Mohamed Arkoun, l’homme «éveillé»
«J’ai décidé de comprendre, non plus de m’adapter»
Nous sommes dans les années cinquante. Ils étaient une vingtaine à être partis en Europe, précisément en France, pour continuer leurs études.
Citons quelques-uns comme Anouar Abd El Malek, le sociologue ; Rochdi Rached, l’historien des sciences ; Mohamed Talbi, l’historien ; Lakhdar Souami, le philosophe ; Jamel Eddine Bencheikh, le spécialiste de littérature arabe ; l’historien des religions Ali Merad,… parmi eux Mohamed Arkoun. Beaucoup d’entre eux n’étaient pas venus à Paris pour se spécialiser dans le domaine de l’orientalisme français que dirigeaient des «arabisants»(1) plus intéressés par des recherches textuelles sur la période «classique» que sur les questions plus vastes et moins prestigieuses des sociétés contemporaines. Le courant dominant de la scène universitaire française et notamment parisienne, organisé autour de la Sorbonne et de deux revues Arabica et L’Orient, les y ramenaient bien malgré eux.
Ce n’est qu’en 1963, après la publication du texte d’Anouar Abd El Malek L’Orientalisme en crise, cri du cœur et critique violente de l’orientalisme comme idéologie de la domination, que commence une nouvelle période. Il y a bien sûr aussi «les évènements» et les grondements de l’histoire du temps présent, la révolte des colonies, la guerre de libération en Algérie. Arkoun, né en 1928 dans un petit village de Kabylie, a grandi à Oran qu’il quitte en 1954 pour préparer son doctorat à l’Institut parisien d’études islamiques. Il est nommé maître-assistant à la Sorbonne en 1961. Mais sans être dans une position de rupture brutale avec l’orientalisme classique représenté par Blachère, Laoust, Pellat et Brunschvig, il se sent plus proche de Jacques Berque qui avait déjà opéré la rupture avec les «anciens» et de Maxime Rodinson, plus tard de Bourdieu, tous, plus ouverts aux sociétés présentes, qu’ils commencent à analyser avec les méthodes nouvelles des sciences humaines.
Cette démarche moins «frontale» que celle de Anouar Abd El Malek lui permettra tout au long de son parcours d’universitaire d’être reconnu par le milieu universitaire français pour ses compétences scientifiques tout en restant ferme sur le «retournement épistémologique» opéré par ce nouveau courant qui libère progressivement la recherche du «fief des arabisants». Ces «textualisants» comme les avait appelés Jacques Berque, qui pouvaient déchiffrer et interpréter un texte ancien, mais étaient incapables de comprendre une discussion de village. Dans les années 1970, il est nommé avec Djamel Eddine Bencheikh, directeur de département et prend la direction de la prestigieuse revue Arabica en 1980. Exit Charles Pellat, avec lequel il s’était affronté des années durant.
Son intégration scientifique réussie, il reste pourtant sur «le fourneau» et surtout mène son combat sur deux fronts. Contre une partie du milieu universitaire français qui le considère comme un «intrus» dans la recherche métropolitaine, un «infiltré» même quand il insiste sur l’humanisme musulman ; lors de son passage à l’université d’Amsterdam, certaines mauvaises langues l’appellent alors «l’Ayatollah d’Amsterdam». Mais pire et plus triste, il est obligé aussi d’affronter les siens, en Algérie et ailleurs qui l’accusent de tiédeur, de mécréance même parce qu’il ne vilipende pas, mais argumente. Après quelques passages en Algérie qui le remplissaient de joie et d’espoir d’y développer un courant de recherches dans le filon qu’il avait ouvert, il se résignât mais maintint le cap ailleurs. Car Mohamed Arkoun avait la carrure et l’intelligence du long cours. Son humour, qu’il avait incisif et sa curiosité insatiable l’ont gardé, malgré ces batailles multiples contre des adversaires dédoublés, dans une jeunesse qui a étonné et ravi plus d’un d’entre nous, ses cadets
2- Extraits d’entretiens (2)
• «Pour diminuer la prolifération des poux, je devais avoir la tête rasée chaque semaine, ce qui me rendait particulièrement jaloux des chevelures blondes de mes camarades français ! Très tôt, ces «détails» matériels ont pris pour moi des dimensions culturelles et intellectuelles ; je voulais comprendre pourquoi une large partie de la population «indigène» était vouée à une existence difficile, précaire, rude, alors que les villes, et davantage encore les villes de l’Oranais, offraient des espaces publics, des magasins, des cafés, des villas, des jardins dont la conception et la propreté, l’élégance, l’agencement, le confort, l’entretien, contrastaient si violemment avec l’état extérieur et intérieur des «médinas» et des quartiers «indigènes».
• «C’est cette marginalité intériorisée comme une dimension essentielle de toute dialectique socio-historique, assumée intellectuellement comme une valeur, une acuité du regard analytique qui permet de compenser dans et par l’écriture scientifique les humiliations, les dominations, les éliminations arbitraires infligées à tous les types de minorités.»
• «C’est vraiment la situation de minoritaire, avec tout ce que la minorité a à faire d’efforts pour s’insérer dans des majorités et des majorités dominantes, dominantes par la langue, dominantes par la culture, dominantes par leur statut social. Et tout cela m’a posé constamment des problèmes d’adaptation. Et puis, chemin faisant, à un moment donné, ce n’était plus l’adaptation, c’était la critique. Parce qu’on s’adapte à quelque chose, on croit qu’on s’émancipe, on découvre des choses nouvelles, etc., on grandit en découvrant autre chose, mais à un moment donné, on se pose des questions. Est-ce que c’est bien de s’adapter à quelque chose dont on n’a pas fait la critique ? Donc, déjà à partir du second cycle au lycée, je commençais à me poser des questions sur la question même de l’adaptation et de la légitimité des efforts à faire pour s’adapter à une langue, une culture, sans lui poser de problèmes. Est-ce que ça vaut le coup de simplement s’intégrer ? Et c’est de là qu’est partie la critique.»
