Structure de « l’ancienne conception du Pouvoir »
1- Mon histoire avec un ouvrage
Le titre de cet ouvrage n’est pas de moi. Il est de Abdelhamid Benbouziane Benchenhou, qui se présente lui-même comme étant un « super-traducteur », dénomination qui indiquait le grade suprême auquel on pouvait accéder au sein du corps des traducteurs – algériens, pour la plupart – du temps du Protectorat. Citoyens français, leur pays étant considéré comme partie intégrante du territoire de la République, les Algériens jouissaient en effet de la confiance des Français, qui les employaient comme traducteurs dans leurs colonies arabophones. En cette qualité, ils servaient d’intermédiaires entre l’ancien appareil makhzénien – et avec lui la population indigène – d’une part, et les autorités coloniales et le gouvernement du Makhzen d’une autre.
Le traducteur Benchenhou composa donc son ouvrage afin, dit-il, qu’il servît de « référence pour les fonctionnaires éprouvant le besoin, dans l’exercice de leurs fonctions, d’une bonne connaissance du système marocain, et plus généralement pour les Marocains désireux de mieux connaître les lois de leur pays » ; un ouvrage où ils pourront « puiser des connaissances qui leur permettront d’en savoir davantage sur le Maroc ancien et actuel, le régime monarchique, le gouvernement marocain et ses compétences. »
Mon histoire avec cet ouvrage remonte à 1952 – une année à peine après que ma conscience politique et patriotique eut commencé à se former et à s’épanouir. Le héros du jour était alors le général Juin, nommé Résident général par le gouvernement français, désireux, celui-ci, de mettre un terme aux activités du Mouvement national. Grâce à l’essor qu’avaient connu les villes du pays – en conséquence, notamment, du transfert au Maroc de capitaux français, suite à l’occupation de la France par l’Allemagne nazie – le Mouvement avait en effet vu ses rangs grossir par l’adhésion de nombreux ouvriers. Juin entamera donc en 1951 une violente campagne de répression contre les dirigeants et cadres du Mouvement. Avec son successeur Guillaume, la campagne allait culminer, notamment après la déposition, puis l’exil – en 1953 – de feu Mohamed V.
J’avais à l’époque fait ma première année de collège (1951) à Oujda, avant de venir m’installer l’année suivante à Casablanca. Ma conscience politique avait entre-temps pu éclore et se former, grâce au contact permanent avec mon père, et grâce aussi aux années – primaire et classe complémentaire – que j’avais passées au sein de l’école Al-Nahda al-Mohammadia de Figuig. Le discours patriotique était à l’époque – tant au niveau des bulletins et journaux que mon père rapportait à la maison, qu’à celui de l’école – un discours évidemment idéologique. Laudatif, il présentait le Maroc d’avant le protectorat comme ayant été un pays fort, au gouvernement hautement organisé. Cette image excitait ma curiosité ; je voulais en savoir davantage sur ce gouvernement marocain d’avant le protectorat, détails que ne me fournissaient ni les programmes scolaires, ni les publications du Parti. Or, un jour, comme je traversais la rue séparant la Qissariya des Haffarine de la muraille de Bousbire, je vis, garée au coin de la rue, la poussette du bouquiniste chez qui j’avais l’habitude d’acquérir les ouvrages dont j’avais besoin. Je m’arrêtai donc et me mis à parcourir les titres, dont l’un me sauta immédiatement aux yeux : Description baroque du système gouvernemental du Maroc (Al-bayân al-mutrib fî nidhâm hukûmat al-Maghrib). J’achetai le livre et accourus à la maison, impatient de le lire.
Mais que ne furent ma surprise et ma déception quand je constatai que le gouvernement qu’il décrivait différait totalement de celui que le discours patriotique m’avait fait concevoir.
Hargneux, je jetai le volume au loin, certain que c’était là une oeuvre des traîtres et autres suppôts de l’occupation, n’ayant d’autre but que de contredire ce que le discours patriotique affirmait à ce sujet. Je ne devais pourtant pas tarder à y revenir, fasciné par son ton froid et neutre, où ne perçait aucune velléité méliorative ni péjorative. Peu à peu, il commença à constituer pour moi la réalité qui fut, par opposition au discours patriotique des communiqués du Parti, des journaux nationaux et des écrits officiels, qui tous représentaient désormais ce qui aurait dû être, ou plutôt ce que l’on voulait que nous croyions avoir été.
Ce livre aura eu le mérite de me rendre, dès cet âge, capable de dissocier mes propres désirs d’avec la réalité vécue. Plus encore, grâce aux informations sur le mode de gouvernement que connaissait le Maroc avant et pendant le protectorat, je devais plus tard être à même de comprendre les dessous de bien des choses « gouvernementales » du Maroc indépendant.
2- Structure de l’ancienne conception du pouvoir
Voilà pourquoi j’ai jugé utile de reproduire ici l’image que je m’étais faite du « système gouvernemental du Maroc » – image qui constitue une partie intégrante de ma mémoire politique – avant que d’évoquer les trois gouvernements ayant précédé celui de Abdallah Ibrahim, ainsi que ce dernier, étant, lui, l’objet de ce numéro. Cette utilité découle à mon sens de ce que ce serait là un bon moyen de comprendre les allusions faites dans ce numéro à l’opposition existant entre le gouvernement Ibrahim et les services administratifs, opposition qui sévit aujourd’hui encore entre ces services et le gouvernement d’alternance présidé par Abderrahmane Youssoufi. Due aux pressions de ce que l’on a pris l’habitude, voilà déjà quelques années, de dénommer le Parti secret, le Groupe de pression, ou encore le Gouvernement parallèle, cette contradiction est – me paraît-il – ce que Sa Majesté le Roi Mohamed VI signifiait quand elle évoquait, dans le discours donné à Casablanca, l’existence de handicaps structurels qui ralentissent le rythme des réformes. La nouvelle conception du Pouvoir, prônée par Sa Majesté, exprime justement – me semble-t-il – une volonté de vaincre ces handicaps structurels. Aussi, n’est-il possible d’en saisir l’utilité que si l’on dévoile la structure générale à travers laquelle s’exerçait l’ancienne conception du Pouvoir.
