[b]La monarchie, l’islam et nous. 15 siècles de servitude
Illustration de l’entrée du calife
omar à jérusalem / AFP /
photomontage TelQuel
Morceaux choisis d’un traité d’histoire et de philosophie politique qui décortique les racines de l’absolutisme, toujours d’actualité, en terre d’Islam.
Monarchie, islam et servitude. Trois concepts reliés par le même fil conducteur : nous-mêmes. Comment s'est “construite” la relation dominant-dominés, roi-sujets, maître-esclaves, en terre d'islam en général, et au Maroc en particulier ? Pourquoi religion et politique sont-elles si difficiles à séparer ? Quelle est la portée symbolique d'un baisemain royal ? Comment le roi peut-il être à la fois un et plusieurs,
si humain et si divin ? A quoi peuvent bien servir un sérail, une cour royale ? Jusqu'à quel niveau la religion a-t-elle façonné nos mœurs et croyances ? Quelle est l'origine exacte de la servitude qui illustre si manifestement nos rapports au Pouvoir ? Sommes-nous, à la base, une société égalitaire ?
Des éléments de réponses sont apportés à ces questions passionnantes dans un livre, “Le sujet et le mamelouk”, de Mohammed Ennaji (Editions Fayard, collection Mille et une nuits), publié cette semaine. Au-delà des époques, et du contexte général, les situations décrites et l'analyse fournie par le livre restent d'une actualité brûlante, adaptables au Maroc comme à d'autres pays arabo-musulmans. Nous en reproduisons ci-après des extraits bien choisis, parfois regroupés ou simplifiés pour faciliter la compréhension générale du (con)texte.
Troublez-les, effrayez-les !
Un calife qui s'apprêtait à recevoir une délégation venue d'Egypte donna ses instructions à son chambellan : “Veillez à l'entrée des membres de la délégation. Bousculez-les ! Troublez-les autant que vous pouvez ! Chacun d'entre eux en arrivant à moi doit se croire perdu”. Les instructions furent si bien mises à exécution que le premier entré qualifia le maître des lieux d'envoyé de Dieu !
(…) Dès les Omeyyades, les rituels destinés à déstabiliser les auditeurs du roi sont mis en place, la panique doit se saisir d'eux à la seule idée de franchir le seuil du palais. L'homme accède au roi “la poitrine remplie de frayeur et le cœur poltron, même lorsqu'il est reçu en vue d'être honoré, anobli, comblé de bienfaits et destiné à une haute charge”.
Le voile du pouvoir
Un des signes distinctifs des rois est le voile, dont le hâjib ou chambellan de la maison royale est chargé. Le voile est un des symboles de l'autorité, “Il n'a pas été donné à un mortel que Dieu lui parle, si ce n'est par inspiration ou derrière un voile…” C'est ainsi que Dieu a entretenu Moïse, c'est ainsi qu'il s'adresse aux anges, “comme parle le roi à certains de ses proches alors qu'il est derrière le voile”, note Zamakhchari. Le hijâb permet au roi de prendre ses distances par rapport à la masse, d'échapper aux normes hiérarchiques ordinaires et humaines en accédant à l'invisible. (…) Le “faire attendre” est un rappel à l'ordre du roi : il présage d'une possible fin de non-recevoir. (…) L'attente crée un moment intense qui module le rapport au roi de ses quémandeurs et de ses visiteurs. La crainte a le temps de s'insinuer dans les âmes les mieux trempées, qui se trouvent isolées et amoindries en un lieu qui ne prête guère à l'insouciance. Celui qui est placé dans l'attente est soumis au spectacle des passeurs du voile, au va-et-vient permanent d'une multitude de serviteurs dont les regards et les formules d'usage, sans cesse reprises, expriment la crainte du maître qui les habite et le peu de cas qu'ils font des visiteurs ; ainsi s'accentue chez celui qui attend le sentiment d'impuissance, d'être réduit à une soumission passive. Le voile annonce le gouffre qui sépare de l'autorité.
