La mémoire oubliée
par Lazhari Doukali *
par Lazhari Doukali *
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image] Même les derniers attentats, venus comme de sanglantes piqûres de rappel, n'ont pas réussi à réveiller notre conscience intellectuelle et morale. Dix longues années d'horreur demeurent encore enfouies dans nos têtes d'autruches apeurées réfugiées dans les sables chauds de l'inconscient collectif, et nous revoilà enveloppés de nouveau dans la capsule protectrice de l'Etat et goûtant voluptueusement à l'éden doxique d'un pays réenchanté.
Il ne s'agit pas de jouer ici à « monsieur le vivisecteur » de l'âme algérienne, et encore moins de sa mémoire, la tâche revient aux compétences qui définissent en propre la littérature. Seulement, il faut simplement convenir, que nos écrivains ont failli devant leur devoir pour souvent se transformer en sociologue de marché ; moins pour nous décrire comment un jeune homme ordinaire se transforme en tueur que pour livrer une explication économique et politique. Les intellectuels ont été quant à eux divisés selon une dichotomie douteuse entre « éradicateurs » et « réconciliateurs », les uns fournissant une science d'état au service de l'Etat [1], les autres un magasin de fourniture d'armes idéologiques pour sa destruction.
Il s'agit donc, dans les lignes qui suivent, de rendre raison comme on rend des comptes à l'aide d'un ensemble de données sociales autant qu'historiques de phénomènes qui ont meurtri l'Algérie pendant près d'une décennie.
Champ politique et champ religieux en Algérie : de la confrontation symbolique à la violence.
Il suffirait de donner libre cours à la sociologie spontanée des « savants » ou des demi-habiles pour enfermer définitivement les questions sur la sécularisation de l'Islam ou sa « laïcisation » dans les biais scolastiques. Pourtant, et on peut l'espérer, quelques précautions méthodiques induiraient une vigilance épistémologiques qui séparerait le bon grain théorique de l'ivraie, on allait dire de l'ivresse idéologique. J'ai volontairement choisi de parler des musulmans et non de l'Islam de séparer la religion et ses usages politiques qui eux demeurent, en toute raison sociaux. Mon intention ici n'est pas d'ordre théologique, je n'en ai pas les compétences, mais scientifique et plus précisément sociologique. En outre, il faut bien se rappeler que si tout le monde convient qu'il ne faut pas confondre les choses de la logique avec la logique des choses, force est de constater que souvent, nous confondons le pouvoir de la religion avec la religion du pouvoir et plus précisément de ceux qui détiennent le pouvoir de parler au nom de la religion.
Pour rentrer dans le vif du sujet, je ne résiste pas à la tentation de citer Max Weber pas seulement pour faire beau, mais pour souligner les différences sociales entre le corps de spécialistes que sont les professionnels de la religion en Inde, comme partout ailleurs dans le monde, et l'ensemble des autres agents sociaux et qui permet aux premiers « d'aborder la vie comme des penseurs préoccupés de son sens, et non comme des hommes engagés dans l'action pratique et impliqués dans les tâches de la vie » à la différence des paysans et des petits bourgeois qui « n'ont que faire des produits de la sotériologie de la couche distinguée (...) ils ne songent pas à désirer le nirvana, non plus que l'union avec le brahman. Et surtout : ils n'ont pas les moyens d'accéder à ces objectifs de salut. L'accès à la gnose exige en effet qu'on ait le loisir de se livrer à la méditation. Ils ne disposent pas de ce loisir et en règle générale, ne se sentent pas tenus de l'obtenir en menant une vie de pénitent dans la forêt ». S'il ne s'agit pas de transposer mutatis mutandis, les conditions de l'émergence d'un univers scolastique « d'intellectuels » en Inde ou dans n'importe quelle région du monde au monde musulman et arabe en particulier, on peut, raisonnablement, souligner pour l'exemple, la différence de condition et de position dans l'univers social, qui existe entre un cheikh d'El Azhar et un paysan analphabète de la haute Egypte ou entre un membre du conseil consultatif du FIS et un jeune sous prolétarisé de la banlieue d'Alger pour tenter de mettre à jour la structure du champ religieux.
La structure du champ religieux : qui contrôle les contrôleurs ?