3- Le gouvernement du Makhzen avant le protectorat
Après une brève description du gouvernement du Makhzen avant le protectorat français, le traducteur Benchenhhou expose l’état de ce gouvernement, ainsi que ses relations avec l’administration coloniale vers la fin du protectorat :
« Le gouvernement du Maroc était – et est toujours – connu sous le nom du Makhzen. Le Palais royal, ou Maison du Makhzen, renferme les appartements privés du Roi, ainsi que le Cabinet royal, connu également sous le nom du Mechouar. Outre la Maison principale du Makhzen, sise à Fès, le Sultan dispose d’une résidence dans chaque ville, où il descend quand il s’y rend ou y fait passage. La cour se subdivise, quant à elle, en trois classes : les compagnons, les commis, et les membres du guich (les militaires). Les premiers se répartissent à leur tour en deux catégories : les ahl al-chkara et les ahl al-koummiya. Soldats accompagnant le Sultan dans sa capitale comme lors des voyages, et constituant les membres du gouvernement – Chancelier, ministres et scribes – les ahl al-chkara sont placés sous l’autorité du Grand vizir qui, directeur du Cabinet royal, tenait également lieu de Premier ministre. Les ahl al-koummiya, relevant du caïd (directeur) du Mechouar, sont affectés, quant à eux, au service personnel du Sultan. Majordomes, cuisiniers et valets chargés des services des Ablutions et de la Prière, ce sont tous des esclaves, relevant de l’autorité du Chancelier royal.
« Ce dernier, quant à lui, tient auprès du Sultan la fonction de secrétaire privé, s’interposant entre lui et les gens du peuple, et interdisant qu’on le voie sans autorisation expresse. Confident du sultan, il est, le plus souvent, l’informateur qui le met au fait de ce qui se passe hors des murailles du Palais, mais aussi son garde personnel et le garde des Sceaux. Jouissant au sein du Palais d’une confiance à laquelle nul autre que lui ne peut prétendre, il est également conseiller du Sultan pour les affaires urgentes comme pour les courantes. C’est pourquoi les affaires du Royaume sont saines lorsque le Chancelier est un homme pieux, brouillées et entachées de corruption quand il est lui-même corrompu. »
Le directeur du Mechouar est, lui, « le maître de la Maison royale, chargé d’y faire régner l’ordre ». Investi d’autorité vis-à-vis des ministres eux-mêmes, il était là pour les rappeler à l’ordre quand leur arrivait de s’écarter des dispositions prévues par le Protocole de la Maison, comme il avait en charge l’organisation des fêtes et cérémonies.
« Le Sultan investit ses collaborateurs des fonctions tels les ministères, les magistrats, les gouvernements locaux, le contrôle des comptes et la police. Les hommes d’Etat reçoivent ces charges selon le bon plaisir du Sultan qui, ayant la haute main sur ces affaires, donne ainsi la preuve de son autorité et de son pouvoir. »
Quant aux ministres, ils étaient au nombre de cinq :
- Le Grand vizir (al-Sadr al-A‘dham) : directeur du Cabinet royal et homme de première influence dans la gestion des affaires du Royaume, il est investi des charges de la régence en cas de non majorité du roi légitime ;
- Le « ministre des Mers », équivalent de celui des Affaires étrangères de nos jours ;
- L’Intendant des intendants, chargé des Dépenses et autres affaires financières ;
- Le Fourrageur, chargé des affaires du corps militaire – logement, habillement, nourriture, etc. Il tire son nom de l’une de ses fonctions essentielles : celle de pourvoir de fourrage les chevaux de la Cavalerie ;
- Le ministre des Doléances, chargé de percevoir, de classer et de présenter au Sultan les réclamations déposées contre les différents gouverneurs du Royaume ;
- Le service des Abus, chargé de superviser et de sanctionner la conduite des gouverneurs.
Concernant les finances de l’Etat à l’avènement du protectorat : « Les recettes n’étaient soumises à aucun autre contrôle que celui de la conscience personnelle du responsable qui en était chargé. Les intendants ayant acquis une réputation de laxisme et de corruption, le pays ne tarda pas à se trouver en état de décadence. » Les Dépenses de « l’Etat » se montaient, elles, « du temps de Hassan I, à quinze millions de pesetas argent », affectés comme suit :
« En premier lieu, le Sultan et sa noble Famille : 1 500 000 pesetas ;
En second, ses nobles Parents, installés à Fès, Meknès, Marrakech et Rabat : 850 000 pesetas ;
Le reste des nobles : 500 000 pesetas ;
Chancellerie royale, directeur du Mechouar et des différents autres départements du Makhzen : 400 000 pesetas ;
Entretien des Palais royaux : 200 000 ;
Frais divers : 100 000. »
Viennent ensuite, après le ministres, les juges et adouls. « Le Sultan nommait, à la tête des provinces, des gouverneurs dénommés caïds. Chefs militaires, chargés d’enrôler les hommes de troupe et de leur verser leurs soldes, ces caïds faisaient également office de juges civils, intervenant pour trancher les différends. Par ailleurs, ils oeuvraient au maintien de l’ordre dans les villes mises sous leur autorité, entretenaient les constructions makhzéniennes s’y trouvant, et percevaient les montants des amendes et impôts. »
« La hisba, ou contrôle des comptes, était également un département important ; à sa tête, le mouhtasib – qui recevait son autorité du gouverneur local – avait pour charge de réprimer les fraudes et autres délits commerciaux. » La police, elle, « avait pour tâche de maintenir l’ordre public et de défendre les institutions monarchiques. Ses membres étaient des soldats de l’armée du Sultan. »
Concernant l’armée, « les rois alaouites avaient pour habitude de recruter leurs soldats d’abord parmi les membres de tribus – en particulier les Oudaya, les Cherarda, les Ouled Jamae, les Cherarka, les Mnabha, les Immour et les Ouled Delim – qui fournissaient traditionnellement des contingents à l’armée ; ensuite, parmi l’armée des Bouakher, composée d’hommes de couleur que l’on enrôlait de force. C’était Moulay Ismaël qui avait constitué cette armée en rassemblant les restes des contingents africains ayant servi les Saadiens. Il leur avait fait prêter serment de fidélité sur le livre de hadith de al-Bukhârî, d’où leur nom. Il y avait ensuite l’armée régulière ; composés de soldats issus de tribus différentes, les corps de cette armée étaient placés sous les ordres de chefs européens. Sous Moulay Abdelaziz, ils étaient dirigés par le colonel Mac Lean. Enfin, le sultan pouvait, en cas de besoin, mobiliser les tribus du Gharb.
