La longue marche d'Ahmedou Ould Souilem
Ahmedou Ould Souilem, le 14 mai, à Rabat.
L’homme qui reçoit J.A. dans le salon d’une villa de passage à la périphérie de Rabat, une matinée de mai, pour un long entretien exclusif sans témoins, n’est pas un rallié ordinaire. Dix mois après son « retour » dans un Maroc qu’il n’a en réalité jamais connu, Ahmedou Ould Souilem, 59 ans, ancien ministre de
Ahmedou Ould Souilem a vu le jour en 1951 à Villa Cisneros, bourgade côtière de quelques milliers d’habitants et siège du gouvernement de la province saharienne espagnole du Rio de Oro. Son père, Souilem Ould Abdallahi, cheikh incontesté de l’importante tribu guerrière des Ouled Delim, est considéré alors, à l’instar de toute sa communauté, comme un allié de l’occupant espagnol – lequel accorde en échange à ses administrés sahraouis une très large autonomie de fonctionnement. Né en 1913, engagé volontaire au sein des tropas nomadas, puis traducteur au service de l’administration, il est l’une des trois personnalités clés de la politique saharienne du général Franco, avec Khatri Ould el-Joumani et Saïda Ould Abeïda (tous deux reguibat). Élu alcade (maire) de Villa Cisneros en 1963, puis député aux Cortes la même année, membre en 1966 de la délégation espagnole auprès des Nations unies, Souilem père se montrera, jusqu’à sa mort en 1995 dans un camp du Polisario non loin de Tindouf, très hostile aux revendications marocaines sur le Sahara occidental. Un moment promauritanien lors de la partition du territoire, il rejoint le Front Polisario en 1979, peu avant l’annexion du Rio de Oro par l’armée marocaine. Nourri dès son enfance au lait amer de la défiance à l’encontre du Makhzen, son fils a donc a priori de qui tenir…
Scolarisé à Villa Cisneros, Ahmedou Ould Souilem hérite du nationalisme antimarocain de son père, mais pas de son tropisme proespagnol. Avec un groupe de camarades, il est expulsé du lycée à l’âge de 17 ans pour avoir participé à des manifestations indépendantistes. Dès lors, la politique devient son pain quotidien. À partir de 1970, depuis Madrid, où il se soigne dans une clinique pour une affection pulmonaire, Ahmedou échange des messages avec le noyau des étudiants sahraouis de Tan Tan et de Nouakchott qui seront à l’origine de la fondation du Polisario : Mustapha Sayed el-Ouali, Ghailani Dlimi, Allali Mohamed Koury (actuel directeur du protocole de
Organiser l’ouest algérien
Un jour de mars 1976, dans un campement provisoire à Oum Dreiga, il est kidnappé, malmené, cagoulé et emmené par la sécurité du Polisario au camp de Rabbouni, non loin de Tindouf, où on l’emprisonne dans une cage. Il y restera un mois avant que Brahim Ghali, le chef militaire du Front, le fasse libérer. « Quand El-Ouali a appris mon arrestation et celle de dizaines d’autres Sahraouis, il a parlé de sabotage, dit Souilem. Puis il s’est lancé dans ce raid sur Nouakchott dont il savait que ses chances d’en réchapper étaient minimes. C’était une sorte de suicide. Il est mort en juin. Moi, j’ai mis cet incident sur le compte des erreurs inhérentes à toute lutte de libération. »
Ould Souilem (à dr., alors ambassadeur de
(Collection particulière)
En juillet, Ahmedou Ould Souilem est envoyé à Alger, puis à Oran, où il met en place la représentation du Polisario pour l’Ouest algérien, frontalier du Maroc. Un an plus tard, le voici en Guinée-Bissau, avec le titre d’ambassadeur de
Une voix discordante
Entre-temps, sous la houlette de Mohamed Abdelaziz et de ses protecteurs algériens, le Front Polisario s’est structuré, durci, centralisé. Le romantisme révolutionnaire a cédé la place à une organisation militarisée qui perdurera bien après le cessez-le-feu de 1991 et au sein de laquelle il n’est nulle place pour les voix discordantes. Ould Souilem, qui critique volontiers les dérives autoritaires de la direction du Front, est de celles-là, même si le prestige dont jouit son père le protège. Nommé directeur de l’école du 9-Juin – une forme de mise au placard –, il s’oppose à la présence des agents de la sécurité militaire