La cérémonie, à n'en pas douter, sera fabuleuse. De celles que seuls les royaumes séculaires peuvent encore offrir. Une fête de plusieurs jours, à Tanger, disent les dernières rumeurs, où des millions de dirhams vont être dépensés. Et où tout ce que le royaume compte d'important se pressera. Jeudi, le Maroc fêtera les dix ans de règne de Mohammed VI.
Pour le moderne Mohammed VI, aujourd'hui âgé de 46 ans, cette cérémonie relève-t-elle du simple respect du protocole? Est-elle une pesanteur de plus pour cet amateur de Jet-Ski et de grosses cylindrées? Pas tout à fait. Le descendant de la dynastie alaouite assume les vieilles traditions royales. Ainsi que certains privilèges, comme celui qui fait de lui l'homme le plus riche du royaume.
Car Mohammed VI n'est pas seulement le "commandeur des croyants", le maître absolu en son royaume. Il est aussi le chef d'entreprise le plus puissant du pays. Par l'intermédiaire de la holding Siger (anagramme de regis, "du roi" en latin), le palais contrôle les secteurs clés de l'économie marocaine: construction, agriculture, banques. A lui seul, Mohammed VI pèse 6% du PIB du pays, ce qui fait de lui la septième fortune royale au monde, selon le magazine Forbes.
Les exclus de la "rupture"
Drôle de paradoxe pour celui que l'on a appelé à ses débuts "le roi des démunis" et qui, en 2005, lançait une grande Initiative pour le développement humain (INDH) afin d'éradiquer la pauvreté. Situation étrange pour celui qu'on annonçait comme le roi de la rupture, celui qui allait mettre fin aux prébendes pour les courtisans du Palais et surtout faire profiter le plus grand nombre des richesses du pays.
Certes, "M6", en poursuivant les réformes engagées par son père, a ouvert et transformé le Maroc. Il a développé tourisme, bâtiment, télécommunications et a lancé une politique de grands travaux, notamment pour désenclaver le nord, laissé à l'abandon par Hassan II. Il a multiplié par deux le taux de croissance (environ 5% chaque année). Il a également accordé plus de liberté, notamment à la presse. "Incontestablement, le champ des possibles s'est élargi", résume Karim Boukhari, directeur de la revue TelQuel.
Mais pas pour tout le monde. Car la majorité des Marocains vivent encore comme si rien n'avait changé. Au classement du développement humain établi par l'ONU, le pays pointe au 126e rang. Une classe moyenne digne de ce nom peine toujours à émerger. Et 40% de la population reste analphabète. Comment expliquer ce retard? Pourquoi Mohammed VI peine-t-il à transformer socialement son pays, lui, le patron efficace, qui, selon la presse locale, aurait multiplié le chiffre d'affaires de son groupe par 10 en dix ans? "Les chantiers qu'il a initiés sont très lourds, explique le politologue Mohammed Darif. La population en attend beaucoup, mais elle ne voit rien arriver."
Faire un tour à Sidi Slimane permet de mesurer la frustration. Cette ville est théoriquement située à une heure et demie de train de la capitale, Rabat, quand le tortillard ne connaît pas de retard, autant dire jamais. La commune appartient à la région du Gharb, le grenier à blé du pays, même si, en cette fin juillet, balayé par un vent brûlant, l'endroit ressemble surtout à une de ces plaines desséchées du Far West.
Le bakchich reste monnaie courante
L'hiver dernier, le Gharb a connu des inondations sans précédent. Plusieurs milliers de familles ont perdu leur habitation. A l'entrée de Sidi Slimane, dans un quartier insalubre que le plan "villes sans bidonvilles" était supposé faire disparaître, des vestiges de la catastrophe sont encore visibles. Des tas de terre, autrefois murs des maisons, bordent l'oued qui a débordé en février. L'endroit est devenu un dépotoir, jonché de sacs plastiques et d'oranges pourrissant au soleil. "Ma maison était là, explique un jeune montrant un monticule de terre. Normalement, je devrais recevoir 30 000 dirhams [un peu moins de 3000 euros] pour reconstruire ailleurs. On m'a donné un terrain mais je n'ai toujours pas l'argent." "Moi, je n'ai rien reçu. De toute façon, les autorités ne s'occupent jamais de nous ou alors il faut payer pour qu'elles fassent quelque chose", s'indigne un vieillard devant sa maison branlante. La corruption, que "M6" s'était juré d'éradiquer, a encore de beaux restes. Et la lourdeur de l'administration, aux mains de petits potentats locaux, ralentit l'application de décisions prises par le Palais.
Mais cela n'explique pas tout, notamment la situation de ces habitants du douar d'El Hasnaoui, à une vingtaine de kilomètres de Sidi Slimane. Plusieurs d'entre eux ont aussi vu leur maison emportée par les flots cet hiver. "Pour l'instant, je vis avec ma femme chez ma mère", explique Ahmed, assis en tailleur aux abords d'une route défoncée. Mais, même en temps normal, la situation du jeune homme n'est guère reluisante. Comme la plupart des hommes ici, il a très vite arrêté l'école. Aujourd'hui, il est journalier et travaille pour de gros propriétaires terriens. "C'est dur et l'on ne gagne pas grand-chose", explique l'un de ses amis, montrant la paume de ses mains, morceaux de cuir noircis.
Des intérêts économiques partout dans le pays
Certains possèdent des lopins de terre où ils cultivent de la betterave. "Mais la sucrerie nous achète le kilo seulement 20 centimes de dirham. Ce n'est pas assez pour vivre." Les paysans disent l'ignorer, mais l'une des usines à qui ils revendent leur production appartient à Cosumar, elle-même propriété? du roi. "C'est un exemple de sa mainmise sur l'économie, assure l'économiste de gauche Mehdi Lahlou. Le roi a des intérêts économiques importants partout dans le pays, ce qui peut faire douter de certaines décisions politiques qui ont été prises, comme celle sur l'exonération fiscale du secteur agricole jusqu'en 2013." Et de poursuivre: "En fait, en dix ans, le pays s'est peut-être enrichi mais il n'y a pas eu de politique fiscale qui permettrait une redistribution de ces richesses."
Pour faire bouger les choses, certains plaident en faveur d'une modification de la Constitution: "Tant que le Maroc sera une autocratie, où pouvoirs judiciaires, législatifs ou économiques sont entre les mains du roi, on ne pourra pas espérer voir la situation changer, s'enflamme Amine Abdelhamid, vice-président de l'AMDH (Association marocaine des droits de l'homme). Le développement humain passe par la démocratie." Pour cela, il faudrait rompre avec les vieilles traditions marocaines. Que Mohammed VI respecte pour l'instant à la lettre.
source jdd