Monarchie et islam politique au Maroc
Mohamed Tozy
Presses de Sciences Po, Paris, 1999
Dans cette excellente et stimulante sociologie historique du Maroc, Mohamed Tozy (professeur de sciences politiques à l’Université Hassan II de Casablanca, déjà connu pour ses nombreux travaux, portant notamment sur les associations de prédication, les élites islamistes et le champ religieux au Maroc) analyse en profondeur les fondements de la culture politique marocaine. Il nous permet de mieux comprendre comment la société marocaine a progressivement construit son univers politique et comment elle pense son rapport au pouvoir. Il rend compte de l’aptitude du système à perdurer et à gérer de façon efficace un certain nombre de ruptures. Il tente, enfin, une évaluation du processus de réforme qui a débuté dès le début des années 1990 aboutissant à la transition politique actuelle. Le livre s’articule autour de trois axes principaux de recherche : l’analyse historique de l’émergence du pouvoir makhzénien et la diffusion d’une culture de l’autoritarisme et de la servitude ; l’analyse du mode de fonctionnement du champ politique ; et, enfin, l’inventaire des éléments de rupture et de continuité dans la remise en cause politique et théologique du système traditionnel, à travers l’étude des mouvements islamistes marocains.
L’analyse historique de l’émergence et du fonctionnement du système makhzénien incite Mohamed Tozy à mettre en lumière les mécanismes de domination qui aboutissent à un jeu complexe et subtil articulant des modalités «traditionnelles» de domination et des expressions institutionnelles modernes (coexistence de couples comme le Makhzen et la monarchie constitutionnelle, les notions de sujet et de citoyen, etc.) Il s’agit, ensuite, à travers l’analyse du fonctionnement du champ politique — dans lequel le référentiel islamique joue un rôle important —, d’axer la réflexion sur les référents symboliques et les stratégies de légitimation. L’histoire du rapport de l’Etat marocain aux expressions religieuses concurrentes met en évidence une relation ambivalente, due en partie au caractère composite du bloc au pouvoir. Chaque acteur politique développe une stratégie spécifique qui répond au mieux à ses intérêts particuliers. Le roi, dont la légitimité est essentiellement religieuse, ne peut, de par son statut de amîr al-mou’minîn (Commandeur des croyants), accepter de reconnaître explicitement les expressions concurrentes de l’islam. Cela équivaudrait à reconnaître dans la communauté un schisme qui entamerait sa vocation monopolistique et affaiblirait la légitimité chérifienne. A un autre niveau, l’administration se consacre à sa mission de contrôle et de prévention de tout mouvement à vocation religieuse, à travers la formation des clercs et l’extension contrôlée de la construction des mosquées. Le roi-sultan, dans sa quête de légitimité religieuse réécrite et aseptisée, combine avec un certain savoir-faire les registres hagiographique, juridique et théologique. Il le fait dans deux directions : politique (affaiblissement des clercs et entretien du pluralisme religieux) et doctrinale (monopolisation de l’interprétation de la religion et sacralisation de la personne du descendant du Prophète). La réhabilitation de la bay’a (allégeance), élément constitutif du pouvoir politique, a permis de réduire la place du droit positif et d’en faire la simple mise en forme institutionnelle d’une légitimité historique. Les autres acteurs n’accèdent au champ politique qu’à partir du moment où ils en acceptent les règles du jeu ; la forme du régime a finalement le même statut que la religion : elle relève de l’ordre de l’indiscuté ; la personne royale est sacrée et inviolable ; elle ne peut faire l’objet d’aucune critique ; les décisions du roi sont inattaquables en justice et sont supérieures à toutes les normes produites par l’Etat. Par conséquent, les multiples projets de réforme du système, qui avaient, depuis de longues années, pour objectif de déboucher sur l’institutionnalisation de l’alternance politique, ont tous achoppé sur cette acception particulière des fondements du pouvoir. Prétendant que c’est une simple question de «réglage» dans la distribution des rôles et des portefeuilles ministériels, les partis politiques ont longtemps hésité à poser explicitement la question de la séparation des pouvoirs et de la limitation des responsabilités du roi. Les acteurs politiques recherchaient avant tout une place dans les divers réseaux de clientèle et des positions de pouvoir leur permettant de contrôler de l’attribution des multiples ressources matérielles ou symboliques ou d’en bénéficier. Les stratégies poursuivies par les divers groupes sociaux (partis politiques, tribus, associations, élites intellectuelles ou économiques... ) oscillaient entre la proximité de l’espace despotique (le Palais), génératrice d’autorité et d’influence, et la dissidence relative. Le réglage du système se faisait par la circulation contrôlée entre les lieux de dissidence et les lieux de proximité, entre la cour et la tribu. En explorant les mécanismes de cette dynamique, on comprend mieux la capacité du Makhzen à s’accommoder de poches de résistances traditionnelles et modernes (‘Ulamâs frondeurs, intellectuels dissidents, syndicats, collectivités locales ...) et à les convertir en soutien.