La notion demi-savante de réislamisation des sociétés arabo-musulmanes qui a connu une bonne fortune tant éditoriale que médiatique s'appuie consciemment ou inconsciemment, peu importe, sur un pur constat qui repose sur l'antienne de la force intrinsèque des idées chère à Spinoza. Pourtant, la simple observation des pratiques montre à qui veut bien le voir, l'extrême variété des comportements qui vont de la stricte observance des règles à la leur pure violation. Aussi, la science sociale ne peut que s'attacher à comprendre et à décrire les conditions sociales dans lesquelles s'accomplissent les pratiques et les lieux où sont définies leur conformité et leurs écarts. Les dimensions de l'analyse proposée ici ne peuvent avoir leur sens que dans la mesure où l'on se donne les moyens de saisir la logique immanente du champ religieux dans le monde arabo-musulman comme espace objectif de distribution de positions avec les différentes espèces de capitaux qui leur sont attachées. A ce sujet, nous proposons de suivre une démarche webernienne et poser la question de la relation des « intellectuels » et des masses et celle de la manière dont les premiers répondent au « besoin rationnel » de justification de l'ordre établi et subi qui représente, selon Max Weber, une constante, un invariant anthropologique par-delà les disparités sociales des dispositions. « C'est parce que les intellectuels sont à même d'offrir aux masses des justifications rationnelles, quel qu'en soit l'habillage magique, qu'ils ont pris sur elles, et peuvent les domestiquer. Le lien qui les unit réside dans le travail rationnel de traduction d'une « théodicée de l'ordre social » opéré par les intellectuels à l'usage des masses ; les offres de salut, dans la variété de leurs codifications, et jusque dans leurs formes les moins intellectualistes, répondent à des « intérêts idéels » qui ne sont pas seulement ceux des intellectuels ».
Partant de cette vision, on voudrait formuler deux hypothèses directrices et considérer la réislamisation et son opposé symétrique la sécularisation comme des produits de la lutte entre le champ religieux et le champ du politique, deux instances concurrentes pour l'imposition des catégories légitimes de connaissance et de reconnaissance de l'ordre symbolique et matériel. Il faut ici, ouvrir une discussion dans un souci d'éclaircissement épistémologique, sur les conditions sociales de l'usage des concepts et du bon usage de la « théorie » qu'autorise la distance géographique et sociale au champ scientifique à l'intérieur duquel ils ont été forgés. Cela laisserait facilement voir comment la poursuite de la distinction et de l'originalité et tous les profits symboliques que procure le fait de les utiliser dans un champ scientifique dominé, loin de favoriser l'universalisme, ouvrent au contraire la voie au particularisme exotique et à l'usage non contrôlé de vrais faux concepts comme ceux « d'intégrisme », « d'islamisme » ou pire de « terrorisme ».
Dans la même logique, il faut au préalable soumettre à la critique toutes postures faussement intellectuelles des intellectuels arabes dont je suis, et qui ne sortent jamais sans exhiber comme une sorte de décoration leur titre de « docteur », et raisonnent et pensent en dominés qui ignorent les conditions sociales et historiques de leur position de dominés. Toutes choses qui les conduisent à penser et à définir et, surtout à se définir de manière négative, contre l'occident en général et les états unis en particulier. Il faudra bien un jour tirer toutes conséquences politiques et épistémologiques de cette posture qui conduit à fournir des biens usagés et dévalués sur le marché des biens symboliques et encore marqués par le recours obsessionnel à la théorie du complot qui érige l'autre en deux ex machina ou, pour parler le langage marxiste d'une autre époque ; un appareil capable de poser et de calculer en toutes conscience les fins qu'il poursuit et de les réaliser sans rencontrer de résistance.
Si la question des limites des univers sociaux pose un redoutable problème aux sciences sociales celle des limites du champ religieux dans les formations sociales arabo-musulmanes redouble les difficultés. La confusion tient pour une part aux principes de légitimation des régimes qui mêlent à quelques exceptions près une légitimité qu'on peut qualifier de séculière et une légitimité religieuse énoncée clairement dans les textes constitutionnels dans lesquels il est affirmé que « L'islam est religion d'État ». Ce constat entraîne souvent la recherche dans des impasses, aussi bien méthodologiques que théoriques, dont on ne peut sortir qu'en posant que ce que le langage courant appelle réislamisation relève d'une lutte entre le champ politique et la fraction dominée du champ religieux sans pour autant qu'il y ait de différences notables dans les justifications de l'ordre établi. La ligne de fracture réside dans le fait que le champ religieux n'invoque qu'une théodicée (à ne pas confondre avec la théologie) orthodoxe, droite et de droite pourrait-on ajouter, alors que le champ du pouvoir fonde sa légitimité en mêlant théodicée et sociodicée ; le principe de cohésion pouvant se trouver dans la formation de compromis et de dépendance réciproque entre les deux pôles, voire même une division du travail de domination à l'exemple de ce qui se passe en Egypte : d'une part des besoins de légitimité des groupes dominants en fonction de la structure et le volume de leur capital, et de l'autre la lutte d'autres groupes pour exister au sein du champ du pouvoir. La structure ainsi esquissée enferme les deux pôles dans un cercle de causalité circulaire. Cet enfermement est visible aussi bien dans les structures du culte que dans les textes législatifs (le code de la famille en Algérie par exemple) montre le décalage entre les voeux pieux de régimes comme les régimes baathistes, le régime « socialiste » de Boumediène en Algérie et le recours de leurs dirigeants aux références religieuses dans leur discours d'État.