4- Convoitises et vues occidentales sur le Maroc avant le protectorat
Après cette description – que nous avons résumée – du « système gouvernemental du Maroc avant le protectorat », l’auteur en arrive aux conditions qui, pour avoir prévalu au pays durant cette même époque, devaient conduire à la signature du traité instaurant le protectorat. Voici un résumé du long exposé qu’il fait à ce propos :
A mesure que le temps passait, les pressions exercées par les pays européens devenaient plus fortes, leurs convoitises plus enfiévrées. La crise prendra fin par l’accord du 8 avril 1904, en vertu duquel la Grande Bretagne abandonnait le Maroc à la France, qui lui laissait en retour main libre en Egypte. Mais comme les trois autres puissances en présence – l’Espagne, l’Allemagne et la France – restaient toutes trois en lice, prétendant chacune à des droits sur le Maroc, le sultan Moulay Abdelaziz finit par réclamer la tenue d’un congrès international. Il aura lieu à Algésiras, le 7 avril 1906, avec la participation de 13 Etats, qui conviendront de confier à la France et à l’Espagne le soin d’entraîner les indigènes marocains au maintien de l’ordre et à l’organisation des forces de police. Il sera également convenu de fonder une banque locale, la Banque makhzénienne, toutes ces dispositions n’ayant évidemment d’autre but que de faciliter et protéger le commerce sur le territoire marocain, et de permettre aux Européens d’y acquérir des terres, notamment dans les ports les plus actifs à l’époque : Asilah, Ksar et Azemmour. Le 4 novembre 1911, l’Allemagne et la France mirent fin à leur différend en signant un accord en vertu duquel la première reconnaissait à sa rivale des droits sur le Maroc. La France avait d’ailleurs, depuis 1907 déjà, entrepris de s’ingérer dans les affaires du pays, en fomentant soulèvements et dissidences parmi les tribus de l’Est, pour intervenir ensuite sous prétexte de rétablir l’ordre dans ces territoires limitrophes de sa colonie algérienne. Lyautey entreprendra ainsi des actions à Oujda et dans la région du Moulouya, territoires qui seront occupés de fait dès 1910, la région de Chaouia étant, elle, aux mains des Français depuis 1908.
Suite à ces développements, Abdelhafid, frère du sultan Abdelaziz, s’« insurgeant » contre lui, se fait prêter serment d’allégeance par les habitants de Marrakech, région où il occupait les fonctions de représentant du Roi. Fort du soutien des tribus des Glaoua, des Abda, des Doukkala et des Réhamna, il marche sur Fès. A Chaouia, ses troupes se heurtent à l’armée de Abdelaziz. Défait, ce dernier cherche refuge auprès de l’armée française, tandis que Abdelahafid continue sa marche victorieuse sur la capitale, où il ne tarde pas à entrer, pour se faire proclamer officiellement à la tête de l’Etat. C’était en 1908.
Mais n’ayant aucune connaissance de l’art du gouvernement, il ne tarde pas à s’aliéner les tribus environnantes, qui se révoltent, l’obligeant à son tour à demander la protection des armées françaises campant à proximité, dans la vallée du Moulouya, sous le commandement de Lyautey, qui n’a alors plus qu’à tendre la main pour s’emparer de Fès. Moulay Abdelhafid signera le 30 mars 1912, avec le ministre français des Affaires étrangères, M. Regnault, le traité du protectorat ; Lyautey sera nommé Résident général au Maroc. Regrettant son geste, Moulay Abdelhafid abdique, en août 1912, en faveur de son frère Moulay Youssef. Ce dernier restera encore une année à Marrakech, avant de s’installer en 1913 à Rabat, où il élira définitivement domicile.
5- Le traité de protectorat
Le traité du Protectorat signé entre la France et le Maroc se compose d’un préambule, suivi de neuf articles :
Article premier « Le Gouvernement de la République française et Sa Majesté le Sultan sont d'accord pour instituer au Maroc un nouveau régime comportant les réformes administratives, judiciaires, scolaires, économiques, financières et militaires que le Gouvernement français jugera utile d'introduire sur le territoire marocain.
« Ce régime sauvegardera la situation religieuse, le respect et le prestige traditionnel du Sultan, l'exercice de la religion musulmane et des institutions religieuses, notamment de celles des habous. Il comportera l'organisation d'un Makhzen chérifien réformé.
« Le Gouvernement de la République se concertera avec le Gouvernement espagnol au sujet des intérêts que ce gouvernement tient de sa position géographique et de ses possessions territoriales sur la côte marocaine.
« De même, la ville de Tanger gardera le caractère spécial qui lui a été reconnu et qui déterminera son organisation municipale. »
Article 2 : « Sa Majesté le Sultan admet, dès maintenant, que le Gouvernement français procède, après avoir prévenu le Makhzen, aux occupations militaires du territoire marocain qu'il jugerait nécessaires au maintien de l'ordre et de la sécurité des transactions commerciales et à ce qu'il exerce toute action de police sur terre et dans les eaux marocaines. »
Article 3 : « Le Gouvernement de la République prend l'engagement de prêter un constant appui à Sa Majesté Chérifienne contre tout danger qui menacerait sa personne ou son trône ou qui compromettrait la tranquillité de ses États. Le même appui sera prêté à l'héritier du trône et à ses successeurs »
Article 4 : « Les mesures que nécessitera le nouveau régime de protectorat seront édictées, sur la proposition du Gouvernement français par Sa Majesté Chérifienne ou par les autorités auxquelles elle en aura délégué le pouvoir. Il en sera de même des règlements nouveaux et des modifications aux règlements existants. »
Article 5 : « Le Gouvernement français sera représenté auprès de Sa Majesté Chérifienne par un Commissaire Résident général, dépositaire de tous les pouvoirs de la République au Maroc, qui veillera à l'exécution du présent Accord.
