Quand l’Algérie s’appelait El Djazaïr
Quel drôle de titre pour introduire une épopée historique s’étalant sur trois siècles concernant un même acteur : El Djazaïr d’avant 1830 ou l’Algérie d’après 1831(année de création de ce nom par les colons).
C’est à dessein, car le nœud du problème est là : El Djazaïr a existé avant l’Algérie. Avant l’Algérie, notre peuple ne parlait ni n’écrivait en langue française ni notre pays ne s’appelait Algérie. Mais, au titre de la tolérance religieuse d’essence musulmane, il y avait des églises et des synagogues à El Djazaïr avant qu’elle ne s’appelle désormais Algérie avec l’arrivée des colons dévastateurs en 1830. Il y a une exception cependant, et quelle exception ! : un de nos glorieux deys parlait le français, c’était le dey Hassan (1790-1798), illustre seigneur et magnifique dey du royaume d’Alger, ancien allié et ami de la nation française (intitulé des correspondances françaises à son bon endroit auquel on a ajouté parfois Sidi Hassan). Etat et peuple algériens avant 1830 ? La colonisation française en Algérie n’a pas rencontré une opposition labile mais des batailles et guerres épisodiques qui ont duré près d’un siècle au total pour voir la France soumettre tout le territoire algérien (au rythme des cavaleries de l’époque). La raison en est qu’il y avait un peuple d’El Djazaïr dont les résistants étaient qualifiés par la France coloniale de coupeurs de chemins, de bandits de grand chemin, de renégats, etc. jusqu’aux fellagas et terroristes de la glorieuse révolution de Novembre. C’était hier. Pour donner la preuve que l’Etat algérien a existé avant 1830, posons simplement la question de savoir pourquoi la France a eu dans cet « endroit de la Terre » de 1534 à 1830 pas moins de 96 commissaires et envoyés spéciaux de la cour de France et du directoire de la République (de De la Forest en 1534 à Duperré en 1830 en passant par Jérôme Bonaparte frère de Napoléon premier, en 1805).
Et pas moins de 61 consuls et vice-consuls de rang d’ambassadeurs plénipotentiaires et de rang de ministres conseillers (de Bartholle en 1564 à Pierre Deval en 1815-1827). Où les Etats envoient-ils des consuls et des vice-consuls ? Certainement près d’autres Etats souverains. L’Etat des Algériens, ainsi appelé par des historiens de France, fondé par les frères Barberousse, qui n’étaient pas Turcs faut-il le rappeler, venus à El Djazaïr à la demande express des dirigeants de son royaume de l’époque qui avait pour capitale Béjaïa, ne sont pas venus en conquérants (voir œuvres de Moulay Belhamissi sur la marine algérienne). Ce sont eux qui ont sollicité de Souleymane le magnifique, à leur tour devant la difficulté de la tâche, l’envoi de troupes de l’empire ottoman pour libérer El Djazaïr de la domination espagnole dont on parle si peu (les Espagnols sont arrivés jusqu’à la mosquée Ezzitouna à Tunis où ils ont attaché leurs mulets depuis Marsat Ben M’Hidi). L’empire ottoman constituait l’Union des musulmans qui s’exprimait dans le cadre du Califat, le dernier de l’histoire de l’Islam. El Djazaïr a eu à secourir l’empire ottoman et François 1er (et ses descendants) par la suite de nombreuses fois jusqu’à la date fatidique du 27/10/1827. Une autre question s’impose d’elle-même : avec qui les Etats concluaient-ils des traités et accords de paix et de commerce si ce n’était avec d’autres Etats souverains ? Nous l’avons dit, la France, nonobstant les autres nations d’Europe et d’Amérique, a eu avec l’Algérie depuis le traité de Béjaïa, de la fin du douzième siècle à 1830 (remise d’Alger par Hussein) pas moins de 69 traités (70 avec les accords d’Evian en 1962) cités par des nationaux et auteurs étrangers dont : • 58 + 1 de Béjaïa cités par Duvoulx et W. Spencer (historien américain) ; • + 1 traité de Châtellerault de 1534 cité par Dufour ; • + 1 de 1662 cité par Plantet ; • + 9 cités par Carl Reftelius (historien suédois), Léon Galibert, La Pléiade et d’autres. Sur l’ensemble de ces traités et accords, il n’est fait référence qu’à El Djazaïr comme Etat signataire et jamais à la Porte Sublime, l’Anatolie ou autre tiers Etat à quelque titre que ce soit. L’Algérie était souveraine pour tous ses actes de politique extérieure et même de déclaration de guerre. La langue originale des traités était souvent l’arabe. Quand la Porte Sublime pactisait des alliances anti-françaises, El Djazaïr se tenait aux côtés de la France royale ensuite républicaine rien qu’en les refusant officiellement (El Djazaïr a inauguré le crédit fournisseur sans intérêt pour la France pour qu’elle puisse acheter notre propre blé). Maintenant, est-ce qu’il serait intéressant de revoir les définitions historiques, sociologiques, juridiques et politiques des termes Etat, peuple et nation pour évaluer si El Djazaïr fût un Etat et si ses habitants ont constitué un peuple et une nation, compte non tenu des correspondances officielles et des formulations de ces mêmes traités et accords qui parlent d’Etat, de peuple, de nation, de royaume, de ville, de puissance et de république d’Alger avant la révolution française de 1789 ?
