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Mohamed Fassi Fihri est ce que l'on appelle un « Haut profil ». Agrégé d'université, ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure de Saint Cloud, il assuma plusieurs responsabilités au sein du ministère de l'Education nationale, de la primature au cabinet du Premier ministre et à l'Isesco avant de se consacrer à l'enseignement universitaire. | |
| Mais dans cet entretien, ce n'est pas tant de sa personne qu'il s'agit que de celle de son grand-père, Abdellah El Fassi, ministre des Affaires étrangères du Sultan Moulay Abdelhafid qui l'envoya comme ambassadeur à Paris de 1909 à 1910 pour participer aux négociations des accords de Paris qui allaient ouvrir une page importante de la relation du Maroc tant avec la France qu'avec l'Europe ….
Il y a donc un siècle, année pour année avant que Tayeb El Fassi un cousin de la famille ne devienne à son tour ministre des Affaires étrangères, un siècle avant que le Maroc n'acquiert le statut avancé qu'Abdellah Al Fassi, protagoniste conscient des enjeux historiques des négociations qu'il conduisit avec Hadj El Mokri, ministre des Finances à Paris ne décide de relater sa mission effectuée dans la ville des Lumières. Il ne pourra mener ce travail à terme, ses notes, ses documents, ses archives conservées et transmises à la famille serviront de base à l'ouvrage publié récemment sous le titre « Mon grand-père ambassadeur à Paris 1909-1910 »par son petit fils Mohamed Fassi Fihri.
L'ouvrage est préfacé par l'actuel ambassadeur de France Jean François Thibault, un fin lettré de la culture arabe qui écrit « la mémoire d'une nation est aussi faite de grands évènements qui cachent les histoires individuelles mais la conservation d'archives familiales et leur exploration par des descendants avertis peuvent redonner vie aux faits et nous révéler la face humaine des relations étatiques ». Entretien avec l'auteur Mohamed Fassi Fihri. ----------------------------------------------------------------------------- Dans l'entretein accordé au «Matin», Mohamed Fassi Fihri, qui vient d'éditer un livre sur son grand père, Abdellah Fassi, qui était ministre des AE du sultan Moulay Abdelhafid, revient sur le personnage, mais aussi sur le contexte de l'époque.
LE MATIN : Pour quelles raisons ce travail d'écrire cet ouvrage vous échoit-il à vous particulièrement ?
MOHAMED Fassi Fihri: Je m'en suis expliqué dans le livre. Mon grand-père Abdellah El Fassi avait résidé en tant qu'ambassadeur du 24 mai 1909 à la mi juillet 1910. De retour à Fès la capitale du Maroc de l'époque, il décida d'écrire, de témoigner pour la postérité. Il n'en fit rien et un siècle plus tard, ce travail me revint, une fois libéré de mes responsabilités professionnelles. J'avais déjà publié un ouvrage « la cour dans l'âme » et plusieurs recueils de poésie. Mais là, il s'agissait d'un livre témoignage d'histoire. Mon père avait conservé pieusement toutes les lettres et les documents relatifs à ce voyage que j'ai complétés avec d'autres documents du Quai d'Orsay. Les textes cités qui sont le noyau de l'ouvrage sont pour la plupart en arabe et sont inédits. Je les ai traduits en tentant d'y préserver toute la charge émotionnelle.
Qui est Abdellah Fassi Fihri ?
Il fut ministre des A.E du Sultan Moulay Abdelhafid à un moment où le sort du Maroc se jouait à l'extérieur entre les puissances coloniales. Il fut envoyé comme ambassadeur pour négocier un contentieux important. A son retour il occupa le poste de magistrat et publia par la suite des succès littéraires. Abdellah fut élevé par son grand père, prénommé Allal qui fut aussi l'arrière grand père du leader du parti de l‘Istiqlal qui hérita de son nom. Il eut une formation classique, celle de la bourgeoisie intellectuelle de Fès : enseignement coranique et admission à l'université de Karaouiyine, l'une des plus anciennes universités du monde construite au IXe siècle avant de devenir Adel, ministre local, prédicateur, secrétaire au grand vizirat conférencier écrivain les Ahl Fassi étant férus de culture plus que d'argent et enfin ministre des A.E dans un Maroc qui faisait face à l'expansion européenne. En tant que ministre des A E il eut à travailler avec Mohamed El Mokri ministre des Finances un poste important dans la mesure où Moulay Abdel Hafid voulait que l'on négocie une nouvel emprunt qui permette au Maroc de respirer, la trésorerie du royaume étant à l'époque vide. Mon grand père est parti à Paris de Mai 1909 jusqu'en Juillet 1910.