« Le Commissaire Résident général sera le seul intermédiaire du Sultan auprès des représentants étrangers et dans les rapports que ces représentants entretiennent avec le Gouvernement marocain. Il sera, notamment, chargé de toutes les questions intéressant les étrangers dans l'Empire chérifien. Il aura le pouvoir d'approuver et de promulguer, au nom du Gouvernement français, tous les décrets rendus par Sa Majesté Chérifienne. »
Article 6 : « Les agents diplomatiques et consulaires de la France seront chargés de la représentation et de la protection des sujets et des intérêts marocains à l'étranger.
« Sa Majesté le Sultan s'engage à ne conclure aucun acte ayant un caractère international sans l'assentiment préalable du Gouvernement de la République française. »
Article 7 : « Le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de Sa Majesté Chérifienne se réservent de fixer, d'un commun accord, les bases d'une réorganisation financière qui, en respectant les droits conférés aux porteurs des titres des emprunts publics marocains, permette de garantir les engagements du trésor chérifien et de percevoir régulièrement les revenus de l'Empire »
Article 8 : « Sa Majesté Chérifienne s'interdit de contracter à l'avenir, directement ou indirectement, aucun emprunt public ou privé, et d'accorder, sous une forme quelconque, aucune concession sans l'autorisation du Gouvernement français. »
Quant au 9e et dernier article, il stipule que « La présente Convention sera soumise à la ratification du Gouvernement de la République française », et que « l'instrument de ladite ratification sera remis à Sa Majesté le Sultan dans le plus bref délai possible. »
Le Parlement et le Sénat français ratifieront ladite convention le 15 juillet 1912, le Sultan l’ayant, lui, cosignée avec Regnault le 30 mars de la même année.
6- Système gouvernemental du Maroc sous le protectorat
Avant d’évoquer le gouvernement du Makhzen sous le protectorat, A. Benchenhou fournit des précisions sur l’organisation du système du protectorat lui-même, à commencer par le Résident général (représentant du gouvernement français au Maroc), qui cumule – en vertu du traité – les portefeuilles des Affaires étrangères, de la Défense, du Secrétariat général du gouvernement, de la Fonction publique, de l’Intérieur, outre bien évidemment le commandement général de l’armée (d’occupation) : fonctions qu’il assure par le biais de trois Bureaux : le Bureau civil, le Bureau militaire et le Bureau diplomatique :
« Les autorités coloniales avaient instauré différents services destinés à gérer les affaires du pays et à contrôler l’action des gouverneurs et autres hommes d’Etat. Ces services prenaient – avec la Résidence générale – le nom de Gouvernement du protectorat. Ainsi, les services des Finances, des Travaux publics, de la Poste, de l’Enseignement et des Domaines makhzéniens, qui relevaient auparavant de la Maison royale, étaient entièrement transférés sous le commandement du Résident général. »
Evoquant ensuite le gouvernement du Makhzen sous le protectorat, il relève que les ministères de l’ancien Makhzen avaient été mis sous l’autorité du Résident général, à l’exception du Grand vizir, dont les fonctions n’avaient que « peu changé ». Ce dernier contrôlait en effet l’action des ministres, des pachas et des caïds, entretenant avec eux une correspondance supervisée par les autorités de l’occupation. Il était également en contact avec les administrations – les véritables ministères, en fait – dirigées par des Français, comme il disposait de délégués chargés d’établir les contacts entre le Makhzen et les administrations des Finances, de l’Agriculture et du Commerce, des Travaux publics, de la Poste et du Télégraphe, de la Santé et des Affaires sociales. Le Conseil des Directeurs (français), présidé par le Résident général, tenait lieu de Conseil du gouvernement.
Hormis le Grand vizir – à qui échoyaient les tâches abandonnées au Makhzen par les autorités d’occupation – trois nouveaux ministères venaient d’être créés : le département de la Justice et des Affaires civiles et religieuses, supervisant l’action des cadis, des adouls et des gérants de successions ; celui des Habous, chargé de l’administration des dons pieux ; enfin, un « quasi-ministère, sous forme de délégation à l’Enseignement », département dont le chef « dirigeait les affaires de l’enseignement islamique au sein des écoles françaises. »
7- Le gouvernement du protectorat : centralisation et bipolarisme
Il apparaît, à la lumière de ces données, que le « système gouvernemental du Maroc » se distinguait par deux caractéristiques : une centralisation extrême, et un bipolarisme très marqué dans la gestion des affaires du pays.
La première avait deux sources : l’Etat médiéval, et l’Etat du protectorat. Le premier rassemblait traditionnellement tous les pouvoirs aux mains du roi, qui les exerçait lui-même ou en déléguait l’exercice – à son nom et sous son contrôle personnel – au Grand vizir. Ce dernier, avec ses compétences apparemment comparables à celles du Premier ministre au sein des gouvernements modernes, se rapprochait en fait plutôt, par la nature véritable de ses fonction, d’un directeur du Cabinet royal, comme le soulignait à juste titre A. Benchenhou.
L’Etat du protectorat concentrait, lui, tous les pouvoirs dans les mains du Résident général, qui cumulait, comme nous venons de le voir, les fonctions de ministre des Affaires étrangères, de la Défense, de la Fonction publique, de l’Intérieur, et de Secrétaire général du gouvernement, en sus du commandement général de l’armée. Autrement dit, il détenait les départements aujourd’hui connus sous le dénominatif de « ministères de souveraineté », classification dénuée de tout fondement constitutionnel, étant uniquement héritée du système gouvernemental du protectorat...
*Abdelhamid Benbouziane Benchenhou est le pére de l'ex ministre de l'economie algérienne abdellatitif Benchenhou.
