Leçon de mémoire à Auschwitz
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par Evelyne Py
Julie F © Mornant - 1999 J’avais toujours dit que je n’emmènerais jamais de classe ni à Auschwitz, ni à Mauthausen, ni dans aucun camp, persuadée que de tels lieux ne sont pas des lieux-musées où l’on peut programmer une visite scolaire banale...
La proposition du Conseil Général du Rhône nous est parvenue le 20 mars. 12 collèges du Rhône avaient été choisis pour une visite d’une journée à Auschwitz .
Ce matin-là, 11 élèves avaient participé au Concours de la Résistance et de la Déportation et s’étaient ainsi engagés volontairement à rédiger la copie supplémentaire de l’année, celle qui n’est pas obligatoire et pas notée.
Benoît avait commencé son devoir par : " Il y a 67 ans, jour pour jour, était ouvert le premier camp de concentration : Dachau. L’enfer commençait" et Sarah le terminait ainsi : "Aujourd’hui, nous regrettons ce qui s’est passé, "ce que l’homme a pu faire à un autre homme"( Primo Levi), ces familles entières détruites, mais jamais nous ne pourrons réellement imaginer ce qu’ont subi et enduré ces hommes et ces femmes, déportés injustement pour leur religion ou leurs idées... et aujourd’hui encore des hommes , des femmes et des enfants souffrent là-bas à l’autre bout de la planète ou là tout près de nous..."
Pour nous donc, les élèves étaient tout désignés pour prendre cet avion qui les a déposés à Cracovie, à une heure de route du camp d’extermination.
La journée
Ce fut une admirable leçon d’histoire sur les lieux grâce au témoignage d’Henri Wolff pour notre groupe, belge avant guerre dont la famille est arrivée dans la Creuse en 1940 au moment de l’exode. Pendant 2 ans, Saint-Hilaire-le-château est un havre de paix malgré l’assignation à résidence et les contrôles incessants de la gendarmerie, malgré l’arrestation du père envoyé au Groupe de Travail Etranger . Mais le 26 août 1942, le destin de la famille bascule : la France de Vichy donne « ses juifs » à l’Allemagne. C’est alors le camp d’internement de Nexon, puis Drancy, le départ pour la Pologne et l’arrivée à Auschwitz qui se prépare tout juste pour la solution finale que les nazis viennent de décider. Convoi n°26 : 1006 juifs . 8 morts à l’arrivée. 39 jeunes hommes et filles sont sortis du convoi. Tous les autres sont exterminés. Henri a 16 ans et son destin bascule sous les coups du simple hasard . Une déportation de 3 ans commence ce 1er septembre 1942. Elle s’achèvera le 18 avril 1945 à Dachau.
« Dites à vos élèves de poser des questions ; c’est mieux pour raconter ». Et les questions sont venues ne nous laissant pas le temps de regarder le paysage à travers les vitres du car. « Il n’y a rien à voir. C’était une région de marécages, entièrement asséchés par les déportés, de mines où ils ont travaillé... »
Un témoin à la personnalité extraordinaire. 75 ans alors qu’on lui en donne 60. Visiblement bon vivant, aimant à plaisanter même en des lieux où la plaisanterie est difficile, un homme qui a survécu à 3 ans d’Auschwitz et de ses commandos, au typhus (on ne l’attrape qu’une fois, dit-il rassurant), à la marche d’évacuation vers Dachau - 2060 déportés « évacués » dont seulement 70 survivent - au retour sur une autre planète : plus de famille, seule la famille des camarades déportés et une vie à reconstruire... Comment une fille aurait-elle pu regarder les hommes que nous étions devenus ? Comment aurions-nous songé à regarder les filles ? Nous étions transformés, marqués par les « lois sociales », « les apparatchiks », « le langage » que nous avions édifiés dans le camp. Henri suggère une dureté de ses réactions et comportements forgée par la captivité et conservée longtemps après le retour. Et puis finalement, progressivement, on revient d’Auschwitz, on donne à nouveau la vie comme un défi à ceux qui voulaient qu’il n’y ait plus rien, plus de descendance, plus de peuple...
Je n’ai rien vu de ce coin de Pologne, à part les maisons neuves toutes proches du camp de Birkenau. Peut-on vivre paisiblement avec vue sur un tel lieu ?