Il ne s'agit pas de jouer ici à « monsieur le vivisecteur » de l'âme algérienne, et encore moins de sa mémoire, la tâche revient aux compétences qui définissent en propre la littérature. Seulement, il faut simplement convenir, que nos écrivains ont failli devant leur devoir pour souvent se transformer en sociologue de marché ; moins pour nous décrire comment un jeune homme ordinaire se transforme en tueur que pour livrer une explication économique et politique. Les intellectuels ont été quant à eux divisés selon une dichotomie douteuse entre « éradicateurs » et « réconciliateurs », les uns fournissant une science d'état au service de l'Etat [1], les autres un magasin de fourniture d'armes idéologiques pour sa destruction.
Il s'agit donc, dans les lignes qui suivent, de rendre raison comme on rend des comptes à l'aide d'un ensemble de données sociales autant qu'historiques de phénomènes qui ont meurtri l'Algérie pendant près d'une décennie.
Champ politique et champ religieux en Algérie : de la confrontation symbolique à la violence.
Il suffirait de donner libre cours à la sociologie spontanée des « savants » ou des demi-habiles pour enfermer définitivement les questions sur la sécularisation de l'Islam ou sa « laïcisation » dans les biais scolastiques. Pourtant, et on peut l'espérer, quelques précautions méthodiques induiraient une vigilance épistémologiques qui séparerait le bon grain théorique de l'ivraie, on allait dire de l'ivresse idéologique. J'ai volontairement choisi de parler des musulmans et non de l'Islam de séparer la religion et ses usages politiques qui eux demeurent, en toute raison sociaux. Mon intention ici n'est pas d'ordre théologique, je n'en ai pas les compétences, mais scientifique et plus précisément sociologique. En outre, il faut bien se rappeler que si tout le monde convient qu'il ne faut pas confondre les choses de la logique avec la logique des choses, force est de constater que souvent, nous confondons le pouvoir de la religion avec la religion du pouvoir et plus précisément de ceux qui détiennent le pouvoir de parler au nom de la religion.
Pour rentrer dans le vif du sujet, je ne résiste pas à la tentation de citer Max Weber pas seulement pour faire beau, mais pour souligner les différences sociales entre le corps de spécialistes que sont les professionnels de la religion en Inde, comme partout ailleurs dans le monde, et l'ensemble des autres agents sociaux et qui permet aux premiers « d'aborder la vie comme des penseurs préoccupés de son sens, et non comme des hommes engagés dans l'action pratique et impliqués dans les tâches de la vie » à la différence des paysans et des petits bourgeois qui « n'ont que faire des produits de la sotériologie de la couche distinguée (...) ils ne songent pas à désirer le nirvana, non plus que l'union avec le brahman. Et surtout : ils n'ont pas les moyens d'accéder à ces objectifs de salut. L'accès à la gnose exige en effet qu'on ait le loisir de se livrer à la méditation. Ils ne disposent pas de ce loisir et en règle générale, ne se sentent pas tenus de l'obtenir en menant une vie de pénitent dans la forêt ». S'il ne s'agit pas de transposer mutatis mutandis, les conditions de l'émergence d'un univers scolastique « d'intellectuels » en Inde ou dans n'importe quelle région du monde au monde musulman et arabe en particulier, on peut, raisonnablement, souligner pour l'exemple, la différence de condition et de position dans l'univers social, qui existe entre un cheikh d'El Azhar et un paysan analphabète de la haute Egypte ou entre un membre du conseil consultatif du FIS et un jeune sous prolétarisé de la banlieue d'Alger pour tenter de mettre à jour la structure du champ religieux.
La structure du champ religieux : qui contrôle les contrôleurs ?
