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Une vieille dame expulsée à l’âge de soixante quinze ans, en avait comme les autres fait l’expérience. Ne comprenant rien à ces chinoiseries, à cette cérémonie superfétatoire, elle promenait tristement son regard attendant que le flic chargé de la photographie ajustât son appareil.
Son visage plein et tranquille, rayonnait de ce charme que donne la vieillesse et la foi en Dieu. Assise sur un tabouret, l’ardoise portant le numéro d’expulsion au niveau de la poitrine, elle posait pour les archives de la police judiciaire. Deux photos souvenirs l’une de face, l’autre de profil, fixaient l’instant historique à la gloire de l’Algérie. Dans cette atmosphère de terreur méthodique, elle se sentit sans voisins, sans amis, sans famille, elle qui était la grande- mère de tous les enfants du village pour voir été la première à les accueillir quand ils venaient au monde, et les mettre avec amour et tendresse dans les bras de leur maman. Elle était toujours présente pour arranger un problème familial, une mésentente entre voisins, toujours disponible pour la toilette d’une défunte ou l’accompagnement d’une mariée au foyer conjugal .Elle était partout, prête à aider, à
réconforter, à égayer de sa voix nasillarde l’atmosphère la plus tendue.
Après le grésillement du flash, elle se leva tranquillement habituée par son calme et son assurance, à imposer le respect. Elle portait comme d’habitude, son chapelet autour du cou, son turban blanc, l’habit traditionnel amazigh et le ceinturon bariolé. Mais entre ces murs lézardés, suintant l’humidité, les moisissures et la peur, au milieu de cette agitation, de ces inquiétudes, de cette mort théorique, elle n’était plus que l’ombre d’elle-même. Elle s’était réfugiée comme les autres dans un silence morne qui était la soumission à une fantaisie politique et l’expression d’une amère déception.
Elle assistait impuissante à la destruction de ses enfants, l’anéantissement de ses neveux et la clochardisation des enfants de son village, sans pouvoir hurler comme le font les femmes dans les moments tragiques de leur vie, sans pouvoir crier à la face du monde, l’infamie de s’en prendre à des civils désarmés, le scandale de voler, de piller des milliers de familles en toute impunité.
Elle n’était pas encore au bout de ses peines, il lui restait à passer devant le flic de l’anthropométrie et se décoiffer. Instant qu’elle redoutait le plus, depuis que l’interminable queue avançait et que son tour approchait. C’était terrible, c’était un déshonneur que d’enlever son turban devant cet homme et de mettre à nu ses cheveux blancs. A son approche, son cœur se souleva, elle se retint de rendre, écoeurée par tant de bassesse et de singeries savantes. Mais quand elle sentit le contact de ses mains sur le peu de cheveux qui lui restait, elle eut la sensation qu’un homme touchait sa dépouille mortelle et retira vivement sa tête, dans un geste de lassitude et de répulsion.
Agacé, le flic, qui n’avait pas encore l’âge de ses neveux, soupira profondément, esquissa une moue de mépris et laissa tomber ses bras le long de son corps.
Après le désespoir face à l’impitoyable razzia, l’impuissance devant les expulsions, elle goûtait à l’amertume de l’humiliation. Elle comprit alors que les étrangers n’étaient dans ce pays qu’un objet de haine et de mépris .Elle voulait pleurer, hurler, libérer sa gorge de l’étau qui l’étouffait, mais ce jour-là, même les larmes se révoltaient. Puis, dans un total abandon, elle se laissa faire, docile obéissante comme un cadavre dans une salle de dissection.
Elle avait bien assez vécu, et son cœur fatigué, saignait pour avoir supporté plus qu’il n’en pouvait. Ce qu’elle regrettait vivement et qui la rongeait jusqu’à l’épuiser, c’était de ne pas avoir su partir quand il le fallait. Ainsi, elle n’aurait pas eu à attendre encore qu’un autre flic lui prît les doigts pour les empreintes et qu’il l’inscrivît définitivement sur la liste des octogénaires expulsés. Dernière formalité, dernière précision pour parfaire un caprice politique.
Son calvaire terminé, elle devait rejoindre les hangars et attendre la nuit pour son évacuation avec motards, sirène et gyrophares à l’avant et l’arrière du convoi.
Elle se sentit légère. L’Algérie était bel et bien finie. Elle se fraya, avec une grande patience, un passage dans la cohue qui encombrait l’escalier et se chercha lentement une place pour se reposer. Après des heures de crispation et d’angoisse, elle sentit ses membres se relâcher, et son corps tirer, de tout son poids, vers le sol. Complètement abasourdie, elle essayait vainement de se ressaisir, de se concentrer, de se souvenir.
Les derniers instants du déchirement atroce, flottaient encore dans son esprit engourdi. Des visages flous, des amies algériennes, les membres de sa confrérie, un fichu de fortune sur la tête, accouraient de toutes parts pour le dernier adieu. Des yeux en larmes, des regards figés, des mains qui s’agitaient et son village qui disparaissait, au fur et à mesure que le fourgon, qui l’emmenait au commissariat, s’éloignait.