Comment s'est passé ce passage d'un monde à l'autre, de Fès à Paris ?
Mon grand père n'a été averti qu'au dernier moment. C'est dire l'impréparation du voyage. Il a été effrayé par l'idée de prendre le bateau lui qui n'avait jamais quitté Fès ! De plus il fallait négocier un contentieux difficile car il savait que la France n'allait rien donner tout en donnant l'impression de donner ! Ils étaient partis pour 14 jours, ils sont restés quatorze mois Il a laissé des lettres écrites à son frère à Fès où il racontait des anecdotes sur sa vie à Paris. C'est l'objet du chapitre XI qui relate les impressions de voyage et la nostalgie qu'il ressent.Il a pu au cours de son séjour visiter le Palais de Versailles,l'université de Paris la bibliothèque nationale qui contient déjà 3 millions d'ouvrages, 100 000 manuscrits et 2 millions et demi d'estampes, le métro, un salon de l'aviation et d'autres réalisations, mais aussi d'autres villes comme Lyon, Saint Etienne où il se rendit à la manufacture des armes. Il était passionné mais il faut dire qu'il ne s'étonnait de rien car il retrouvait beaucoup de choses qu'il avait lues dans les livres. Il a eu tout loisir d'admirer les champs Elysées puisqu'il habita le N70 d'où il put témoigner « c'est l'avenue la plus belle et la plus agréable qu'il m'ait été donnée de voir. En y faisant quelques pas le soir, nous avions devant nous, de tous les cotés, un enchevêtrement serré et fort de points lumineux qui se profilaient à perte de vue ». Il raconte ses visites au Palais Bourbon et au Palais du Luxembourg siéges respectifs de la chambre des députés et du sénat, l'hôtel de ville, siége de la municipalité de Paris Il n'a jamais parlé de femmes dans ses récits excepté quant il évoque la présence protocolaire de l'épouse du président Mme Failléres à une réception. Dans les lettres adressées à son frère, il évoquait son épouse sous le nom de « maîtresse de maison ». Pour le reste les lettres étaient adressées au Sultan qui donnait ses orientations et ses directives. A un moment donné, il réagissait lui-même car il fallait le faire.
Un mot peut être sur le contexte et l'environnement de l'époque ?
Les troupes françaises ont débarqué en juillet 1830 à Alger. En août 1844, le Maroc perd la bataille d'Isly et il est mis fin à la légendaire invulnérabilité de son armée. En mai 1881, c'est le protectorat qui est établi en Tunisie. Le Maroc est resté longtemps replié sur lui-même, il était parvenu à sauver son indépendance grâce aux rivalités des puissances. 1910 était une période difficile, la France avait conclu des accords de troc avec l'Italie, l'Espagne l'Angleterre et peu de puissances nous soutenaient. Moulay Abdelhafid avait pris le pouvoir en 1908 pour sauver la situation et il n'a été reconnu par les Européens qu'en janvier 1909. Les Ouléma de Fès avaient posé leurs conditions pour le reconnaître : il fallait qu'il prenne la tête du Djihad et qu'il libère les territoires occupés. Le Maroc était dans une situation difficile : depuis l'acte d'Algésiras signé en 1906 qui ouvrait le Maroc à tous les pays, financièrement le Maroc était occupé via Paribas. Moulay Abdelaziz avait pris un emprunt important en 1904, sur le plan intérieur les tribus étaient dans un état de semi rébellion : la pauvreté, la surfiscalité et l'injustice poussaient les tribus à se rebeller. En 1909, la Chaouia était occupée par la France, comme Oujda et ses environs, Marrakech était dans un état de siége depuis l'assassinat du Dr Mauchamp. Dans ce contexte, il fallait négocier avec la France. Il a demandé un fonctionnaire français de haut rang, ce fut Eugène Regnault. Moulay Abdelhafid décida alors d'envoyer un ambassadeur pour négocier directement. Ce fut mon grand-père.