Le matin a été consacré à Auschwitz même, le nom allemand d’une ville baptisée réellement Oswiecim avec accents et cédilles impossibles à retranscrire facilement sur le clavier. Il y avait 7000 juifs parmi les 12000 habitants en 1940. Aujourd’hui, il n’y a plus qu’un habitant juif connu.
Nous découvrons Auschwitz dans une atmosphère curieuse mêlée de l’attente de l’émotion que nous nous apprêtions à ressentir et d’une certaine surprise déçue dans un lieu qui ne ressemble pas à l’idée que l’on a des camps : des bâtiments de briques solides, un soleil radieux qui réchauffe le parcours, beaucoup de groupes, beaucoup de monde... Nous avons ainsi appris que tous les petits Polonais doivent venir une fois dans leur scolarité à Auschwitz : une leçon de mémoire chez eux obligatoire.
Le premier camp est aujourd’hui un musée de la déportation. Pourtant, il est bien difficile de ne pas retenir son souffle devant les vitrines où s’amoncellent cheveux, valises, peignes, chaussures, bassines et divers objets assemblées en montagnes... et les objets évoquent des âmes. Un couloir de photos engendre une réflexion d’élève : « Madame, ils ont tous les mêmes yeux ». L’adolescent vient ainsi de découvrir le regard du déporté, de tous les déportés, ce regard qu’évoque admirablement Jorge Semprun.
Le moment le plus fort a été l’après-midi consacré au site d’Auschwitz-Birkenau. Un vaste espace de baraques alignées à la perfection... des baraques ou des traces de baraques à perte de vue. « Là-bas au fond, il y a l’étang où l’on peut encore voir les cendres en suspension au-dessus de l’eau et il y avait le camp tzigane : plus de 3000 tziganes entassés par familles avec leur roulottes. Leurs chants , le soir, étaient un salut au retour du kommando et un moment de plaisir. Un soir, il n’y a pas eu de chant tzigane quand nous sommes rentrés du travail. A leur tour, ils avaient été tous éliminés » A Birkenau, c’était la seule sortie possible : au plus fort de l’entreprise d’extermination, les familles séjournaient un moment dans l’un des six camps avant d’être envoyées aux chambres à gaz au fond du camp , au bout de la rampe de chemin de fer. On ne voit aujourd’hui qu’un agrégat de béton détruit et pourtant la mort est là, qui hante le camp, à travers les photos vues le matin au musée et qui ressurgissent immanquablement . Dans la baraque des latrines où Henri raconte les coups, la diarrhée, les camarades si faibles... elle est là dans les baraques des châlits quand Henri évoque le matelas de punaises, les coups du réveil... elle est là alors que nous suivons la voie qui mène au monument sobre du fond du camp.
« Pourquoi ? » a demandé Henri à un garde qui frappait sans raison un déporté sur les latrines. Et le garde a regardé Henri, a regardé le numéro, un petit numéro qui conférait certains privilèges comme celui de demander « pourquoi ? » « Tu sais bien qu’il n’y a pas de pourquoi ici ! » Et c’est finalement la réponse du témoin à ma question du matin. Comment peut-on survivre 3 ans à Auschwitz ? Henri n’a pas de réponse et j’ai regretté la question posée avant les « confidences » d’Henri tout au long de la visite. Cette absence d’explication « pourquoi suis-je revenu moi ? » guide sans doute toute une vie et forge un homme qui vient pour la 7ème voyage de l’année, qui se dépense sans compter au service de la mémoire, qui passe d’un avion à un autre ce 11 Mai 2000 parce que les témoins se font désormais rares et qu’il faut raconter Auschwitz. Raconter parce que faire ressentir la réalité d’Auschwitz-Birkenau est impossible. L’élève qui à 13 heures demande « quand mange-t-on ? j’ai faim... » a-t-il compris ce qu’était la faim ? Celui qui s’assoie « épuisé » sur le gradin du monument aux morts sait-il ce qu’est l’épuisement qu’a évoqué Henri devant le camp de quarantaine ? Peuvent-ils comprendre... ? Pouvons-nous comprendre ?
