AHMED R. BENCHEMSI
Les chiffres de ventes des journaux sont un indicateur social. ils renseignent sur ce qui intéresse les lecteurs.
Nous autres journalistes sommes censés relayer l’actualité, pas la faire. Depuis début août, nous la faisons pourtant – à notre corps défendant, croyez-le bien. Voici donc le nouveau slogan officiel : “La monarchie est devenue un fonds de commerce pour une certaine presse, trop c’est trop”. Après un ftour avec Khalid Naciri, notre impayable ministre de tutelle, tous les journaux de tous les partis politiques ont noirci des pages et des pages sur ce thème. Qu’on nous permette (parmi d’autres
représentants de la “certaine presse”) de nous sentir visés. Et de répondre.
1. Qu’est-ce qu’un “fonds de commerce” ? Quelque chose qui permet de gagner de l’argent ? C’est en effet un des buts recherchés par les entreprises de presse, et ce n’est pas honteux. Cet argent sert principalement à imprimer du papier et à payer des salaires – éventuellement, si tout va bien, à créer d’autres journaux qui eux aussi payeront du papier, des salaires, etc. Où est le problème ? Ce que les tenants de la théorie de la “monarchie / fonds de commerce” insinuent, c’est que la presse s’enrichit sur le dos du roi. Vous êtes bien mal renseignés, Messieurs-Dames. Les éditeurs comme les journalistes ne gagnent pas plus que des cadres d’entreprises privées. De quoi payer les traites d’un appartement et d’une voiture, et prendre des vacances une fois l’an. Si nous voulions être riches, nous aurions fait de la spéculation immobilière, pas du journalisme. C’est beaucoup plus lucratif et infiniment moins risqué.
2. Oui, la monarchie est un sujet qui “vend”. C’est un fait, et le déplorer bruyamment n’y changera strictement rien. Si ce sujet “vend” si bien, c’est – le croirez-vous ? – parce qu’il intéresse les lecteurs. A commencer par ceux qui dénoncent hypocritement le “fonds de commerce”, et sont les premiers à se jeter sur tout journal qui titre sur Mohammed VI. Plutôt qu’un agrégat financier, les chiffres de ventes des journaux sont un indicateur social : ils renseignent sur ce qui préoccupe le lectorat, autrement dit, sur les thèmes que l’opinion publique – en ressort, le dernier juge – estime dignes ou pas de faire débat. Au Maroc, pas de doute, la monarchie est le sujet de débat n°1. Ce ne sont pas les journalistes qui l’ont décidé, mais les lecteurs.
3. Pourquoi les lecteurs sont-ils si curieux du roi ? Tout simplement parce qu’il détient le pouvoir et que les détenteurs du pouvoir ont, de tout temps, suscité la curiosité. Les gens du Palais se plaignent d’être le point de mire de la presse marocaine ? Qu’en savent-ils ? Qu’ils se rassurent, nous ne focalisons pas plus sur le Palais royal (et même beaucoup moins) que la presse française sur l’Elysée ou la presse américaine sur la Maison Blanche. Et encore, ces pays sont des démocraties, les présidents y sont loin d’être omnipotents. Si la fréquence de nos Unes sur Mohammed VI devait refléter son niveau de pouvoir réel, c’est bien simple : nous n’écririons sur rien d’autre que lui, chaque jour, chaque semaine, de la première à la dernière page de chaque journal, de chaque magazine. Nos contempteurs pousseront-ils l’aveuglement jusqu’à affirmer que c’est déjà le cas ? Les connaissant, ce n’est pas impossible.
4. Tout sujet sur le roi est légitime - dans la mesure, bien sûr, où il a une incidence sur l’exercice du pouvoir, réel ou symbolique. Il se trouve que le pouvoir au Maroc est tellement personnalisé que des sujets royaux d’ordre intime (comme la santé ou les histoires de sérail) revêtent un intérêt politique crucial – il faut une sacrée dose de mauvaise foi pour le nier. Non, s’agissant du roi, la différence à faire n’est pas entre sujets légitimes ou illégitimes, mais entre sujets bien ou mal traités. Le journalisme est un métier avec des règles spécifiques, complexes, subtiles, que seuls les professionnels maîtrisent. Tous les journalistes marocains ne sont pas des professionnels. C’est compréhensible et excusable : après tout, ils n’expérimentent la liberté que depuis 10 ans – et encore, elle est loin d’être garantie. Impossible, après une vie aussi courte, d’arriver au même niveau de maîtrise que ceux qui font de la presse libre depuis un siècle.
Est-ce que tout cela est une raison pour laisser passer la calomnie ou la diffamation sur le roi ? Bien sûr que non. Mais il n’est pas interdit d’être pédagogue. Avant d’en arriver à la police ou à la justice, il y a les démentis, les droits de réponse, les interviews, les briefings en “on” ou en “off”… Bref, la confiance. Le Palais, au stade actuel, pense qu’il ne peut pas faire confiance à la presse indépendante marocaine. A-t-il déjà essayé, en ouvrant des canaux de communication francs et réguliers ? Jamais. Lui comme nous n’aurions pourtant rien à y perdre – et tout à y gagner.
2009 TelQuel Magazine. n° 390 . Maroc. Tous droits résérvés