De la nation
Par nation, il est entendu un groupe humain vivant sur un même territoire, lié par la conscience d’une histoire, d’une culture, de traditions et parfois d’une langue communes et formant une entité politique. Cette définition s’applique aussi bien à notre nation qu’aux autres nations formées tout au long de processus lourds et complexes y compris les nations française et américaine (cette dernière depuis cinq siècles seulement). Il faut toujours se replacer dans le contexte de l’époque historique à étudier pour avancer des jugements ou des analyses. Vous ne pouvez pas avec l’instrumentation moderne dénier le caractère de nation à un peuple pris dans son contexte historique avec son Etat et son territoire de l’époque et juger péremptoirement qu’il ne fut ni peuple ni Etat comme le faisaient les champions du colonialisme entre hommes politiques, historiens, philosophes et militaires, et ils étaient nombreux. Il est regrettable que des nationaux de notre époque le fassent aussi sans avancer aucun argumentaire sérieux pour dénier à El Djazaïr un âge d’or. Des dictionnaires en donnent la définition suivante : « Un grand peuple habitant une même étendue de terre renfermée en certaines limites ou même sous une certaine domination. » L’encyclopédie (1765) n’est pas plus précise et s’attache au constat : « Une quantité considérable de peuples qui habitent une certaine étendue de pays, renfermée dans certaines limites, qui obéit au même gouvernement. »
Ernest Renan met en avant les différents éléments constitutifs d’une nation : la race, la langue, la religion, la géographie. Mais il ajoute que le fondement d’une nation est essentiellement affectif et intellectuel : « Une nation est une âme, un principe spirituel [...], c’est l’aboutissement d’un long passé d’efforts, de sacrifices et de dévouements ; avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent, avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les questions essentielles pour être un peuple. » Des millions de familles algériennes ont toujours cette impression au plus profond de leur être existentiel hérité de leurs aïeux et ancêtres avant et après l’Islam. Pour Renan, la nation est le sentiment d’avoir un passé commun et un avenir à construire ensemble. Si ces éléments ne s’appliquent pas au grand peuple d’El Djazaïr, à qui peuvent-ils s’appliquer alors ? Des Allemands comme Herder et Fichte définissent la nation comme un organisme, né de la géographie, mais plus encore d’une langue, de goûts et de caractères communs (Encyclopédie MS Encarta 2006). Ainsi, elle ne peut demeurer à travers l’histoire qu’en restant fidèle à sa propre culture. Chaque nation existe intrinsèquement et de façon irréductible, différente, indépendante d’un Etat qui la constituerait, marquant ainsi la prééminence de la société sur l’Etat, mais ouvrant aussi la voie à un particularisme propre à chaque nation (comprenez maintenant pourquoi les lois du colon reconduites en 62 sont inapplicables en Algérie restaurée et freinent son développement). Le souci prioritaire de conserver l’indépendance, de maintenir l’intégrité de la souveraineté et d’affirmer la grandeur d’un Etat-Nation (Raoul Girardet dans Qu’est ce qu’une nation) s’utilise également pour désigner les revendications d’un peuple assujetti, aspirant à l’indépendance comme le fut le nôtre durant la longue nuit coloniale.
à suivre....