Combien de temps avons-nous passé sur les lieux ? 7 heures peut-être. Trop court et à la fois si long. Les 120 collégiens avançaient sans bruit, écoutaient, hésitaient parfois à demander comment c’était Auschwitz. Il y avait comme une pudeur. Chacun découvrait « ce qu’aucun livre d’histoire ne peut dire » et ce qu’aucun professeur ne peut faire imaginer. Et le professeur lui-même qui se croyait insensibilisé après Buchenwald et Mauthausen, s’est retrouvé face à une autre dimension de la déportation. Assez curieusement, c’est à Birkenau que les élèves ont beaucoup questionné. L’après-midi était-il plus propice aux interrogations ou bien était-ce la force du lieu et le besoin d’extérioriser ? Les questions portaient pour beaucoup sur le retour. Quand avez-vous appris que vos parents étaient morts ? Que vous a-t-on donné quand vous êtes revenu ? En voulez-vous à la France ? ...La réponse a été sans équivoque mais sans assimilation non plus : le gouvernement de Vichy n’est pas la France.
« Il faut venir à Auschwitz en hiver, par moins 20°. » Il faisait trop beau ce 11 mai et pourtant avons-nous vraiment apprécié le soleil ? Le soleil peut-il réchauffer les baraques de Birkenau , le soleil peut-il couvrir l’émotion d’Henri quand il évoque pour la xeme fois sans doute la robe bleue de sa mère, ses cheveux blonds, ses 36 ans et son dernier regard empli de larmes à son fils qui vient d’être sorti du wagon. « Je voyais pour la dernière fois ma mère et je ne le savais pas. » La voix d’Henri s’est faite moins claire.
Je me demande d’ailleurs si ce n’est pas à travers ses seules paroles que la dimension de l’extermination prenait vraiment forme. Jamais les mots de génocide ou de shoah n’ont été prononcés au cours de ce voyage. Pas de chiffres, si ce n’est un « 6 millions » inscrit sur un mur du musée et une évocation du guide polonais qui laissait respectueusement la parole au témoin chaque fois qu’un souvenir revenait. Comment expliquer ? On savait que des millions d’êtres étaient morts là en ces lieux, mais c’était comme s’il n’était pas utile de le dire. Les objets, les visages, les lieux , le témoignage simple parlaient et évoquaient sans besoin de précisions. Maître Klarsfeld a conclu le discours des officiels du Conseil Général en demandant aux jeunes de défendre désormais les droits de l’homme et Henri a dit que le « plus jamais ça » n’avait pas vraiment de réalité. La solidarité qui a uni les anciens déportés ne peut que conduire à l’optimisme : ça ne peut pas recommencer.
Il faut faire le voyage à Auschwitz pendant qu’il y a encore des témoins pour porter le message. Et je me demandais en croisant les groupes de jeunes Polonais avec leur guide ce que pouvait être une visite sans témoin. Que deviendront ces lieux dans quelques années ? La mémoire peut-elle passer par relais avec la même force ?
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J’ai à peine repris le texte écrit au retour . Impossible à reprendre parce qu’il est plus la retranscription de quelque chose qu’il me fallait écrire pour l’évacuer un peu . J’ai eu l’impression que les élèves aussi avaient besoin de dire et d’écrire.
Pendant le voyage, on ne ressent pas vraiment . J’avais déjà eu cette curieuse et désagréable impression à Mauthausen, parce qu’on y va avec notre bagage de connaissances, de lectures, de photos... On déambule, on emmagasine les paroles, on questionne, on se surprend même à rire avec le témoin. C’est au retour qu’images et mots forment cet ensemble forcément émotionnel parce qu’aucun récit n’est identique à un autre, parce qu’il y a eu ce contact, ce témoignage et cet homme ou cette femme qui nous a livré une partie de ses souvenirs. Je me demande d’ailleurs si la force émotionnelle n’est pas , dans le cas d’Auschwitz, issue du regard intrigué qu’on a sur le témoin : comment est-il possible de survivre à Auschwitz ?
E.Py. 2000
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par Evelyne Py
Julie F © Mornant - 1999 J’avais toujours dit que je n’emmènerais jamais de classe ni à Auschwitz, ni à Mauthausen, ni dans aucun camp, persuadée que de tels lieux ne sont pas des lieux-musées où l’on peut programmer une visite scolaire banale...
