1957 et début 1958 furent découverts les réseaux civils français, essentiellement ceux des Préfectures rattachées au Gouvernement général. Ils avaient la particularité de ne transmettre leurs messages qu’en clair à travers des B.R.Q. (Bulletins de Renseignements quotidiens) et des B.R.H. (Bulletins de Renseignements hebdomadaires). Ces réseaux transmettaient en clair parce que convaincus que leur extraordinaire vitesse de transmission (1.600 à 1.800 lettres par minute !) les mettait totalement à l’abri de leurs ennemis. Et s’ils ont été quand même découverts, c’est parce qu’ils ignoraient que deux de leurs anciens opérateurs, ayant suffisamment travaillé dans leurs réseaux de sécurité avaient rejoint la résistance : c’étaient Mohamed et Benaïssa. La grande vitesse de transmission conjuguée au fait que les messages, dont certains atteignaient 450 à 600 lignes dactylographiées directement, imposaient la mise en place d’un troisième opérateur dont le rôle consistait tout simplement à changer les feuilles des deux machines à écrire : c’était Ali l’Allemand. Malgré cela la saisie restait très contraignante. C’est alors qu’un compagnon, Sabri, responsable technique, confectionna un système pour l’utilisation des rouleaux télétypes, ancêtres des rouleaux utilisés dans les fax d’aujourd’hui, améliorant le rendement des opérateurs qui ne devaient pas perdre une miette des messages ennemis.
La machine était lancée dans une organisation parfaitement rôdée et surtout dans un esprit de camaraderie et de convivialité qui avait, pour première conséquence, de doper les effectifs en présence. Les moyens humains et matériels ne cessant de progresser, un autre déménagement s’avérait nécessaire. Et c’est ainsi que cette redoutable machine se retrouva dans une villa encore plus grande : celle de Melhaoui à la fin 1958. A peine les nouveaux lieux occupés, pas moins de trente-cinq opérateurs arrivèrent, frais émoulus d’une formation accélérée, spécialisée dans l’écoute, et dispensée au Centre Kebdani dirigé par le Commandant Hassani Abdelkrim dit Ghaouti, secondé par Si Moussa. Au nombre des trente-cinq figuraient, entre autres, les deux frères Mustapha et Benaïssa Ghribi, Elyebdri Mohamed, Damerdji Abdennour, Bentorkia Kadda, Debbah Mohamed, Mékhatria Ahmed, Abassi Mustapha, Bénali Khaled etc. La liste des trente-cinq est disponible et accessible à tous ceux qui souhaitent en prendre connaissance.
Nous estimons qu’une anecdote a sa place à ce niveau de notre récit : des agents affiliés à l’Office marocain de distribution de l’électricité se présentèrent un jour à la villa, au motif que la consommation électrique était anormalement très élevée et souhaitaient examiner les équipements installés pour rechercher d’éventuelles erreurs de branchement. Le responsable de «la famille nourricière» leur dit : «Mes frères, je ne peux vous laisser entrer. Nous avons regroupé dans cette villa toutes les veuves des Martyrs tombés au Champ d’Honneur». Les agents marocains se retirèrent pleins de compassion.