Algerie -Fance: le choc des memoires (editorial le monde)
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A un moment ou un autre de leur histoire, tous les peuples ont du mal à regarder leur passé en face. Du mal à ouvrir, rouvrir les archives des périodes les moins dignes ou les plus douloureuses de leur aventure collective.
Entre l'Algérie et la France, le psychodrame est permanent. Pour reprendre l'expression, lumineuse, de l'académicien Pierre Nora, il oppose la mémoire et l'histoire. D'un côté, la perception, nourrie d'affect, de sentiments, de ressentiment, qu'ont les uns et les autres de leur passé ; de l'autre, la reconstitution, aussi dépassionnée qu'il est possible, des événements de ce passé.
Tout est bon, tout est sujet à querelle sur fond d'opposition entre histoire et mémoire. Cette fois, la polémique a lieu à Cannes, au festival cinématographique. Sélectionné pour représenter l'Algérie, Hors-la-loi, le film de Rachid Bouchareb - le réalisateur d'Indigènes -, relate les événements de Sétif de mai 1945.
Dans cette petite ville de la région du Constantinois, la répression de manifestations nationalistes algériennes - qui firent une centaine de morts dans la population française - prit des allures de massacre. L'armée et la police françaises ont tué des milliers d'Algériens - les chiffres vont de près de 2 000 à plus de 45 000 ; des dizaines de milliers d'autres ont été blessés.
L'Algérie y voit le début de la guerre qui la conduira à l'indépendance, en 1962. La France, elle, a longtemps voulu occulter la tuerie de Sétif - un fait aujourd'hui avéré. Mais certains ne l'acceptent toujours pas. A Cannes, sous la pression d'un groupe de députés de la majorité, le sous-préfet, représentant officiel de l'Etat, entend aller, vendredi, déposer une gerbe à la mémoire "de toutes les victimes de la guerre d'Algérie".
Pourquoi ? Sétif ferait trop mal, trop honte à la France ? Faudrait-il "compenser" par une cérémonie rappelant, sans le dire, que l'Algérie, elle, s'est aussi rendue coupable de massacres - contre les harkis, les Algériens accusés de collaborer avec la puissance coloniale, tués par milliers après l'indépendance ? Cet exercice d'équilibrage est absurde. On ne se prononcera pas ici sur Hors-la-loi. Les massacres de Sétif sont un fait historique ; ceux des harkis aussi. Les uns ne justifient pas les autres. Ce qui est pour le moins condamnable, c'est cette impression que donne le sous-préfet, donc la France, d'un refus de voir les événements de Sétif pour ce qu'ils ont été. Au nom de quoi ? Au nom du fait que l'Algérie fait de même avec le drame des harkis ?
Cet enfermement des mémoires, cette concurrence entre elles divisent toujours les deux pays. Comment dépasser ce qui relève d'une sorte d'immaturité historique partagée ? A un moment où elles entretiennent de bonnes relations économiques, l'Algérie et la France sont incapables de liens politiques apaisés.
Et ce n'est pas d'un sous-préfet dont on a besoin, en l'espèce, mais des historiens. Pour sortir de la bataille mémorielle et entrer progressivement dans le partage de vérités historiques, à confronter comme telles.
Le Monde
Gloire à nos martyrs
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