La proposition du Conseil Général du Rhône nous est parvenue le 20 mars. 12 collèges du Rhône avaient été choisis pour une visite d’une journée à Auschwitz .
Ce matin-là, 11 élèves avaient participé au Concours de la Résistance et de la Déportation et s’étaient ainsi engagés volontairement à rédiger la copie supplémentaire de l’année, celle qui n’est pas obligatoire et pas notée.
Benoît avait commencé son devoir par : " Il y a 67 ans, jour pour jour, était ouvert le premier camp de concentration : Dachau. L’enfer commençait" et Sarah le terminait ainsi : "Aujourd’hui, nous regrettons ce qui s’est passé, "ce que l’homme a pu faire à un autre homme"( Primo Levi), ces familles entières détruites, mais jamais nous ne pourrons réellement imaginer ce qu’ont subi et enduré ces hommes et ces femmes, déportés injustement pour leur religion ou leurs idées... et aujourd’hui encore des hommes , des femmes et des enfants souffrent là-bas à l’autre bout de la planète ou là tout près de nous..."
Pour nous donc, les élèves étaient tout désignés pour prendre cet avion qui les a déposés à Cracovie, à une heure de route du camp d’extermination.
La journée
Ce fut une admirable leçon d’histoire sur les lieux grâce au témoignage d’Henri Wolff pour notre groupe, belge avant guerre dont la famille est arrivée dans la Creuse en 1940 au moment de l’exode. Pendant 2 ans, Saint-Hilaire-le-château est un havre de paix malgré l’assignation à résidence et les contrôles incessants de la gendarmerie, malgré l’arrestation du père envoyé au Groupe de Travail Etranger . Mais le 26 août 1942, le destin de la famille bascule : la France de Vichy donne « ses juifs » à l’Allemagne. C’est alors le camp d’internement de Nexon, puis Drancy, le départ pour la Pologne et l’arrivée à Auschwitz qui se prépare tout juste pour la solution finale que les nazis viennent de décider. Convoi n°26 : 1006 juifs . 8 morts à l’arrivée. 39 jeunes hommes et filles sont sortis du convoi. Tous les autres sont exterminés. Henri a 16 ans et son destin bascule sous les coups du simple hasard . Une déportation de 3 ans commence ce 1er septembre 1942. Elle s’achèvera le 18 avril 1945 à Dachau.
« Dites à vos élèves de poser des questions ; c’est mieux pour raconter ». Et les questions sont venues ne nous laissant pas le temps de regarder le paysage à travers les vitres du car. « Il n’y a rien à voir. C’était une région de marécages, entièrement asséchés par les déportés, de mines où ils ont travaillé... »
Un témoin à la personnalité extraordinaire. 75 ans alors qu’on lui en donne 60. Visiblement bon vivant, aimant à plaisanter même en des lieux où la plaisanterie est difficile, un homme qui a survécu à 3 ans d’Auschwitz et de ses commandos, au typhus (on ne l’attrape qu’une fois, dit-il rassurant), à la marche d’évacuation vers Dachau - 2060 déportés « évacués » dont seulement 70 survivent - au retour sur une autre planète : plus de famille, seule la famille des camarades déportés et une vie à reconstruire... Comment une fille aurait-elle pu regarder les hommes que nous étions devenus ? Comment aurions-nous songé à regarder les filles ? Nous étions transformés, marqués par les « lois sociales », « les apparatchiks », « le langage » que nous avions édifiés dans le camp. Henri suggère une dureté de ses réactions et comportements forgée par la captivité et conservée longtemps après le retour. Et puis finalement, progressivement, on revient d’Auschwitz, on donne à nouveau la vie comme un défi à ceux qui voulaient qu’il n’y ait plus rien, plus de descendance, plus de peuple...
Je n’ai rien vu de ce coin de Pologne, à part les maisons neuves toutes proches du camp de Birkenau. Peut-on vivre paisiblement avec vue sur un tel lieu ?
Le matin a été consacré à Auschwitz même, le nom allemand d’une ville baptisée réellement Oswiecim avec accents et cédilles impossibles à retranscrire facilement sur le clavier. Il y avait 7000 juifs parmi les 12000 habitants en 1940. Aujourd’hui, il n’y a plus qu’un habitant juif connu.
