Riches ou pauvres, ils vivent le même malaise social : Jeunes d’Algérie génération divisée
L’Algérie se déclinerait-elle en plusieurs versions ? Le fossé entre les classes sociales est plus flagrant chez les jeunes. Les deux planètes tournent pourtant autour d’un même astre : l’argent. Tandis qu’une catégorie de jeunes exhibe sa richesse avec frénésie, l’autre partie tente par tous les moyens de gagner du fric pour « se mettre à l’abri ». Entre les jet-setteurs du quartier « kitch » de Sidi Yahia et les gavroches d’Alger, il y aurait un fossé d’incompréhension. Adossé à un mur décrépi, un jeune gardien de parking édenté explique l’agressivité des jeunes de son quartier : « Vous êtes une fille de bonne famille, mais si on vous met avec des Indiens, vous deviendriez une junkie, comme eux.
Dans une meute de loups, un agneau ne peut survivre. » Révolté suite à une récente interpellation de la police, il enchaîne : « Si tu travailles, on te dit que c’est interdit. Si tu voles, on t’emmène en prison. On ne sait plus quoi faire. A chaque minute, un « flic » vient te demander tes papiers pour un examen de situation. Les voleurs sont à côté, mais ils préfèrent ne pas les voir. Ils nous utilisent pour boucher les trous, pour salir nos dossiers, pour qu’on soit des minables, comme les autres. »
« Noooormal ! »
De l’autre côté de la ville, Sidi Yahia, quartier de Hydra au charme évident, incarne l’opulence d’une partie de la population. C’est là que les grandes marques internationales ont choisi de s’implanter. Le quartier est habitué aux voitures rutilantes et restaurants bondés. La rumeur, que rien ne confirme, raconte que certains y dépenseraient jusqu’à « trois smig » par jour. « Oui, les gens ont de l’argent. Il y a beaucoup de nouveaux riches sans savoir-vivre. On les voit vadrouiller dans leurs voitures à moitié saoûls. Toute la jeunesse algérienne est en mal de repères », nous dit Doria, jeune cadre dans une banque privée rencontrée dans l’un des cafés de Sidi Yahia. Les deux jeunesses en seraient-elles au même point ? « Il n’y a pas de différence, les uns sniffent de la colle, les autres fument un joint », affirme sur un ton ironique le représentant d’une association de jeunes. La réalité est plus complexe. « Les gens vivent dans des ghettos. Les mécanismes de la promotion sociale ont changé. L’ascenseur social est en panne. Le fossé va se creuser davantage », nous dit M. Benmerad, expert au Centre national d’études et d’analyses pour la population (Ceneap), ayant réalisé récemment une étude sur « les attentes de la jeunesse algérienne ». L’exhibitionnisme des uns aiguiserait la volonté des autres de s’en sortir. Les jeunes des quartiers dits populaires s’accrochent, s’inventent de nouvelles règles, se cognent à la vie. « Ils ne comprennent pas que leurs parents aient des scrupules, alors que d’autres réussissent par le biais de moyens peu orthodoxes. La règle, c’est la débrouille », explique M. Benmerad.
A chaque époque son langage. Le vocable « normal » est entré dans le hit-parade des termes les plus usités par les jeunes. De fait, tout est devenu « normal ». « Les éléments qui doivent stabiliser la société sont perdus. En raison d’une folle urbanisation, les choses se sont dégradées. La famille n’est plus ce qu’elle était. L’école a perdu sa crédibilité. Il y a un effritement des modèles sociaux. S’il voit que des fortunes se sont faites de manière extraordinaire, il va tenter de faire un grand coup », dit encore l’expert du Ceneap.
« L’enfer, c’est les autres »
Dans la piscine Kiffan-Club près d’Alger, des jeunes se dorent au soleil. Ils espèrent que ce sera pour eux le dernier été dans leur pays. « Je préfère poursuivre mes études à l’étranger. Il y a trop d’agressions, trop de voyous. C’est devenu invivable ici », nous dit Wassil fraîchement diplômé de l’Institut national de commerce (INC). Ses amis se plaignent des « autres », devenus leur « enfer ». « J’aimerais pouvoir m’asseoir dans un parc et profiter de la nature. Hélas, c’est impossible. On nous pourrit la vie », s’exclame Imène. Elle voudrait, elle aussi, quitter l’Algérie emportant ses rêves pour seul bagage.
Il apparaît que malgré le clivage, les deux jeunesses partagent le même désir de partir. « Nous avons le même rêve, mais pas les mêmes ambitions », rectifie Wassil. Et de poursuivre : « Contrairement à eux, nous n’idéalisons pas l’étranger. Nous savons que ce n’est pas l’eldorado, nous sommes conscients que ce ne sera pas facile. » Pour Imène, « en Algérie, les jeunes ont plus de chances de gagner de l’argent. Ailleurs, ils pourraient enfin vivre. » « Si l’on veut gagner de l’argent, il vaut mieux rester en Algérie, mais pour ce qui est de la qualité de vie, il faut aller ailleurs », résume-t-elle. Dans un quartier de Belcourt, sous une chaleur de plomb, Mohamed, papa de quatre enfants, raconte sa vie passée en Espagne. « J’ai vécu deux ans en Espagne, c’était la belle vie. J’ai travaillé dans les vendanges, j’avais une certaine dignité. Ici, c’est différent », dit-il. « Si je pouvais, j’irai à cheval, à pied, à la nage… », lance Makhlouf.
Dans leurs discussions sur l’état actuel de l’Algérie, les jeunes de Belcourt parlent beaucoup de « ouledhoum », traduire : les enfants de ceux qui « tiennent » le pays. « Ils ont des tonnes d’argent, mais rien ne nous parvient. Ils préparent le terrain à leurs enfants. Si au moins ils nous donnaient de l’argent pour nous marier ou des visas pour nous casser d’ici », estime Rédha, technicien supérieur en informatique qui travaille en tant que gardien dans une entreprise publique. La perte de confiance dans les hommes politiques algériens est flagrante. « Les Ouyahia, Belkhadem, c’est notre dernier souci. Ils ne se sont jamais préoccupés de nous, ma chafouch fina, on leur rend la pareille », dit Fayçal, gardien de parking.
Il hésite, cherche les mots justes et lâche : « Lorsque les jeunes des quartiers étaient bouffés par la drogue, les politiciens ne s’y sont jamais intéressés. Ce n’est que lorsque leurs enfants ont été touchés par le phénomène qu’ils ont commencé à s’en inquiéter ». Ces jeunes qui font flipper les jeunes filles au pas pressé disent vouloir « gagner de l’argent » et « fonder une famille ». « On demande un peu d’argent pour manger, c’est tout. Mais ils veulent qu’on soit tous des voyous !!! », maugréent-ils. Le mur sur lequel ils sont adossés porte aussi bien des mots de haine que des déclarations d’amour. Près de l’avenue Docteur Saâdane à Alger, un tag porte un cri de détresse : « Help. »
Par [url=mailto://]Amel Blidi[/url]