dans l’enceinte de l’internat et aux empiétements incessants de l’idéologue Sid Ahmed Batal, ministre de l’Éducation. En mars 1988, Souilem est limogé. Avec une quinzaine de cadres du Polisario – dont Hakim, Hadrami, Mansour Ould Omar, Mustapha Al Barazani –, il prépare ce qui sera un tournant dans l’histoire tourmentée du Front : l’intifada d’octobre 1988. Les camps se soulèvent, l’armée intervient, il y a des morts, des blessés, des prisonniers. Rendu quasi intouchable par son statut de cheikh élu des Ouled Delim, Ahmedou est épargné, alors que la plupart de ses compagnons (dont Omar Hadrami) sont incarcérés. S’ouvre alors une longue crise interne qui s’achèvera en décembre 1989 par la tenue d’un congrès au cours duquel Mohamed Abdelaziz fait d’importantes concessions. Alors que Hakim et Hadrami quittent clandestinement les camps pour rallier le Maroc, Ould Souilem reste. « Je me sentais responsable de tous ces gens que j’avais entraînés avec moi dans cette galère en 1975 et 1976, dit-il. Moralement, je ne me sentais pas le cœur de les abandonner. » L’argument vaut ce qu’il vaut, mais il est le seul que sert Ould Souilem pour expliquer le délai étonnamment long entre la rupture de 1988 et son propre ralliement : vingt et un ans.
En 1990, le voici à nouveau ambassadeur au Panamá. Puis retour au camp d’Aousserd, où il négocie avec Abdelaziz une sorte de pacte de non-agression : « Je ne me suis jamais entendu avec lui, explique Souilem. Je lui échappais tant socialement que politiquement. Je ne suis pas un griot, mais il fallait que je protège les miens. Mon père était malade. J’avais charge d’âmes, comme on dit. » Après le cessez-le-feu de 1991, il participe en tant que chef de tribu au processus d’identification en vue du référendum d’autodétermination, avant de se consacrer entièrement à ses activités d’opposant. Dès lors, il est perçu par la direction du Front comme un poison, une sorte de virus qui dénonce sans cesse le « clientélisme » et la « dictature », et va jusqu’à encourager les Sahraouis à fuir en Mauritanie ou à regagner le Sahara occidental. Entretient-il des contacts secrets avec les services marocains ? « Non, aucun, assure-t-il. Mon réseau était purement interne et intrasahraoui. » En novembre 1999, la police algérienne l’arrête à Tindouf et lui retire son passeport. Ould Souilem se réfugie au siège de
La fin d’une aventure
Mohamed Abdelaziz, lui, ne s’y résout pas. Fin 2007, après le congrès du Polisario à Tifariti, il nomme Ould Souilem ministre conseiller à la présidence de
Depuis, Ould Souilem s’est rendu à plusieurs reprises au Sahara marocain et, bien sûr, chez lui, à Dakhla, qu’il a eu un peu de mal à reconnaître tant la ville s’est modernisée. Son jugement sur ses anciens camarades du Front se veut sans appel : « Le Polisario sahraoui est mort, il ne reste que le Polisario algérien. » Et d’égrener la liste de ceux qui, à son avis, ne rentreront jamais au Maroc « parce que leur vie et leur position sociale sont là-bas, et qu’ils redoutent, s’ils reviennent, d’être ramenés à leur dimension individuelle » : Mohamed Abdelaziz, Bachir Mustapha Sayed, Brahim Ghali… Quant au « front intérieur », celui ouvert au Sahara occidental sous administration marocaine par des militants indépendantistes comme Aminatou Haidar, Ali Salem Tamek ou Mohamed Daddach, Ahmedou Ould Souilem en minimise l’importance, même s’il reconnaît que certaines erreurs commises par les autorités ont pu susciter amertume et frustration parmi les Sahraouis : « Sociologiquement, ces gens ne représentent pas une alternative ; le Polisario lui-même ne les considère que comme des éclaireurs, des compagnons de route de circonstance, mais utiles à la cause. » Une cause à laquelle le futur ambassadeur de Sa Majesté affirme ne plus croire depuis plus de vingt ans, « depuis le jour où je me suis rendu compte que l’Algérie elle-même ne voulait pas de notre indépendance. Nous n’avons jamais été autre chose qu’une carte dans un jeu qui nous dépasse ».
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