Elle s’assoupit. Des chuchotements, des bribes de conversations en amazigh lui parvenait,éveillait en elle, les images du Rif, sa terre natale, des Béni-chiker, sa tribu, leur compassion, leur soutien, leur solidarité, mais aussi avec le temps leurs flèches empoisonnées, leurs poèmes caustiques et leurs sarcasmes dans le dos.
Le cœur serré, elle quittait l’Algérie comme tous les autres, sans une larme, sans le moindre gémissement, laissant derrière elle sa maison, ses biens, et une partie de sa vie.
Elle attendait la nuit pour être déchargée à la frontière de son pays, rejoindre les siens et vivre parmi eux avec une aile brisée.
A la tombée de la nuit, à l’aube, à midi à tous les moments de la journée des dizaines de cars s’ébranlaient lourdement avec leur lot de Marocains, devenus subitement, au nom d’un coup de tête, des citoyens indésirables. De petits garçons, de petites filles, des orphelins de parents vivants, des enfants qui pleuraient encore pour la chèvre de monsieur Seguin, qui le soir, se blottissaient dans les bras de leurs parents pour écouter les histoires de Hamou le malin, étaient condamnés, sans raison, à une mort certaine.
Ils ouvraient grandement les yeux sur le gendarme qui, mitraillette au poing, prenait au sérieux une mission imbécile.
Arc-bouté à côté du chauffeur, un pied sur la plate-forme, l’autre sur le marchepied, il tenait en joue des femmes, des hommes, des enfants, des vieillards terrorisés pour établir un silence déjà établi. Du haut de sa superbe, il affichait ostensiblement sa condescendance, imbu de la parcelle d’autorité que lui donnait sa position et les attributs du pouvoir que seuls les imbéciles savent exhiber. Debout au milieu des tous ces malheureux, il était sensible comme les portes de l’enfer.
A la sortie de la ville, les oranges pourries qui venaient s’écrasaient contre les vitres, arrachaient aux victimes une dernière frayeur. Puis la ville disparaissait lentement engloutie par l’épaisseur des ténèbres. Le flic, fatigué de faire le pied de grue, tournait le dos aux expulsés pour prêter l’oreille aux propos du chauffeur, et le convoi de la honte, escorté par des motards aux sirènes lugubres, roulait dans le silence de la nuit
Une vieille dame expulsée à l’âge de soixante quinze ans, en avait comme les autres fait l’expérience. Ne comprenant rien à ces chinoiseries, à cette cérémonie superfétatoire, elle promenait tristement son regard attendant que le flic chargé de la photographie ajustât son appareil.
Son visage plein et tranquille, rayonnait de ce charme que donne la vieillesse et la foi en Dieu. Assise sur un tabouret, l’ardoise portant le numéro d’expulsion au niveau de la poitrine, elle posait pour les archives de la police judiciaire. Deux photos souvenirs l’une de face, l’autre de profil, fixaient l’instant historique à la gloire de l’Algérie. Dans cette atmosphère de terreur méthodique, elle se sentit sans voisins, sans amis, sans famille, elle qui était la grande- mère de tous les enfants du village pour voir été la première à les accueillir quand ils venaient au monde, et les mettre avec amour et tendresse dans les bras de leur maman. Elle était toujours présente pour arranger un problème familial, une mésentente entre voisins, toujours disponible pour la toilette d’une défunte ou l’accompagnement d’une mariée au foyer conjugal .Elle était partout, prête à aider, à
réconforter, à égayer de sa voix nasillarde l’atmosphère la plus tendue.
Après le grésillement du flash, elle se leva tranquillement habituée par son calme et son assurance, à imposer le respect. Elle portait comme d’habitude, son chapelet autour du cou, son turban blanc, l’habit traditionnel amazigh et le ceinturon bariolé. Mais entre ces murs lézardés, suintant l’humidité, les moisissures et la peur, au milieu de cette agitation, de ces inquiétudes, de cette mort théorique, elle n’était plus que l’ombre d’elle-même. Elle s’était réfugiée comme les autres dans un silence morne qui était la soumission à une fantaisie politique et l’expression d’une amère déception.
Elle assistait impuissante à la destruction de ses enfants, l’anéantissement de ses neveux et la clochardisation des enfants de son village, sans pouvoir hurler comme le font les femmes dans les moments tragiques de leur vie, sans pouvoir crier à la face du monde, l’infamie de s’en prendre à des civils désarmés, le scandale de voler, de piller des milliers de familles en toute impunité.