Enfin, l’ouvrage s’attache à faire l’inventaire des éléments de rupture et de continuité dans la remise en cause politique et théologique du système, à travers l’étude des mouvements islamistes marocains. L’auteur nous rappelle d’abord que — comme dans d’autres pays arabes —, ces mouvements religieux aux caractéristiques sociologiques iné-dites (jeunesse scolarisée et urbaine) ont su allier la réappropriation de la compétence exégétique et la rupture avec les filières de l’establishment religieux. Il ne s’agit pas d’archaïsme ; il est plus pertinent d’y voir un phénomène accompagnant la crise d’Etats qui ont failli à leurs fonctions d’allocation des ressources et de régulation des intérêts concurrents. La montée en puissance de ces mouvements n’en est qu’une des conséquences. Elle rend compte, plus que toute autre, de la demande massive de redéfinition des contours d’un nouveau champ politique moderne. Au Maroc, la réactivation, par les islamistes, de cette demande de changement s’est longtemps traduite par la critique de la compétence exégétique des ‘Ulamâs officiels et la remise en cause du monopole de la monarchie. Mohamed Tozy constate cependant qu’en quinze ans le corpus idéologique des islamistes a beaucoup évolué sur des questions aussi importantes que la démocratie, le pluralisme, la participation politique, etc. Des pages de son livre sont consacrées à l’étude d’un champ islamiste dont l’auteur nous montre qu’il est tout en nuances. L’étude des principaux mouvements — Al-’Adl wal-Ihsân (Equité et don de soi) ; Jamâ’at al-Islâh wat-Tajdîd (Réforme et renouveau) ; Jamâ’ât at-Tablîgh (Groupes de Prédication) — permet de restituer la complexité du champ religieux et du jeu politique, la place qu’y tient l’islamisme et les raisons qui expliquent que le Maroc a pu éviter une négociation violente du changement politique. L’étude monographique consacrée à ces mouvements montre, en outre, des éléments de rupture entre la culture du pouvoir et celle des islamistes mais aussi de fortes continuités. Ainsi que l’observe Mohamed Tozy, l’éventail des relations de pouvoir développées par les islamistes eux-mêmes est très large : il va du type «archaïque» — où le cheikh commande ses troupes et coopte ses lieutenants en invoquant un «don de Dieu» — au «gouvernement collégial» d’une «aristocratie de quadragénaires» qui nourrissent une réelle méfiance envers la masse des fidèles dont ils redoutent l’«inculture». Les islamistes eux-mêmes sont donc imprégnés de culture makhzénienne autoritaire qui ne laisse aucune place à l’initiative des croyants, qu’ils soient sujets du roi ou de Dieu. Toutefois — fait observer l’auteur — l’influence de ces mouvements religieux ne saurait occulter un autre fait social important : le recul de la religion dans plusieurs secteurs de la vie sociale. En cinquante ans, en effet, le Maroc, à l’instar des autres pays musulmans, a subi de profonds changements.
Une longue et très intéressante conclusion permet, enfin, à l’auteur d’analyser les principales transformations en cours dans le système politique marocain, leurs limites et leurs chances de réussite. Il rappelle que l’alternance actuelle a été inscrite dans l’agenda royal depuis de longues années ; elle répond à des attentes d’une société qui a connu des mutations considérables. Les nouvelles élites, plus jeunes, moins marquées donc par la «culture makhzénienne», ouvertes sur l’Occident, aspirent à des changements profonds et irréversibles — même si l’initiative royale est toujours déterminante dans la conduite du jeu politique (l’ouvrage de Mohamed Tozy est paru avant le décès du roi Hassan II). De son côté, l’opposition, en redéfinissant dès les années 1980 de nouvelles perspectives stratégiques, a éliminé définitivement l’option putschiste et inscrit désormais son projet de réforme dans le cadre de la monarchie parlementaire. Le renouvellement de la classe politique demeure cependant un défi difficile à relever : son vieillissement s’accompagne d’une rupture de plus en plus profonde avec les nouvelles générations. Le second défi concerne le champ social ; il s’agit plus précisément des écarts trop criants de richesses et de l’extrême pauvreté qui affecte encore de larges secteurs de la société.Le livre de Mohamed Tozy est rigoureux, documenté et passionnant ; il constitue désormais une référence incontournable pour tous ceux (spécialistes ou non) qui s’intéressent au Maroc.