Quand Sa majesté le voudra bien
Les notables quémandant les faveurs du roi jouent de leur influence et de leurs connaissances pour échapper aux désagréments d'une exposition prolongée aux abords du palais. Dans un message rédigé à l'intention du calife Al-Mamun par un notable, suite à un séjour prolongé devant la porte, la reconnaissance du statut (de Commandeur des croyants) est on ne peut plus évidente : “Si le Commandeur des croyants juge bon de libérer sa promesse de la captivité des chaînes de l'ajournement en répondant favorablement à son esclave et en l'autorisant à rejoindre son pays, ce serait très bien”.
Egaux face à l'aumône royale
Un des ressorts fondamentaux de la servitude consiste à mettre l'individu en situation de quémandeur chronique, de le rabaisser, de lui faire admettre et reconnaître le besoin qu'il a du maître, puis de le lui faire formuler. (…) L'attente aux portes fait partie de la sollicitation. (…) Solliciter le roi requiert un savoir-faire éprouvé pour qui entend en tirer de grands bénéfices, et ne va pas sans risque d'échec. (…) Pris dans le moule de la servitude, le solliciteur met le doigt dans un engrenage qui l'amène insensiblement, de palier en palier, dans une situation tout compte fait peu enviable. Une partie de l'élite fait souvent les frais de ce processus (…). Elle se retrouve bientôt au milieu de la liste des quémandeurs anonymes dont le sort reste pendant jusqu'à nouvel ordre. Le roi peut distribuer jusqu'à exciter l'avidité, puis priver jusqu'au désespoir. Dans un cas comme dans l'autre, le déshonneur est patent et l'avilissement certain.
Tu n'échapperas point au serment d'allégeance !
Un notable vint présenter ses hommages au roi An-Nu'mânn. Il fit montre, avec une désinvolture frôlant l'inconscience, d'une rare éloquence teintée d'arrogance, au point qu'il courrouça le roi, qui lui dit : “Si tu veux, je peux te poser des questions auxquelles tu ne saurais répondre”. Le roi fit signe à l'un de ses esclaves de le gifler dans l'espoir de le mettre à mort, s'il dépassait les bornes dans ses réponses. Il lui dit alors : “Que réponds-tu à cela ?”. L'homme répondit : “Un serviteur insolent”. à nouveau le roi le fit gifler et s'enquit de sa réponse. Il répondit : “S'il avait été sermonné pour la première gifle, il n'aurait pas commis la seconde !”. Et à nouveau le roi le fit gifler et attendit la réponse. Il dit : “Un roi qui éduque son esclave !”. Une autre gifle vint s'ajouter et il répondit : “Tu es le roi, je fais appel à ta clémence !”.
Hommes du roi, ou esclaves tout court ?
La distinction entre l'homme libre et l'esclave relève de la pure illusion. Le roi, contrairement au maître d'esclaves, n'a pas toujours besoin d'acheter les siens. L'esclave noir, chargé des tâches domestiques, représente le prototype de la personne asservie et attire à lui les représentations de la servitude. Le solliciteur (ndlr : de la générosité royale), à la différence de l'esclave noir, se croit vierge de toute souillure qui pourrait remettre en cause ses prérogatives d'homme libre du fait notamment de sa sollicitation. La servitude royale est un concept plus large que l'esclave “privé”. Etre l'homme du roi, dans le cadre d'un rapport servile, ne signifie pas être acquis à lui par le biais d'une transaction marchande, mais l'absence servile de la relation entre le roi et ses serviteurs. Esclaves mamelouks, c'est-à-dire propriété légale du maître, et autres serviteurs catalogués “libres” au service du roi, entrent tous dans le moule de la servitude royale. Celle-ci a ses règles et ses mécanismes. C'est un rapport moins étroit sous certains aspects que l'esclavage marchand, mais plus fort sous d'autres, qui lie le roi aux siens.