Source : revue mawakif
http://0z.fr/5tknP
A suivre
1- Mon histoire avec un ouvrage
Le titre de cet ouvrage n’est pas de moi. Il est de Abdelhamid Benbouziane Benchenhou, qui se présente lui-même comme étant un « super-traducteur », dénomination qui indiquait le grade suprême auquel on pouvait accéder au sein du corps des traducteurs – algériens, pour la plupart – du temps du Protectorat. Citoyens français, leur pays étant considéré comme partie intégrante du territoire de la République, les Algériens jouissaient en effet de la confiance des Français, qui les employaient comme traducteurs dans leurs colonies arabophones. En cette qualité, ils servaient d’intermédiaires entre l’ancien appareil makhzénien – et avec lui la population indigène – d’une part, et les autorités coloniales et le gouvernement du Makhzen d’une autre.
Le traducteur Benchenhou composa donc son ouvrage afin, dit-il, qu’il servît de « référence pour les fonctionnaires éprouvant le besoin, dans l’exercice de leurs fonctions, d’une bonne connaissance du système marocain, et plus généralement pour les Marocains désireux de mieux connaître les lois de leur pays » ; un ouvrage où ils pourront « puiser des connaissances qui leur permettront d’en savoir davantage sur le Maroc ancien et actuel, le régime monarchique, le gouvernement marocain et ses compétences. »
Mon histoire avec cet ouvrage remonte à 1952 – une année à peine après que ma conscience politique et patriotique eut commencé à se former et à s’épanouir. Le héros du jour était alors le général Juin, nommé Résident général par le gouvernement français, désireux, celui-ci, de mettre un terme aux activités du Mouvement national. Grâce à l’essor qu’avaient connu les villes du pays – en conséquence, notamment, du transfert au Maroc de capitaux français, suite à l’occupation de la France par l’Allemagne nazie – le Mouvement avait en effet vu ses rangs grossir par l’adhésion de nombreux ouvriers. Juin entamera donc en 1951 une violente campagne de répression contre les dirigeants et cadres du Mouvement. Avec son successeur Guillaume, la campagne allait culminer, notamment après la déposition, puis l’exil – en 1953 – de feu Mohamed V.
J’avais à l’époque fait ma première année de collège (1951) à Oujda, avant de venir m’installer l’année suivante à Casablanca. Ma conscience politique avait entre-temps pu éclore et se former, grâce au contact permanent avec mon père, et grâce aussi aux années – primaire et classe complémentaire – que j’avais passées au sein de l’école Al-Nahda al-Mohammadia de Figuig. Le discours patriotique était à l’époque – tant au niveau des bulletins et journaux que mon père rapportait à la maison, qu’à celui de l’école – un discours évidemment idéologique. Laudatif, il présentait le Maroc d’avant le protectorat comme ayant été un pays fort, au gouvernement hautement organisé. Cette image excitait ma curiosité ; je voulais en savoir davantage sur ce gouvernement marocain d’avant le protectorat, détails que ne me fournissaient ni les programmes scolaires, ni les publications du Parti. Or, un jour, comme je traversais la rue séparant la Qissariya des Haffarine de la muraille de Bousbire, je vis, garée au coin de la rue, la poussette du bouquiniste chez qui j’avais l’habitude d’acquérir les ouvrages dont j’avais besoin. Je m’arrêtai donc et me mis à parcourir les titres, dont l’un me sauta immédiatement aux yeux : Description baroque du système gouvernemental du Maroc (Al-bayân al-mutrib fî nidhâm hukûmat al-Maghrib). J’achetai le livre et accourus à la maison, impatient de le lire.
Mais que ne furent ma surprise et ma déception quand je constatai que le gouvernement qu’il décrivait différait totalement de celui que le discours patriotique m’avait fait concevoir.
Hargneux, je jetai le volume au loin, certain que c’était là une oeuvre des traîtres et autres suppôts de l’occupation, n’ayant d’autre but que de contredire ce que le discours patriotique affirmait à ce sujet. Je ne devais pourtant pas tarder à y revenir, fasciné par son ton froid et neutre, où ne perçait aucune velléité méliorative ni péjorative. Peu à peu, il commença à constituer pour moi la réalité qui fut, par opposition au discours patriotique des communiqués du Parti, des journaux nationaux et des écrits officiels, qui tous représentaient désormais ce qui aurait dû être, ou plutôt ce que l’on voulait que nous croyions avoir été.
Ce livre aura eu le mérite de me rendre, dès cet âge, capable de dissocier mes propres désirs d’avec la réalité vécue. Plus encore, grâce aux informations sur le mode de gouvernement que connaissait le Maroc avant et pendant le protectorat, je devais plus tard être à même de comprendre les dessous de bien des choses « gouvernementales » du Maroc indépendant.
2- Structure de l’ancienne conception du pouvoir
Voilà pourquoi j’ai jugé utile de reproduire ici l’image que je m’étais faite du « système gouvernemental du Maroc » – image qui constitue une partie intégrante de ma mémoire politique – avant que d’évoquer les trois gouvernements ayant précédé celui de Abdallah Ibrahim, ainsi que ce dernier, étant, lui, l’objet de ce numéro. Cette utilité découle à mon sens de ce que ce serait là un bon moyen de comprendre les allusions faites dans ce numéro à l’opposition existant entre le gouvernement Ibrahim et les services administratifs, opposition qui sévit aujourd’hui encore entre ces services et le gouvernement d’alternance présidé par Abderrahmane Youssoufi. Due aux pressions de ce que l’on a pris l’habitude, voilà déjà quelques années, de dénommer le Parti secret, le Groupe de pression, ou encore le Gouvernement parallèle, cette contradiction est – me paraît-il – ce que Sa Majesté le Roi Mohamed VI signifiait quand elle évoquait, dans le discours donné à Casablanca, l’existence de handicaps structurels qui ralentissent le rythme des réformes. La nouvelle conception du Pouvoir, prônée par Sa Majesté, exprime justement – me semble-t-il – une volonté de vaincre ces handicaps structurels. Aussi, n’est-il possible d’en saisir l’utilité que si l’on dévoile la structure générale à travers laquelle s’exerçait l’ancienne conception du Pouvoir.