Abderrahim Lamchichi
Mohamed Tozy
Presses de Sciences Po, Paris, 1999
Dans cette excellente et stimulante sociologie historique du Maroc, Mohamed Tozy (professeur de sciences politiques à l’Université Hassan II de Casablanca, déjà connu pour ses nombreux travaux, portant notamment sur les associations de prédication, les élites islamistes et le champ religieux au Maroc) analyse en profondeur les fondements de la culture politique marocaine. Il nous permet de mieux comprendre comment la société marocaine a progressivement construit son univers politique et comment elle pense son rapport au pouvoir. Il rend compte de l’aptitude du système à perdurer et à gérer de façon efficace un certain nombre de ruptures. Il tente, enfin, une évaluation du processus de réforme qui a débuté dès le début des années 1990 aboutissant à la transition politique actuelle. Le livre s’articule autour de trois axes principaux de recherche : l’analyse historique de l’émergence du pouvoir makhzénien et la diffusion d’une culture de l’autoritarisme et de la servitude ; l’analyse du mode de fonctionnement du champ politique ; et, enfin, l’inventaire des éléments de rupture et de continuité dans la remise en cause politique et théologique du système traditionnel, à travers l’étude des mouvements islamistes marocains.
L’analyse historique de l’émergence et du fonctionnement du système makhzénien incite Mohamed Tozy à mettre en lumière les mécanismes de domination qui aboutissent à un jeu complexe et subtil articulant des modalités «traditionnelles» de domination et des expressions institutionnelles modernes (coexistence de couples comme le Makhzen et la monarchie constitutionnelle, les notions de sujet et de citoyen, etc.) Il s’agit, ensuite, à travers l’analyse du fonctionnement du champ politique — dans lequel le référentiel islamique joue un rôle important —, d’axer la réflexion sur les référents symboliques et les stratégies de légitimation. L’histoire du rapport de l’Etat marocain aux expressions religieuses concurrentes met en évidence une relation ambivalente, due en partie au caractère composite du bloc au pouvoir. Chaque acteur politique développe une stratégie spécifique qui répond au mieux à ses intérêts particuliers. Le roi, dont la légitimité est essentiellement religieuse, ne peut, de par son statut de amîr al-mou’minîn (Commandeur des croyants), accepter de reconnaître explicitement les expressions concurrentes de l’islam. Cela équivaudrait à reconnaître dans la communauté un schisme qui entamerait sa vocation monopolistique et affaiblirait la légitimité chérifienne. A un autre niveau, l’administration se consacre à sa mission de contrôle et de prévention de tout mouvement à vocation religieuse, à travers la formation des clercs et l’extension contrôlée de la construction des mosquées. Le roi-sultan, dans sa quête de légitimité religieuse réécrite et aseptisée, combine avec un certain savoir-faire les registres hagiographique, juridique et théologique. Il le fait dans deux directions : politique (affaiblissement des clercs et entretien du pluralisme religieux) et doctrinale (monopolisation de l’interprétation de la religion et sacralisation de la personne du descendant du Prophète). La réhabilitation de la bay’a (allégeance), élément constitutif du pouvoir politique, a permis de réduire la place du droit positif et d’en faire la simple mise en forme institutionnelle d’une légitimité historique. Les autres acteurs n’accèdent au champ politique qu’à partir du moment où ils en acceptent les règles du jeu ; la forme du régime a finalement le même statut que la religion : elle relève de l’ordre de l’indiscuté ; la personne royale est sacrée et inviolable ; elle ne peut faire l’objet d’aucune critique ; les décisions du roi sont inattaquables en justice et sont supérieures à toutes les normes produites par l’Etat. Par conséquent, les multiples projets de réforme du système, qui avaient, depuis de longues années, pour objectif de déboucher sur l’institutionnalisation de l’alternance politique, ont tous achoppé sur cette acception particulière des fondements du pouvoir. Prétendant que c’est une simple question de «réglage» dans la distribution des rôles et des portefeuilles ministériels, les partis politiques ont longtemps hésité à poser explicitement la question de la séparation des pouvoirs et de la limitation des responsabilités du roi. Les acteurs politiques recherchaient avant tout une place dans les divers réseaux de clientèle et des positions de pouvoir leur permettant de contrôler de l’attribution des multiples ressources matérielles ou symboliques ou d’en bénéficier. Les stratégies poursuivies par les divers groupes sociaux (partis politiques, tribus, associations, élites intellectuelles ou économiques... ) oscillaient entre la proximité de l’espace despotique (le Palais), génératrice d’autorité et d’influence, et la dissidence relative. Le réglage du système se faisait par la circulation contrôlée entre les lieux de dissidence et les lieux de proximité, entre la cour et la tribu. En explorant les mécanismes de cette dynamique, on comprend mieux la capacité du Makhzen à s’accommoder de poches de résistances traditionnelles et modernes (‘Ulamâs frondeurs, intellectuels dissidents, syndicats, collectivités locales ...) et à les convertir en soutien.
