Hommage à Hadj Mustapha Bouabdallah
Il y a quarante jours, un grand personnage de la révolution algérienne s’en est allé : El Hadj Mustapha Bouabdallah. A cette occasion, les amis de son fils, Abdelwahid Bouabdallah, veulent, ici, lui rendre hommage en évoquant le parcours de celui que les grands, comme les plus humbles personnages de la lutte de Libération nationale connaissent mieux sous le pseudonyme de « Si Belhadj ».Abdelwahid, certains d’entre nous ont eu la chance de rencontrer ton père ; d’autres n’ont pas eu ce privilège. Mais nous tous estimons bien le connaître. Car, malgré ta grande réserve sur les affaires de ta famille, il t’arrive, au détour d’une circonstance particulière, de nous révéler tel aspect de la personnalité de ton père ; ou tel ou tel événement qui a marqué son parcours au service de la révolution algérienne. Qu’avons-nous conservé de ces confidences que nous avons recueillies de ta bouche au cours des années où nous t’avons côtoyé ? Beaucoup de choses, en fait. Et il y aurait matière à écrire plus d’un livre. Ce que nous avons voulu livrer aujourd’hui, ce sont des aspects plutôt personnels et peut-être aussi parmi les plus émouvants dans le parcours de ton père. Car nous pensons qu’après son départ, les Algériens ont le droit de mieux connaître ce personnage exceptionnel de la lutte de Libération nationale. Nous comprenons ce que cette initiative peut heurter la pudeur que tu as toujours voulu garder sur les événements intimes de ta famille. Mais nous prenons ce risque, car ton père appartient désormais à l’histoire ; aussi, nous espérons que tu nous pardonneras notre hardiesse.
Ce qui nous a frappés dès le départ chez ton père, c’est le fait que c’était un homme fortuné qui a particulièrement bien réussi son implantation au Maroc ; après que ton grand-père y avait émigré au début du siècle dernier, fuyant les manœuvres spoliatrices des colonisateurs français. Nous savons qu’assez tôt ton père est devenu propriétaire de près de 6000 hectares sur les bonnes de terres de la Moulouya à Berkane, entre Oujda et Nador. Et qu’en plus il possédait de nombreux lotissements dans ces différentes villes. C’est tout ce patrimoine et ces richesses que ton père et ses frères ont mis au service de la révolution algérienne. Et cela sans réserve aucune et sans subir la moindre contrainte pour le faire. Tu nous as parfois parlé de ces terres mises à la disposition totale des troupes de l’ALN pour les exploiter pour les besoins d’approvisionnement des djounoud. Tu as évoqué le premier l’hôpital de l’ALN situé dans la ferme familale Duroy où ont longtemps exercé, parmi d’autres, les docteurs Khati, Franz Fanon, Amir, Ouahrani, Saïd. Le grand Frantz Fanon, nul besoin de le présenter.
En revanche, le docteur Khati gagnerait à être mieux connu et honoré ; lui qui soignait aussi bien les officiers et djounoud de l’ALN que les populations locales marocaines des montagnes de Nador où sa maîtrise de l’amazigh lui permettait de sympathiser facilement avec les Chleuhs du Rif. C’est encore le centre d’instruction des forces spéciales à la Moulouya, près de Nador, dirigé par le sévère Abdallah Arbaoui (dit Nehru) et qui a accueilli les Khlalef (dit Merbah), Delleci, Maoui et tant d’autres. Nous nous souvenons aussi de l’évocation que tu faisais de l’école des cadres de l’ALN ou de l’école des transmissions dirigée par Abdehafidh Boussouf, qui a vu défiler tant de jeunes patriotes. C’est le centre d’instruction de Zghazen qui a accueilli les grands révolutionnaires africains comme Nelson Mandela et Amilcar Cabral qu’a côtoyés le futur général Lamari. Ce sont aussi ces endroits discrets que ton père mettait à la disposition des équipes de Messaoud Zeggar pour tester en toute quiétude les armes fabriquées dans les usines clandestines de l’ALN. Messaoud Zeggar, un homme pour lequel ton père éprouvait une grande estime et avec qui il a convoyé des quantités impressionnantes d’armes en provenance des filières clandestines à partir des ports marocains ou des bases américaines implantées dans ce pays. Il nous revient à l’esprit cet épisode cocasse où les gendarmes marocains demandaient à ton père un peu moins de désinvolture en évitant de donner le même numéro minéralogique à deux mêmes camions d’un convoi d’armement.