3- Le gouvernement du Makhzen avant le protectorat
Après une brève description du gouvernement du Makhzen avant le protectorat français, le traducteur Benchenhhou expose l’état de ce gouvernement, ainsi que ses relations avec l’administration coloniale vers la fin du protectorat :
« Le gouvernement du Maroc était – et est toujours – connu sous le nom du Makhzen. Le Palais royal, ou Maison du Makhzen, renferme les appartements privés du Roi, ainsi que le Cabinet royal, connu également sous le nom du Mechouar. Outre la Maison principale du Makhzen, sise à Fès, le Sultan dispose d’une résidence dans chaque ville, où il descend quand il s’y rend ou y fait passage. La cour se subdivise, quant à elle, en trois classes : les compagnons, les commis, et les membres du guich (les militaires). Les premiers se répartissent à leur tour en deux catégories : les ahl al-chkara et les ahl al-koummiya. Soldats accompagnant le Sultan dans sa capitale comme lors des voyages, et constituant les membres du gouvernement – Chancelier, ministres et scribes – les ahl al-chkara sont placés sous l’autorité du Grand vizir qui, directeur du Cabinet royal, tenait également lieu de Premier ministre. Les ahl al-koummiya, relevant du caïd (directeur) du Mechouar, sont affectés, quant à eux, au service personnel du Sultan. Majordomes, cuisiniers et valets chargés des services des Ablutions et de la Prière, ce sont tous des esclaves, relevant de l’autorité du Chancelier royal.
« Ce dernier, quant à lui, tient auprès du Sultan la fonction de secrétaire privé, s’interposant entre lui et les gens du peuple, et interdisant qu’on le voie sans autorisation expresse. Confident du sultan, il est, le plus souvent, l’informateur qui le met au fait de ce qui se passe hors des murailles du Palais, mais aussi son garde personnel et le garde des Sceaux. Jouissant au sein du Palais d’une confiance à laquelle nul autre que lui ne peut prétendre, il est également conseiller du Sultan pour les affaires urgentes comme pour les courantes. C’est pourquoi les affaires du Royaume sont saines lorsque le Chancelier est un homme pieux, brouillées et entachées de corruption quand il est lui-même corrompu. »
Le directeur du Mechouar est, lui, « le maître de la Maison royale, chargé d’y faire régner l’ordre ». Investi d’autorité vis-à-vis des ministres eux-mêmes, il était là pour les rappeler à l’ordre quand leur arrivait de s’écarter des dispositions prévues par le Protocole de la Maison, comme il avait en charge l’organisation des fêtes et cérémonies.
« Le Sultan investit ses collaborateurs des fonctions tels les ministères, les magistrats, les gouvernements locaux, le contrôle des comptes et la police. Les hommes d’Etat reçoivent ces charges selon le bon plaisir du Sultan qui, ayant la haute main sur ces affaires, donne ainsi la preuve de son autorité et de son pouvoir. »
Quant aux ministres, ils étaient au nombre de cinq :
- Le Grand vizir (al-Sadr al-A‘dham) : directeur du Cabinet royal et homme de première influence dans la gestion des affaires du Royaume, il est investi des charges de la régence en cas de non majorité du roi légitime ;
- Le « ministre des Mers », équivalent de celui des Affaires étrangères de nos jours ;
- L’Intendant des intendants, chargé des Dépenses et autres affaires financières ;
- Le Fourrageur, chargé des affaires du corps militaire – logement, habillement, nourriture, etc. Il tire son nom de l’une de ses fonctions essentielles : celle de pourvoir de fourrage les chevaux de la Cavalerie ;
- Le ministre des Doléances, chargé de percevoir, de classer et de présenter au Sultan les réclamations déposées contre les différents gouverneurs du Royaume ;
- Le service des Abus, chargé de superviser et de sanctionner la conduite des gouverneurs.
Concernant les finances de l’Etat à l’avènement du protectorat : « Les recettes n’étaient soumises à aucun autre contrôle que celui de la conscience personnelle du responsable qui en était chargé. Les intendants ayant acquis une réputation de laxisme et de corruption, le pays ne tarda pas à se trouver en état de décadence. » Les Dépenses de « l’Etat » se montaient, elles, « du temps de Hassan I, à quinze millions de pesetas argent », affectés comme suit :
« En premier lieu, le Sultan et sa noble Famille : 1 500 000 pesetas ;
En second, ses nobles Parents, installés à Fès, Meknès, Marrakech et Rabat : 850 000 pesetas ;
Le reste des nobles : 500 000 pesetas ;
Chancellerie royale, directeur du Mechouar et des différents autres départements du Makhzen : 400 000 pesetas ;
Entretien des Palais royaux : 200 000 ;
Frais divers : 100 000. »
Viennent ensuite, après le ministres, les juges et adouls. « Le Sultan nommait, à la tête des provinces, des gouverneurs dénommés caïds. Chefs militaires, chargés d’enrôler les hommes de troupe et de leur verser leurs soldes, ces caïds faisaient également office de juges civils, intervenant pour trancher les différends. Par ailleurs, ils oeuvraient au maintien de l’ordre dans les villes mises sous leur autorité, entretenaient les constructions makhzéniennes s’y trouvant, et percevaient les montants des amendes et impôts. »
« La hisba, ou contrôle des comptes, était également un département important ; à sa tête, le mouhtasib – qui recevait son autorité du gouverneur local – avait pour charge de réprimer les fraudes et autres délits commerciaux. » La police, elle, « avait pour tâche de maintenir l’ordre public et de défendre les institutions monarchiques. Ses membres étaient des soldats de l’armée du Sultan. »
Concernant l’armée, « les rois alaouites avaient pour habitude de recruter leurs soldats d’abord parmi les membres de tribus – en particulier les Oudaya, les Cherarda, les Ouled Jamae, les Cherarka, les Mnabha, les Immour et les Ouled Delim – qui fournissaient traditionnellement des contingents à l’armée ; ensuite, parmi l’armée des Bouakher, composée d’hommes de couleur que l’on enrôlait de force. C’était Moulay Ismaël qui avait constitué cette armée en rassemblant les restes des contingents africains ayant servi les Saadiens. Il leur avait fait prêter serment de fidélité sur le livre de hadith de al-Bukhârî, d’où leur nom. Il y avait ensuite l’armée régulière ; composés de soldats issus de tribus différentes, les corps de cette armée étaient placés sous les ordres de chefs européens. Sous Moulay Abdelaziz, ils étaient dirigés par le colonel Mac Lean. Enfin, le sultan pouvait, en cas de besoin, mobiliser les tribus du Gharb.