Quel était réellement son pouvoir et comment travaillait-il avec Moulay Abdelhafid ?
Abdellah El Fassi qui avait toute la latitude de lui envoyer des notes que je publie dans l'ouvrage, avait souvent à rencontrer le Sultan. Il le voyait les matins lorsqu'il recevait les ministres ou bien l'après midi à titre personnel. Le Maroc il faut le rappeler n'a cédé qu'en 1912, 82 ans après le débarquement d'Alger, 31 ans après le protectorat de Tunisie. Pour tenir, Moulay Abdelhafid qui était pragmatique avait fait en interne une série de réformes : l'esprit réformateur soufflait sur le Maroc qui était conscient de ses retards tout au long de la fin du 19e siècle début du 20e siècle. Le sultan avait fait du temps son allié. Il en faisait un usage savant espérant que le temps travaillera pour le Maroc. Il lui fallait également tirer parti des rivalités entre puissances étrangères comme entre l'Angleterre et l'Espagne et la France et l‘Allemagne.
A quel résultat était-on arrivé ?
Aux accords de Paris, un accord territorial : la France acceptait de se retirer de Casablanca et de la Chaouia et un accord financier : la France accordant un emprunt de 90 millions de l'époque au Sultan. Un nouveau pourcentage de 5% des rentrées de la douane fut retenu à la source, pour garantir le remboursement du prêt qui était grevé par les échéances consécutives à l'emprunt de Moulay Abdelaziz en 1904. Sur le plan militaire, il ne fallait pas se tromper : les conditions exigées étaient telles que l'on savait les choses impossibles. La France disait se retirer mais demandait au Sultan d'envoyer son armée pour maintenir l'ordre pour protéger les colons et leurs biens. Une première expérience serait tentée en Chaouïa, si elle s'avérait concluante, elle enclencherait la suite des évacuations.
Quelles leçons tirer de cette page de l‘histoire ?
Quand j'ai approfondi les choses, je me suis rendu compte que Moulay Abdelhafid était un homme extrêmement intelligent mais qui s'était trompé sur ce qu'il pouvait faire :il pensait qu'il pourrait une fois retrouvé le pouvoir, faire ce que son frère n'avait pu faire. Il a réussi quelque part puisqu'il a pu incarcérer Bouhmara, qu'il a pu prolonger l'indépendance du pays.
Comment s'est passé le retour de mission ?
Le sultan rendit les honneurs à la délégation. El Hadj Mohammed El Mokri, accompagné de Si Abdellah El Fassi et de M. Benghabrit se sont rendus à Dar El Makhzen où ils ont été reçus par le Sultan en présence du grand vizir. La suite on la connaît. Le traité du protectorat a été signé le 30 Mars 1912.Moulay Abdelhafid va abdiquer le 12 août et partir en exil. Le trône reviendra à Moulay Youssef puis à son fils le futur Mohammed V. Entre-temps, la révolte de Fès avait provoqué le remplacement de Regnault par le général Lyautey. Abdellah El Fassi demeura à son poste de ministre du Khalifa et décéda le 30 mai 1930.
Quand vous évoquiez au début de l'entretien, l'ouverture tout azimut du Maroc, n'y a-t-il pas selon vous aujourd'hui des risques pour le Maroc de s'ouvrir à tous vents ?
Les choses ne sont pas comparables. Aujourd'hui, le Maroc n'est pas l'allié d'un seul pays. Le protectorat était en fait installé au Maroc avant le protectorat.
Quelle est la parenté d'Abdellah Fassi Fihri avec l'actuel ministre des Affaires étrangères Taieb El Fassi ?
Tous les Fassi Fihri sont cousins à la bretonne. Ma grand mère, l'épouse d'Abdellah Fassi Fihri est la sœur du grand père de Tayeb Fassi Fihri. Sa mère est la petite fille de mon grand père. Il y avait une sorte d'endogamie entre cousins comme dans toutes les familles de Fès. | | | | | | | | Par Farida Moha | LE MATIN |
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