Ce à quoi Bakhti Nemiche, lalors convoyeur, répondait que ces camions étaient jumeaux ! Car il faut savoir que non seulement ton père mettait ses biens au service de la Révolution, mais n’hésitait pas à payer de sa personne. En raison de sa forte notoriété dans la région, il avait plus de facilité pour circuler, et donc la possibilité de faire passer dans ses véhicules hommes et armes, souvent à la barbe des policiers français avant l’indépendance du Maroc. Bien entendu, les autorités françaises ont fini par se rendre compte de son travail crucial pour la lutte de Libération nationale. En représailles, celui que les Français appelaient « le colon FLN » a vu votre ferme de Athamna bombardée par l’aviation française. Ton père a acquis une telle importance pour la révolution algérienne que les Français ont fini par l’arrêter. Ce qui a provoqué une riposte immédiate de l’ALN qui a kidnappé à Casablanca le colonel Mazurier. Et, fait unique dans les annales de la lutte de Libération nationale, ce colonel a fait l’objet d’un échange avec ton père. Ce qui a évité la fouille d’Oujda et la divulgation aux services français des renseignements clés sur le dispositif de soutien à l’ALN mis en place aux frontières algéro-marocaines. Il faut dire qu’en plus de la logistique impressionnante mise à la disposition de la Révolution, ton père avait accueilli les plus grandes personnalités de la lutte armée comme Larbi Ben M’hidi, Houari Boumediène, Abdelhafidh Boussouf et Lakhdar Bentobbal pour lesquels il éprouvait le plus grand respect. Les terres et propriétés de ton père étaient devenues en quelque sorte le berceau de l’Algérie souveraine en construction puisqu’elles accueillaient déjà les premières manifestations de l’Algérie libre comme ces défilés des Scouts Musulmans Algériens brandissant fièrement le drapeau national. Même les comédiens algériens venaient y interpréter leurs pièces, comme les regrettés Boubegra et l’Apprenti venus un jour à la ferme Madagh jouer Le Malade Imaginaire de Molière.
Mais nous savons qu’au-delà de la mise à la disposition de l’ALN de l’ensemble de ses biens et de son propre engagement dans l’action directe, ton père a donné à la Révolution ce qu’il avait de plus cher : son fils aîné Mohamed. Lieutenant dans les rangs de l’ALN, sous les ordres d’Omar Driss, lorsqu’il est tombé au champ d’honneur dans les monts de Mdjedel entre M’sila et Djelfa en 1958, ton frère Mohamed était monté au maquis dès l’année 1956. Tu nous as permis de jeter parfois le regard sur ces photos jaunies qui montraient un beau jeune homme, amoureux de la chasse et des belles voitures. Un jeune homme à qui tout souriait mais qui a préféré le combat libérateur à tout autre projet. Tu nous autoriseras de reproduire ici le fac-similé de cette lettre très personnelle où son ultime pensée allait à votre maman. Cette lettre, rédigée à l’encre verte “quelque part en Algérie”, semblait prémonitoire. Car c’était la dernière lettre de celui qui a choisi le pseudonyme de « Bouamama », écrite quelques semaines à peine avant sa mort. Comme la lettre de Zabana à sa famille avant de faire face à la sinistre guillotine, la lettre de ton frère Mohamed mériterait de figurer au programme de toutes les écoles algériennes ; pour inculquer le sens du sacrifice aux jeunes générations d’Algériens. Nous savons que la mort de Mohamed a profondément bouleversé ton père et qu’il l’a cachée à ta maman jusqu’à l’indépendance.