4- Convoitises et vues occidentales sur le Maroc avant le protectorat
Après cette description – que nous avons résumée – du « système gouvernemental du Maroc avant le protectorat », l’auteur en arrive aux conditions qui, pour avoir prévalu au pays durant cette même époque, devaient conduire à la signature du traité instaurant le protectorat. Voici un résumé du long exposé qu’il fait à ce propos :
A mesure que le temps passait, les pressions exercées par les pays européens devenaient plus fortes, leurs convoitises plus enfiévrées. La crise prendra fin par l’accord du 8 avril 1904, en vertu duquel la Grande Bretagne abandonnait le Maroc à la France, qui lui laissait en retour main libre en Egypte. Mais comme les trois autres puissances en présence – l’Espagne, l’Allemagne et la France – restaient toutes trois en lice, prétendant chacune à des droits sur le Maroc, le sultan Moulay Abdelaziz finit par réclamer la tenue d’un congrès international. Il aura lieu à Algésiras, le 7 avril 1906, avec la participation de 13 Etats, qui conviendront de confier à la France et à l’Espagne le soin d’entraîner les indigènes marocains au maintien de l’ordre et à l’organisation des forces de police. Il sera également convenu de fonder une banque locale, la Banque makhzénienne, toutes ces dispositions n’ayant évidemment d’autre but que de faciliter et protéger le commerce sur le territoire marocain, et de permettre aux Européens d’y acquérir des terres, notamment dans les ports les plus actifs à l’époque : Asilah, Ksar et Azemmour. Le 4 novembre 1911, l’Allemagne et la France mirent fin à leur différend en signant un accord en vertu duquel la première reconnaissait à sa rivale des droits sur le Maroc. La France avait d’ailleurs, depuis 1907 déjà, entrepris de s’ingérer dans les affaires du pays, en fomentant soulèvements et dissidences parmi les tribus de l’Est, pour intervenir ensuite sous prétexte de rétablir l’ordre dans ces territoires limitrophes de sa colonie algérienne. Lyautey entreprendra ainsi des actions à Oujda et dans la région du Moulouya, territoires qui seront occupés de fait dès 1910, la région de Chaouia étant, elle, aux mains des Français depuis 1908.
Suite à ces développements, Abdelhafid, frère du sultan Abdelaziz, s’« insurgeant » contre lui, se fait prêter serment d’allégeance par les habitants de Marrakech, région où il occupait les fonctions de représentant du Roi. Fort du soutien des tribus des Glaoua, des Abda, des Doukkala et des Réhamna, il marche sur Fès. A Chaouia, ses troupes se heurtent à l’armée de Abdelaziz. Défait, ce dernier cherche refuge auprès de l’armée française, tandis que Abdelahafid continue sa marche victorieuse sur la capitale, où il ne tarde pas à entrer, pour se faire proclamer officiellement à la tête de l’Etat. C’était en 1908.
Mais n’ayant aucune connaissance de l’art du gouvernement, il ne tarde pas à s’aliéner les tribus environnantes, qui se révoltent, l’obligeant à son tour à demander la protection des armées françaises campant à proximité, dans la vallée du Moulouya, sous le commandement de Lyautey, qui n’a alors plus qu’à tendre la main pour s’emparer de Fès. Moulay Abdelhafid signera le 30 mars 1912, avec le ministre français des Affaires étrangères, M. Regnault, le traité du protectorat ; Lyautey sera nommé Résident général au Maroc. Regrettant son geste, Moulay Abdelhafid abdique, en août 1912, en faveur de son frère Moulay Youssef. Ce dernier restera encore une année à Marrakech, avant de s’installer en 1913 à Rabat, où il élira définitivement domicile.
5- Le traité de protectorat
Le traité du Protectorat signé entre la France et le Maroc se compose d’un préambule, suivi de neuf articles :
Article premier « Le Gouvernement de la République française et Sa Majesté le Sultan sont d'accord pour instituer au Maroc un nouveau régime comportant les réformes administratives, judiciaires, scolaires, économiques, financières et militaires que le Gouvernement français jugera utile d'introduire sur le territoire marocain.
« Ce régime sauvegardera la situation religieuse, le respect et le prestige traditionnel du Sultan, l'exercice de la religion musulmane et des institutions religieuses, notamment de celles des habous. Il comportera l'organisation d'un Makhzen chérifien réformé.
« Le Gouvernement de la République se concertera avec le Gouvernement espagnol au sujet des intérêts que ce gouvernement tient de sa position géographique et de ses possessions territoriales sur la côte marocaine.
« De même, la ville de Tanger gardera le caractère spécial qui lui a été reconnu et qui déterminera son organisation municipale. »
Article 2 : « Sa Majesté le Sultan admet, dès maintenant, que le Gouvernement français procède, après avoir prévenu le Makhzen, aux occupations militaires du territoire marocain qu'il jugerait nécessaires au maintien de l'ordre et de la sécurité des transactions commerciales et à ce qu'il exerce toute action de police sur terre et dans les eaux marocaines. »
Article 3 : « Le Gouvernement de la République prend l'engagement de prêter un constant appui à Sa Majesté Chérifienne contre tout danger qui menacerait sa personne ou son trône ou qui compromettrait la tranquillité de ses États. Le même appui sera prêté à l'héritier du trône et à ses successeurs »
Article 4 : « Les mesures que nécessitera le nouveau régime de protectorat seront édictées, sur la proposition du Gouvernement français par Sa Majesté Chérifienne ou par les autorités auxquelles elle en aura délégué le pouvoir. Il en sera de même des règlements nouveaux et des modifications aux règlements existants. »
Article 5 : « Le Gouvernement français sera représenté auprès de Sa Majesté Chérifienne par un Commissaire Résident général, dépositaire de tous les pouvoirs de la République au Maroc, qui veillera à l'exécution du présent Accord.