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Illustration de l’entrée du calife
omar à jérusalem / AFP /
photomontage TelQuel
Morceaux choisis d’un traité d’histoire et de philosophie politique qui décortique les racines de l’absolutisme, toujours d’actualité, en terre d’Islam.
Monarchie, islam et servitude. Trois concepts reliés par le même fil conducteur : nous-mêmes. Comment s'est “construite” la relation dominant-dominés, roi-sujets, maître-esclaves, en terre d'islam en général, et au Maroc en particulier ? Pourquoi religion et politique sont-elles si difficiles à séparer ? Quelle est la portée symbolique d'un baisemain royal ? Comment le roi peut-il être à la fois un et plusieurs,
si humain et si divin ? A quoi peuvent bien servir un sérail, une cour royale ? Jusqu'à quel niveau la religion a-t-elle façonné nos mœurs et croyances ? Quelle est l'origine exacte de la servitude qui illustre si manifestement nos rapports au Pouvoir ? Sommes-nous, à la base, une société égalitaire ?
Des éléments de réponses sont apportés à ces questions passionnantes dans un livre, “Le sujet et le mamelouk”, de Mohammed Ennaji (Editions Fayard, collection Mille et une nuits), publié cette semaine. Au-delà des époques, et du contexte général, les situations décrites et l'analyse fournie par le livre restent d'une actualité brûlante, adaptables au Maroc comme à d'autres pays arabo-musulmans. Nous en reproduisons ci-après des extraits bien choisis, parfois regroupés ou simplifiés pour faciliter la compréhension générale du (con)texte.
Troublez-les, effrayez-les !
Un calife qui s'apprêtait à recevoir une délégation venue d'Egypte donna ses instructions à son chambellan : “Veillez à l'entrée des membres de la délégation. Bousculez-les ! Troublez-les autant que vous pouvez ! Chacun d'entre eux en arrivant à moi doit se croire perdu”. Les instructions furent si bien mises à exécution que le premier entré qualifia le maître des lieux d'envoyé de Dieu !
(…) Dès les Omeyyades, les rituels destinés à déstabiliser les auditeurs du roi sont mis en place, la panique doit se saisir d'eux à la seule idée de franchir le seuil du palais. L'homme accède au roi “la poitrine remplie de frayeur et le cœur poltron, même lorsqu'il est reçu en vue d'être honoré, anobli, comblé de bienfaits et destiné à une haute charge”.
Le voile du pouvoir
Un des signes distinctifs des rois est le voile, dont le hâjib ou chambellan de la maison royale est chargé. Le voile est un des symboles de l'autorité, “Il n'a pas été donné à un mortel que Dieu lui parle, si ce n'est par inspiration ou derrière un voile…” C'est ainsi que Dieu a entretenu Moïse, c'est ainsi qu'il s'adresse aux anges, “comme parle le roi à certains de ses proches alors qu'il est derrière le voile”, note Zamakhchari. Le hijâb permet au roi de prendre ses distances par rapport à la masse, d'échapper aux normes hiérarchiques ordinaires et humaines en accédant à l'invisible. (…) Le “faire attendre” est un rappel à l'ordre du roi : il présage d'une possible fin de non-recevoir. (…) L'attente crée un moment intense qui module le rapport au roi de ses quémandeurs et de ses visiteurs. La crainte a le temps de s'insinuer dans les âmes les mieux trempées, qui se trouvent isolées et amoindries en un lieu qui ne prête guère à l'insouciance. Celui qui est placé dans l'attente est soumis au spectacle des passeurs du voile, au va-et-vient permanent d'une multitude de serviteurs dont les regards et les formules d'usage, sans cesse reprises, expriment la crainte du maître qui les habite et le peu de cas qu'ils font des visiteurs ; ainsi s'accentue chez celui qui attend le sentiment d'impuissance, d'être réduit à une soumission passive. Le voile annonce le gouffre qui sépare de l'autorité.