L’engagement total de ton père au service de la Révolution algérienne et les sacrifices qu’il a consentis pour son aboutissement se doublaient chez lui d’un combat inlassable pour l’avènement du Maghreb uni. Nous savons qu’il a beaucoup aidé les résistants marocains lors de leur insurrection pour l’indépendance au début des années 1950. Une contribution qui lui a valu la reconnaissance officielle des autorités marocaines et de la grande tribu des Bachiri qui l’ont honoré à Tafouralt en 2007. Comme il avait entretenu des relations de grande qualité et de respect avec le regretté roi Mohamed V. Ce dernier l’ayant reçu en 1960 au palais royal avec une délégation du notables algériens installés au Maroc et l’assurant de sa solidarité indéfectible pour la libération de notre pays. Malheureusement, les vicissitudes dans les relations algéro-marocaines après l’indépendance se sont traduites pour ton père par beaucoup d’amertume et de persécutions. Nous savons qu’il a dû subir des vexations et même des tortures de la part des autorités locales marocaines après l’épisode de la « guerre des sables » en 1963. Nous savons aussi qu’après la « marche verte » de 1975, et en violation des engagements du Traité d’Ifrane de 1969, le pouvoir marocain lui a non seulement confisqué l’ensemble de ses terres, mais l’a expulsé vers l’Algérie pendant cinq longues années.
Ce qui a encore meurtri ton père, c’est le fait que les autorités algériennes de l’époque n’avaient pas levé le moindre petit doigt pour dénoncer cette injustice à l’encontre d’un personnage qui a tant servi les deux pays. Mais ton père n’était pas homme qui pouvait aussi facilement se laisser abattre par la petitesse ou la myopie des gouvernants. Pendant son exil, il a poursuivi son action pour la construction du Maghreb uni. Nous savons que c’est pendant cette période d’exil qu’il a eu l’opportunité de mieux connaître Ferhat Abbes, un autre proscrit à ce moment-là ; et qu’il a eu le plaisir de découvrir toute la dimension d’homme d’Etat qu’incarnait cette grande figure du nationalisme algérien et maghrébin. Dans ce que nous venons de te rappeler, cher Wahid, nous avons surtout évoqué l’homme d’action que tu nous as fait découvrir chez ton père. Mais Si Belhadj avait aussi des qualités humaines qui ont profondément marqué ceux qui l’on côtoyé. Tous les témoins de l’époque de la Révolution se souviennent avec émotion de ses interventions continues pour dissiper les querelles et les différends qui éclataien t parfois entre les officiers et responsables de l’ALN. Et cela, grâce à ses qualités de modérateur et de conciliateur. Bien sûr, il n’a pas pu éviter tous les drames qui ont endeuillé la solidarité entre frères de combat. Il n’a pas pu arrêter le cycle tragique qui a conduit à la condamnation du jeune capitaine Zoubir qu’il appréciait particulièrement.
Comme il n’a fait qu’assister au passage d’Abane Ramdane à la frontière sans se douter du sort funeste qui l’attendait quelques jours plu tard. Mais combien d’autres drames il a pu éviter à la Révolution en usant de diplomatie et de son sens de la mesure.Alors qu’il se montrait tellement prodigue pour les affaires sacrées, comme la lutte de libération nationale, et envers les humbles, comme ce village marocain qu’il a électrifié de ses propres deniers sans en parler à quiconque, ton père montrait un grand sens de l’économie pour les affaires domestiques. Comme toi, nous avons été émus en découvrant ses papiers personnels où il notait consciencieusement le journal de ses dépenses et créances, de cette écriture serrée et cursive qui rappelle étonnemment la tienne, Wahid. Ce sens de l’économie juste, qui contraste avec sa générosité envers les causes nobles, c’est une qualité que vous, ses enfants, avaient certainement héritées de lui.
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien] El watan 05/04/09