Retirer les holdings royaux de la bourse implique un recul de la transparence. était-ce voulu ?
Fidèles à leurs habitudes, les managers des affaires royales – tout comme Mohammed VI lui-même, au niveau politique – se tiennent cois de longs mois, voire de longues années… avant de lâcher sans prévenir une “bombe” qui stupéfie tout le pays. C’est ce qui s’est passé vendredi dernier quand un communiqué est soudain tombé, annonçant le retrait de la Bourse des deux mastodontes ONA et SNI, prélude à leur fusion. En gros, l’enchevêtrement en cascade des holdings royaux,
système complexe de contrôles croisés plus ou moins majoritaires… tout ça, c’est fini ! Il n’y aura plus, désormais, qu’une “entité unique” dont Sa Majesté détiendra une majorité absolue et sans appel. Un toilettage au Kärcher, doublé d’une montée en puissance historique de Mohammed VI dans le grand capital marocain. Beau boulot, rien à dire. Sur cette dimension “supra”, les PDG de l’ONA et de la SNI n’ont fait aucun commentaire ; et pourtant, ils ont multiplié les interviews cette semaine. Très disponibles pour les médias (y compris pour TelQuel, qui les en remercie), ils ont répondu de bonne grâce à une foule de questions techniques. Mais sur la dimension politique de l’opération – forcément, vu l’identité du Big Boss –, pas un mot. C’est bien simple : dans le dossier de presse qu’ils fournissent, le mot “Siger” (nom de la société de participations détenue par la famille royale, et qui coiffe tout l’édifice)… n’est pas mentionné une seule fois ! Mais de quoi parlons-nous donc, si ce n’est de l’implication du roi dans le tissu économique national ? Surtout que vu sa taille et la tournure qu’elle prend, on n’a pas fini d’en ressentir les effets…
Bénéfice immédiat, déjà : la redynamisation de la Bourse, par la cession annoncée de plusieurs “joyaux de la couronne” : Cosumar (sucre), Lesieur (huiles), Centrale laitière (laitages)… D’ailleurs, pourquoi spécialement ces sociétés-là, parmi des dizaines d’autres ? Parce qu’elles sont “économiquement mûres” pour en céder le contrôle, disent les hommes d’affaires de Sa Majesté. Sans doute, sans doute. Mais ce choix obéit aussi, c’est évident, à des considérations politiques. Comme en 2003, quand Mohammed VI avait revendu les Brasseries du Maroc, dont le contrôle n’était guère compatible avec son statut de Commandeur des croyants… en 2010, il s’est probablement rendu à une autre évidence : pour un chef d’Etat, dominer le marché des denrées alimentaires de première nécessité n’est pas idéal en termes d’image. Surtout quand le prix desdites denrées augmente, et que cela se traduit par un fort mécontentement populaire, voire des manifs qui débordent pour un rien. Quand on est roi, se désengager de ce secteur-là, même partiellement, est un signe de sagesse.
Il y a tout de même un bémol à cette opération, et il est de taille : en retirant les holdings royaux de la Bourse, leurs dirigeants font, en termes de transparence, un grand pas en arrière. Plus rien ne les oblige, désormais, à publier leurs comptes détaillés – et notamment les dividendes distribués chaque année aux actionnaires… A partir de 2010, les Marocains ne pourront donc plus suivre l’évolution de la fortune du monarque, qu’il était jusqu’ici possible de reconstituer au moins en partie(1). Le recul de la transparence était-il voulu, recherché ? L’affirmer, nous dit-on, relève du procès d’intention, voire du nihilisme éhonté. Non, cette opération, dixit le PDG de l’ONA, est “un tournant stratégique qui ne peut être expliqué par une approche financière”. Traduisez : ce n’est pas pour gagner de l’argent qu’on fait ça. Sachant que le retrait de la Bourse du groupe ONA/SNI va lui coûter 6 à 24 milliards de dirhams, ça fait cher l’altruisme ! Surtout quand on connaît les managers des affaires royales, extrêmement doués, jusqu’ici, pour rentabiliser au centuple le moindre dirham investi pour le compte de Sa Majesté…
(1) Cf. dossier “Mohammed VI le Businessman”, TelQuel n°382
Par Ahmed R. Benchemsi
TelQuel