La notion demi-savante de réislamisation des sociétés arabo-musulmanes qui a connu une bonne fortune tant éditoriale que médiatique s'appuie consciemment ou inconsciemment, peu importe, sur un pur constat qui repose sur l'antienne de la force intrinsèque des idées chère à Spinoza. Pourtant, la simple observation des pratiques montre à qui veut bien le voir, l'extrême variété des comportements qui vont de la stricte observance des règles à la leur pure violation. Aussi, la science sociale ne peut que s'attacher à comprendre et à décrire les conditions sociales dans lesquelles s'accomplissent les pratiques et les lieux où sont définies leur conformité et leurs écarts. Les dimensions de l'analyse proposée ici ne peuvent avoir leur sens que dans la mesure où l'on se donne les moyens de saisir la logique immanente du champ religieux dans le monde arabo-musulman comme espace objectif de distribution de positions avec les différentes espèces de capitaux qui leur sont attachées. A ce sujet, nous proposons de suivre une démarche webernienne et poser la question de la relation des « intellectuels » et des masses et celle de la manière dont les premiers répondent au « besoin rationnel » de justification de l'ordre établi et subi qui représente, selon Max Weber, une constante, un invariant anthropologique par-delà les disparités sociales des dispositions. « C'est parce que les intellectuels sont à même d'offrir aux masses des justifications rationnelles, quel qu'en soit l'habillage magique, qu'ils ont pris sur elles, et peuvent les domestiquer. Le lien qui les unit réside dans le travail rationnel de traduction d'une « théodicée de l'ordre social » opéré par les intellectuels à l'usage des masses ; les offres de salut, dans la variété de leurs codifications, et jusque dans leurs formes les moins intellectualistes, répondent à des « intérêts idéels » qui ne sont pas seulement ceux des intellectuels ».
Partant de cette vision, on voudrait formuler deux hypothèses directrices et considérer la réislamisation et son opposé symétrique la sécularisation comme des produits de la lutte entre le champ religieux et le champ du politique, deux instances concurrentes pour l'imposition des catégories légitimes de connaissance et de reconnaissance de l'ordre symbolique et matériel. Il faut ici, ouvrir une discussion dans un souci d'éclaircissement épistémologique, sur les conditions sociales de l'usage des concepts et du bon usage de la « théorie » qu'autorise la distance géographique et sociale au champ scientifique à l'intérieur duquel ils ont été forgés. Cela laisserait facilement voir comment la poursuite de la distinction et de l'originalité et tous les profits symboliques que procure le fait de les utiliser dans un champ scientifique dominé, loin de favoriser l'universalisme, ouvrent au contraire la voie au particularisme exotique et à l'usage non contrôlé de vrais faux concepts comme ceux « d'intégrisme », « d'islamisme » ou pire de « terrorisme ».
Dans la même logique, il faut au préalable soumettre à la critique toutes postures faussement intellectuelles des intellectuels arabes dont je suis, et qui ne sortent jamais sans exhiber comme une sorte de décoration leur titre de « docteur », et raisonnent et pensent en dominés qui ignorent les conditions sociales et historiques de leur position de dominés. Toutes choses qui les conduisent à penser et à définir et, surtout à se définir de manière négative, contre l'occident en général et les états unis en particulier. Il faudra bien un jour tirer toutes conséquences politiques et épistémologiques de cette posture qui conduit à fournir des biens usagés et dévalués sur le marché des biens symboliques et encore marqués par le recours obsessionnel à la théorie du complot qui érige l'autre en deux ex machina ou, pour parler le langage marxiste d'une autre époque ; un appareil capable de poser et de calculer en toutes conscience les fins qu'il poursuit et de les réaliser sans rencontrer de résistance.
LES LIMITES DU CHAMP RELIGIEUX
Si la question des limites des univers sociaux pose un redoutable problème aux sciences sociales celle des limites du champ religieux dans les formations sociales arabo-musulmanes redouble les difficultés. La confusion tient pour une part aux principes de légitimation des régimes qui mêlent à quelques exceptions près une légitimité qu'on peut qualifier de séculière et une légitimité religieuse énoncée clairement dans les textes constitutionnels dans lesquels il est affirmé que « L'islam est religion d'État ». Ce constat entraîne souvent la recherche dans des impasses, aussi bien méthodologiques que théoriques, dont on ne peut sortir qu'en posant que ce que le langage courant appelle réislamisation relève d'une lutte entre le champ politique et la fraction dominée du champ religieux sans pour autant qu'il y ait de différences notables dans les justifications de l'ordre établi. La ligne de fracture réside dans le fait que le champ religieux n'invoque qu'une théodicée (à ne pas confondre avec la théologie) orthodoxe, droite et de droite pourrait-on ajouter, alors que le champ du pouvoir fonde sa légitimité en mêlant théodicée et sociodicée ; le principe de cohésion pouvant se trouver dans la formation de compromis et de dépendance réciproque entre les deux pôles, voire même une division du travail de domination à l'exemple de ce qui se passe en Egypte : d'une part des besoins de légitimité des groupes dominants en fonction de la structure et le volume de leur capital, et de l'autre la lutte d'autres groupes pour exister au sein du champ du pouvoir. La structure ainsi esquissée enferme les deux pôles dans un cercle de causalité circulaire. Cet enfermement est visible aussi bien dans les structures du culte que dans les textes législatifs (le code de la famille en Algérie par exemple) montre le décalage entre les voeux pieux de régimes comme les régimes baathistes, le régime « socialiste » de Boumediène en Algérie et le recours de leurs dirigeants aux références religieuses dans leur discours d'État.