Quand Sa majesté le voudra bien
Les notables quémandant les faveurs du roi jouent de leur influence et de leurs connaissances pour échapper aux désagréments d'une exposition prolongée aux abords du palais. Dans un message rédigé à l'intention du calife Al-Mamun par un notable, suite à un séjour prolongé devant la porte, la reconnaissance du statut (de Commandeur des croyants) est on ne peut plus évidente : “Si le Commandeur des croyants juge bon de libérer sa promesse de la captivité des chaînes de l'ajournement en répondant favorablement à son esclave et en l'autorisant à rejoindre son pays, ce serait très bien”.
Egaux face à l'aumône royale
Un des ressorts fondamentaux de la servitude consiste à mettre l'individu en situation de quémandeur chronique, de le rabaisser, de lui faire admettre et reconnaître le besoin qu'il a du maître, puis de le lui faire formuler. (…) L'attente aux portes fait partie de la sollicitation. (…) Solliciter le roi requiert un savoir-faire éprouvé pour qui entend en tirer de grands bénéfices, et ne va pas sans risque d'échec. (…) Pris dans le moule de la servitude, le solliciteur met le doigt dans un engrenage qui l'amène insensiblement, de palier en palier, dans une situation tout compte fait peu enviable. Une partie de l'élite fait souvent les frais de ce processus (…). Elle se retrouve bientôt au milieu de la liste des quémandeurs anonymes dont le sort reste pendant jusqu'à nouvel ordre. Le roi peut distribuer jusqu'à exciter l'avidité, puis priver jusqu'au désespoir. Dans un cas comme dans l'autre, le déshonneur est patent et l'avilissement certain.
Tu n'échapperas point au serment d'allégeance !
Un notable vint présenter ses hommages au roi An-Nu'mânn. Il fit montre, avec une désinvolture frôlant l'inconscience, d'une rare éloquence teintée d'arrogance, au point qu'il courrouça le roi, qui lui dit : “Si tu veux, je peux te poser des questions auxquelles tu ne saurais répondre”. Le roi fit signe à l'un de ses esclaves de le gifler dans l'espoir de le mettre à mort, s'il dépassait les bornes dans ses réponses. Il lui dit alors : “Que réponds-tu à cela ?”. L'homme répondit : “Un serviteur insolent”. à nouveau le roi le fit gifler et s'enquit de sa réponse. Il répondit : “S'il avait été sermonné pour la première gifle, il n'aurait pas commis la seconde !”. Et à nouveau le roi le fit gifler et attendit la réponse. Il dit : “Un roi qui éduque son esclave !”. Une autre gifle vint s'ajouter et il répondit : “Tu es le roi, je fais appel à ta clémence !”.
Hommes du roi, ou esclaves tout court ?
La distinction entre l'homme libre et l'esclave relève de la pure illusion. Le roi, contrairement au maître d'esclaves, n'a pas toujours besoin d'acheter les siens. L'esclave noir, chargé des tâches domestiques, représente le prototype de la personne asservie et attire à lui les représentations de la servitude. Le solliciteur (ndlr : de la générosité royale), à la différence de l'esclave noir, se croit vierge de toute souillure qui pourrait remettre en cause ses prérogatives d'homme libre du fait notamment de sa sollicitation. La servitude royale est un concept plus large que l'esclave “privé”. Etre l'homme du roi, dans le cadre d'un rapport servile, ne signifie pas être acquis à lui par le biais d'une transaction marchande, mais l'absence servile de la relation entre le roi et ses serviteurs. Esclaves mamelouks, c'est-à-dire propriété légale du maître, et autres serviteurs catalogués “libres” au service du roi, entrent tous dans le moule de la servitude royale. Celle-ci a ses règles et ses mécanismes. C'est un rapport moins étroit sous certains aspects que l'esclavage marchand, mais plus fort sous d'autres, qui lie le roi aux siens.
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