Elle n’était pas encore au bout de ses peines, il lui restait à passer devant le flic de l’anthropométrie et se décoiffer. Instant qu’elle redoutait le plus, depuis que l’interminable queue avançait et que son tour approchait. C’était terrible, c’était un déshonneur que d’enlever son turban devant cet homme et de mettre à nu ses cheveux blancs. A son approche, son cœur se souleva, elle se retint de rendre, écoeurée par tant de bassesse et de singeries savantes. Mais quand elle sentit le contact de ses mains sur le peu de cheveux qui lui restait, elle eut la sensation qu’un homme touchait sa dépouille mortelle et retira vivement sa tête, dans un geste de lassitude et de répulsion.
Agacé, le flic, qui n’avait pas encore l’âge de ses neveux, soupira profondément, esquissa une moue de mépris et laissa tomber ses bras le long de son corps.
Après le désespoir face à l’impitoyable razzia, l’impuissance devant les expulsions, elle goûtait à l’amertume de l’humiliation. Elle comprit alors que les étrangers n’étaient dans ce pays qu’un objet de haine et de mépris .Elle voulait pleurer, hurler, libérer sa gorge de l’étau qui l’étouffait, mais ce jour-là, même les larmes se révoltaient. Puis, dans un total abandon, elle se laissa faire, docile obéissante comme un cadavre dans une salle de dissection.
Elle avait bien assez vécu, et son cœur fatigué, saignait pour avoir supporté plus qu’il n’en pouvait. Ce qu’elle regrettait vivement et qui la rongeait jusqu’à l’épuiser, c’était de ne pas avoir su partir quand il le fallait. Ainsi, elle n’aurait pas eu à attendre encore qu’un autre flic lui prît les doigts pour les empreintes et qu’il l’inscrivît définitivement sur la liste des octogénaires expulsés. Dernière formalité, dernière précision pour parfaire un caprice politique.
Son calvaire terminé, elle devait rejoindre les hangars et attendre la nuit pour son évacuation avec motards, sirène et gyrophares à l’avant et l’arrière du convoi.
Elle se sentit légère. L’Algérie était bel et bien finie. Elle se fraya, avec une grande patience, un passage dans la cohue qui encombrait l’escalier et se chercha lentement une place pour se reposer. Après des heures de crispation et d’angoisse, elle sentit ses membres se relâcher, et son corps tirer, de tout son poids, vers le sol. Complètement abasourdie, elle essayait vainement de se ressaisir, de se concentrer, de se souvenir.
Les derniers instants du déchirement atroce, flottaient encore dans son esprit engourdi. Des visages flous, des amies algériennes, les membres de sa confrérie, un fichu de fortune sur la tête, accouraient de toutes parts pour le dernier adieu. Des yeux en larmes, des regards figés, des mains qui s’agitaient et son village qui disparaissait, au fur et à mesure que le fourgon, qui l’emmenait au commissariat, s’éloignait.
Elle s’assoupit. Des chuchotements, des bribes de conversations en amazigh lui parvenait,éveillait en elle, les images du Rif, sa terre natale, des Béni-chiker, sa tribu, leur compassion, leur soutien, leur solidarité, mais aussi avec le temps leurs flèches empoisonnées, leurs poèmes caustiques et leurs sarcasmes dans le dos.
Le cœur serré, elle quittait l’Algérie comme tous les autres, sans une larme, sans le moindre gémissement, laissant derrière elle sa maison, ses biens, et une partie de sa vie.
Elle attendait la nuit pour être déchargée à la frontière de son pays, rejoindre les siens et vivre parmi eux avec une aile brisée.
A la tombée de la nuit, à l’aube, à midi à tous les moments de la journée des dizaines de cars s’ébranlaient lourdement avec leur lot de Marocains, devenus subitement, au nom d’un coup de tête, des citoyens indésirables. De petits garçons, de petites filles, des orphelins de parents vivants, des enfants qui pleuraient encore pour la chèvre de monsieur Seguin, qui le soir, se blottissaient dans les bras de leurs parents pour écouter les histoires de Hamou le malin, étaient condamnés, sans raison, à une mort certaine.
Ils ouvraient grandement les yeux sur le gendarme qui, mitraillette au poing, prenait au sérieux une mission imbécile.
Arc-bouté à côté du chauffeur, un pied sur la plate-forme, l’autre sur le marchepied, il tenait en joue des femmes, des hommes, des enfants, des vieillards terrorisés pour établir un silence déjà établi. Du haut de sa superbe, il affichait ostensiblement sa condescendance, imbu de la parcelle d’autorité que lui donnait sa position et les attributs du pouvoir que seuls les imbéciles savent exhiber. Debout au milieu des tous ces malheureux, il était sensible comme les portes de l’enfer.
A la sortie de la ville, les oranges pourries qui venaient s’écrasaient contre les vitres, arrachaient aux victimes une dernière frayeur. Puis la ville disparaissait lentement engloutie par l’épaisseur des ténèbres. Le flic, fatigué de faire le pied de grue, tournait le dos aux expulsés pour prêter l’oreille aux propos du chauffeur, et le convoi de la honte, escorté par des motards aux sirènes lugubres, roulait dans le silence de la nuit