Enfin, l’ouvrage s’attache à faire l’inventaire des éléments de rupture et de continuité dans la remise en cause politique et théologique du système, à travers l’étude des mouvements islamistes marocains. L’auteur nous rappelle d’abord que — comme dans d’autres pays arabes —, ces mouvements religieux aux caractéristiques sociologiques iné-dites (jeunesse scolarisée et urbaine) ont su allier la réappropriation de la compétence exégétique et la rupture avec les filières de l’establishment religieux. Il ne s’agit pas d’archaïsme ; il est plus pertinent d’y voir un phénomène accompagnant la crise d’Etats qui ont failli à leurs fonctions d’allocation des ressources et de régulation des intérêts concurrents. La montée en puissance de ces mouvements n’en est qu’une des conséquences. Elle rend compte, plus que toute autre, de la demande massive de redéfinition des contours d’un nouveau champ politique moderne. Au Maroc, la réactivation, par les islamistes, de cette demande de changement s’est longtemps traduite par la critique de la compétence exégétique des ‘Ulamâs officiels et la remise en cause du monopole de la monarchie. Mohamed Tozy constate cependant qu’en quinze ans le corpus idéologique des islamistes a beaucoup évolué sur des questions aussi importantes que la démocratie, le pluralisme, la participation politique, etc. Des pages de son livre sont consacrées à l’étude d’un champ islamiste dont l’auteur nous montre qu’il est tout en nuances. L’étude des principaux mouvements — Al-’Adl wal-Ihsân (Equité et don de soi) ; Jamâ’at al-Islâh wat-Tajdîd (Réforme et renouveau) ; Jamâ’ât at-Tablîgh (Groupes de Prédication) — permet de restituer la complexité du champ religieux et du jeu politique, la place qu’y tient l’islamisme et les raisons qui expliquent que le Maroc a pu éviter une négociation violente du changement politique. L’étude monographique consacrée à ces mouvements montre, en outre, des éléments de rupture entre la culture du pouvoir et celle des islamistes mais aussi de fortes continuités. Ainsi que l’observe Mohamed Tozy, l’éventail des relations de pouvoir développées par les islamistes eux-mêmes est très large : il va du type «archaïque» — où le cheikh commande ses troupes et coopte ses lieutenants en invoquant un «don de Dieu» — au «gouvernement collégial» d’une «aristocratie de quadragénaires» qui nourrissent une réelle méfiance envers la masse des fidèles dont ils redoutent l’«inculture». Les islamistes eux-mêmes sont donc imprégnés de culture makhzénienne autoritaire qui ne laisse aucune place à l’initiative des croyants, qu’ils soient sujets du roi ou de Dieu. Toutefois — fait observer l’auteur — l’influence de ces mouvements religieux ne saurait occulter un autre fait social important : le recul de la religion dans plusieurs secteurs de la vie sociale. En cinquante ans, en effet, le Maroc, à l’instar des autres pays musulmans, a subi de profonds changements.
Une longue et très intéressante conclusion permet, enfin, à l’auteur d’analyser les principales transformations en cours dans le système politique marocain, leurs limites et leurs chances de réussite. Il rappelle que l’alternance actuelle a été inscrite dans l’agenda royal depuis de longues années ; elle répond à des attentes d’une société qui a connu des mutations considérables. Les nouvelles élites, plus jeunes, moins marquées donc par la «culture makhzénienne», ouvertes sur l’Occident, aspirent à des changements profonds et irréversibles — même si l’initiative royale est toujours déterminante dans la conduite du jeu politique (l’ouvrage de Mohamed Tozy est paru avant le décès du roi Hassan II). De son côté, l’opposition, en redéfinissant dès les années 1980 de nouvelles perspectives stratégiques, a éliminé définitivement l’option putschiste et inscrit désormais son projet de réforme dans le cadre de la monarchie parlementaire. Le renouvellement de la classe politique demeure cependant un défi difficile à relever : son vieillissement s’accompagne d’une rupture de plus en plus profonde avec les nouvelles générations. Le second défi concerne le champ social ; il s’agit plus précisément des écarts trop criants de richesses et de l’extrême pauvreté qui affecte encore de larges secteurs de la société.Le livre de Mohamed Tozy est rigoureux, documenté et passionnant ; il constitue désormais une référence incontournable pour tous ceux (spécialistes ou non) qui s’intéressent au Maroc.
Abderrahim Lamchichi