« Le Commissaire Résident général sera le seul intermédiaire du Sultan auprès des représentants étrangers et dans les rapports que ces représentants entretiennent avec le Gouvernement marocain. Il sera, notamment, chargé de toutes les questions intéressant les étrangers dans l'Empire chérifien. Il aura le pouvoir d'approuver et de promulguer, au nom du Gouvernement français, tous les décrets rendus par Sa Majesté Chérifienne. »
Article 6 : « Les agents diplomatiques et consulaires de la France seront chargés de la représentation et de la protection des sujets et des intérêts marocains à l'étranger.
« Sa Majesté le Sultan s'engage à ne conclure aucun acte ayant un caractère international sans l'assentiment préalable du Gouvernement de la République française. »
Article 7 : « Le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de Sa Majesté Chérifienne se réservent de fixer, d'un commun accord, les bases d'une réorganisation financière qui, en respectant les droits conférés aux porteurs des titres des emprunts publics marocains, permette de garantir les engagements du trésor chérifien et de percevoir régulièrement les revenus de l'Empire »
Article 8 : « Sa Majesté Chérifienne s'interdit de contracter à l'avenir, directement ou indirectement, aucun emprunt public ou privé, et d'accorder, sous une forme quelconque, aucune concession sans l'autorisation du Gouvernement français. »
Quant au 9e et dernier article, il stipule que « La présente Convention sera soumise à la ratification du Gouvernement de la République française », et que « l'instrument de ladite ratification sera remis à Sa Majesté le Sultan dans le plus bref délai possible. »
Le Parlement et le Sénat français ratifieront ladite convention le 15 juillet 1912, le Sultan l’ayant, lui, cosignée avec Regnault le 30 mars de la même année.
6- Système gouvernemental du Maroc sous le protectorat
Avant d’évoquer le gouvernement du Makhzen sous le protectorat, A. Benchenhou fournit des précisions sur l’organisation du système du protectorat lui-même, à commencer par le Résident général (représentant du gouvernement français au Maroc), qui cumule – en vertu du traité – les portefeuilles des Affaires étrangères, de la Défense, du Secrétariat général du gouvernement, de la Fonction publique, de l’Intérieur, outre bien évidemment le commandement général de l’armée (d’occupation) : fonctions qu’il assure par le biais de trois Bureaux : le Bureau civil, le Bureau militaire et le Bureau diplomatique :
« Les autorités coloniales avaient instauré différents services destinés à gérer les affaires du pays et à contrôler l’action des gouverneurs et autres hommes d’Etat. Ces services prenaient – avec la Résidence générale – le nom de Gouvernement du protectorat. Ainsi, les services des Finances, des Travaux publics, de la Poste, de l’Enseignement et des Domaines makhzéniens, qui relevaient auparavant de la Maison royale, étaient entièrement transférés sous le commandement du Résident général. »
Evoquant ensuite le gouvernement du Makhzen sous le protectorat, il relève que les ministères de l’ancien Makhzen avaient été mis sous l’autorité du Résident général, à l’exception du Grand vizir, dont les fonctions n’avaient que « peu changé ». Ce dernier contrôlait en effet l’action des ministres, des pachas et des caïds, entretenant avec eux une correspondance supervisée par les autorités de l’occupation. Il était également en contact avec les administrations – les véritables ministères, en fait – dirigées par des Français, comme il disposait de délégués chargés d’établir les contacts entre le Makhzen et les administrations des Finances, de l’Agriculture et du Commerce, des Travaux publics, de la Poste et du Télégraphe, de la Santé et des Affaires sociales. Le Conseil des Directeurs (français), présidé par le Résident général, tenait lieu de Conseil du gouvernement.
Hormis le Grand vizir – à qui échoyaient les tâches abandonnées au Makhzen par les autorités d’occupation – trois nouveaux ministères venaient d’être créés : le département de la Justice et des Affaires civiles et religieuses, supervisant l’action des cadis, des adouls et des gérants de successions ; celui des Habous, chargé de l’administration des dons pieux ; enfin, un « quasi-ministère, sous forme de délégation à l’Enseignement », département dont le chef « dirigeait les affaires de l’enseignement islamique au sein des écoles françaises. »
7- Le gouvernement du protectorat : centralisation et bipolarisme
Il apparaît, à la lumière de ces données, que le « système gouvernemental du Maroc » se distinguait par deux caractéristiques : une centralisation extrême, et un bipolarisme très marqué dans la gestion des affaires du pays.
La première avait deux sources : l’Etat médiéval, et l’Etat du protectorat. Le premier rassemblait traditionnellement tous les pouvoirs aux mains du roi, qui les exerçait lui-même ou en déléguait l’exercice – à son nom et sous son contrôle personnel – au Grand vizir. Ce dernier, avec ses compétences apparemment comparables à celles du Premier ministre au sein des gouvernements modernes, se rapprochait en fait plutôt, par la nature véritable de ses fonction, d’un directeur du Cabinet royal, comme le soulignait à juste titre A. Benchenhou.
L’Etat du protectorat concentrait, lui, tous les pouvoirs dans les mains du Résident général, qui cumulait, comme nous venons de le voir, les fonctions de ministre des Affaires étrangères, de la Défense, de la Fonction publique, de l’Intérieur, et de Secrétaire général du gouvernement, en sus du commandement général de l’armée. Autrement dit, il détenait les départements aujourd’hui connus sous le dénominatif de « ministères de souveraineté », classification dénuée de tout fondement constitutionnel, étant uniquement héritée du système gouvernemental du protectorat...
*Abdelhamid Benbouziane Benchenhou est le pére de l'ex ministre de l'economie algérienne abdellatitif Benchenhou.
Source : revue mawakif
http://0z.fr/5tknP
A suivre