•«Très tôt, je me suis aperçu que ce qu’écrivaient les historiens, était quelque chose de très superficiel, quelque chose de très conventionnel, qui ramenait cet ensemble très diversifié à des notions très rudimentaires concernant l’Islam et concernant les Arabes, même pas la culture arabe. Et donc, au fur et à mesure que j’avançais dans mes diplômes, je me détachais en même temps de l’enseignement que je recevais. (…) C’était avant l’indépendance, dans un esprit que l’on pouvait deviner. A part deux ou trois professeurs, c’était le regard de ce que l’on appelait la science coloniale contre laquelle il a fallu s’armer pour ne pas se laisser entraîner dans cette présentation-là.»
• Ou, de manière plus explicite, lorsqu’une expérience biographique est réinvestie pour créer une position critique à l’intérieur du discours dominant :
• «Je retiens ces indications biographiques parce qu’elles expliquent mon approche radicalement anthropologique de ce que l’érudition musulmane aussi bien qu’orientaliste décrit sous le nom d’Islam, de sociétés musulmanes, de droit musulman, de culture islamique, etc. Ma résistance à l’islamologie classique s’enracine dans le souci de donner une voix, au moins dans l’écriture historienne et anthropologique, à tant de groupes socio-éthno-culturels soumis toujours et partout à l’implacable dialectique de la puissance et des résidus.» «J’ai mené là aussi un combat pour imposer la notion d’humanisme arabe alors que G. Von Grunebaum au même moment publiait des articles pour le nier car le mouvement humaniste se limitait, selon lui, à l’Europe du XIVe au XVIe siècle. J’avais à me justifier, aussi, devant des historiens de la philosophie, comme Arnaldez et Richard Walzer - grand maître à l’époque de l’approche philologique de la pensée arabe - qui accordait la priorité à la reconstruction de la filiation historique des idées à partir des philosophes grecs. La fonction de l’écriture philosophique, dans la cité arabo-islamique, était alors présentée comme secondaire ; les philosophes arabes sont des transmetteurs, des imitateurs, non des animateurs de la pensée vivante».
• «D’une façon générale, le procédé antithétique de l’auteur (G. Von Grunebaum) qui oppose constamment la fécondité, incontestable, de l’attitude occidentale et l’étroite subjectivité de l’attitude musulmane est maladroite si l’on pense qu’il est aussi lu par des musulmans. Bien plus, il apparaît discutable du point de vue méthodologique. Sans remettre en question aucune de ses positions scientifiques, ni renoncer à aucune de ses conclusions, l’auteur aurait pu, à mon sens, gagner une plus large audience auprès des musulmans, et c’est là un résultat éminemment souhaitable, s’il avait adopté un point de vue moins linéaire, moins exclusivement culturel, donc conceptuel». • «L’islamologie classique s’en tient à l’étude de l’Islam à travers les écrits des docteurs revendiqués comme tels par les croyants. Ce qui caractérise l’Islam, vu exclusivement à travers les écrits, c’est le privilège implicitement reconnu à l’implacable solidarité entre l’Etat, l’écriture, la culture savante et la religion officielle. Ce choix entraîne une relative négligence des aspects suivants :
- L’expression orale de l’Islam ;
- le vécu non écrit et non dit même chez ceux qui peuvent écrire ;
- le vécu non écrit, mais parlé ;
- les expressions écrites de l’Islam jugées non représentatives ;
• «On peut repérer (dans la littérature orientaliste) quatre grandes tendances :
1- Un grand nombre d’auteurs, marqués généralement par le point de vue chrétien, surdéterminent le facteur religieux ;
2- certains auteurs, laissant parler les sociétés, s’attardent à l’analyse des forces sociales en compétition, sans renoncer cependant au primat de l’inspiration religieuse ;
3- le débat sur les rapports entre religion et société est très pauvre ;
4- D’une façon générale, on est frappé par une grande indigence de la réflexion théorique portant sur le domaine islamique.»
J’ai cherché un savoir capable de me libérer et me donner les moyens de nourrir une pensée maghrébine critique.
Note de renvois :
1) Dans le lexique de l’époque les «arabisants» sont parmi les orientalistes ceux qui s’intéressent plus précisément à la civilisation Arabo-Mulsulmane comme les indianistes s’intéressaient à l’Inde ou les sinologues à la Chine.
2)Ces extraits d’entretiens sont tirés d’un ouvrage de Thomas Brisson «Les intellectuels arabes en France : migrations et échanges intellectuels», publié aux éditions Casbah, dans la collection «Gedel».
Remarque :
«Le mot Arabisant désignait les Orientalistes français travaillant sur la civilisation arabo-musulmane comme les Sinologues pour la Chine ou les Indianistes pour l'Inde.Les extraits d'entretiens ont été choisis à partir de l'ouvrage de Thomas Brisson : les intellectuels arabes en France.
Migrations et échanges intellectuels, publié conjointement aux éditions La dispute à Paris et Casbah ed à Alger. L'ouvrage lui-même est une recomposition de la thèse de doctorat en sociologie dont j'ai présidé la soutenance à Paris en 2008 et proposé la co-édition à Casbah pour la rendre accessible aux lecteurs algériens.»
Ali El Kenz
http://www.elwatan.com/contributions/chronique-ali-el-kenz/j-ai-decide-de-comprendre-non-plus-de-m-adapter-19-09-2010-90631_239.php