Nous découvrons Auschwitz dans une atmosphère curieuse mêlée de l’attente de l’émotion que nous nous apprêtions à ressentir et d’une certaine surprise déçue dans un lieu qui ne ressemble pas à l’idée que l’on a des camps : des bâtiments de briques solides, un soleil radieux qui réchauffe le parcours, beaucoup de groupes, beaucoup de monde... Nous avons ainsi appris que tous les petits Polonais doivent venir une fois dans leur scolarité à Auschwitz : une leçon de mémoire chez eux obligatoire.
Le premier camp est aujourd’hui un musée de la déportation. Pourtant, il est bien difficile de ne pas retenir son souffle devant les vitrines où s’amoncellent cheveux, valises, peignes, chaussures, bassines et divers objets assemblées en montagnes... et les objets évoquent des âmes. Un couloir de photos engendre une réflexion d’élève : « Madame, ils ont tous les mêmes yeux ». L’adolescent vient ainsi de découvrir le regard du déporté, de tous les déportés, ce regard qu’évoque admirablement Jorge Semprun.
Le moment le plus fort a été l’après-midi consacré au site d’Auschwitz-Birkenau. Un vaste espace de baraques alignées à la perfection... des baraques ou des traces de baraques à perte de vue. « Là-bas au fond, il y a l’étang où l’on peut encore voir les cendres en suspension au-dessus de l’eau et il y avait le camp tzigane : plus de 3000 tziganes entassés par familles avec leur roulottes. Leurs chants , le soir, étaient un salut au retour du kommando et un moment de plaisir. Un soir, il n’y a pas eu de chant tzigane quand nous sommes rentrés du travail. A leur tour, ils avaient été tous éliminés » A Birkenau, c’était la seule sortie possible : au plus fort de l’entreprise d’extermination, les familles séjournaient un moment dans l’un des six camps avant d’être envoyées aux chambres à gaz au fond du camp , au bout de la rampe de chemin de fer. On ne voit aujourd’hui qu’un agrégat de béton détruit et pourtant la mort est là, qui hante le camp, à travers les photos vues le matin au musée et qui ressurgissent immanquablement . Dans la baraque des latrines où Henri raconte les coups, la diarrhée, les camarades si faibles... elle est là dans les baraques des châlits quand Henri évoque le matelas de punaises, les coups du réveil... elle est là alors que nous suivons la voie qui mène au monument sobre du fond du camp.
« Pourquoi ? » a demandé Henri à un garde qui frappait sans raison un déporté sur les latrines. Et le garde a regardé Henri, a regardé le numéro, un petit numéro qui conférait certains privilèges comme celui de demander « pourquoi ? » « Tu sais bien qu’il n’y a pas de pourquoi ici ! » Et c’est finalement la réponse du témoin à ma question du matin. Comment peut-on survivre 3 ans à Auschwitz ? Henri n’a pas de réponse et j’ai regretté la question posée avant les « confidences » d’Henri tout au long de la visite. Cette absence d’explication « pourquoi suis-je revenu moi ? » guide sans doute toute une vie et forge un homme qui vient pour la 7ème voyage de l’année, qui se dépense sans compter au service de la mémoire, qui passe d’un avion à un autre ce 11 Mai 2000 parce que les témoins se font désormais rares et qu’il faut raconter Auschwitz. Raconter parce que faire ressentir la réalité d’Auschwitz-Birkenau est impossible. L’élève qui à 13 heures demande « quand mange-t-on ? j’ai faim... » a-t-il compris ce qu’était la faim ? Celui qui s’assoie « épuisé » sur le gradin du monument aux morts sait-il ce qu’est l’épuisement qu’a évoqué Henri devant le camp de quarantaine ? Peuvent-ils comprendre... ? Pouvons-nous comprendre ?
Combien de temps avons-nous passé sur les lieux ? 7 heures peut-être. Trop court et à la fois si long. Les 120 collégiens avançaient sans bruit, écoutaient, hésitaient parfois à demander comment c’était Auschwitz. Il y avait comme une pudeur. Chacun découvrait « ce qu’aucun livre d’histoire ne peut dire » et ce qu’aucun professeur ne peut faire imaginer. Et le professeur lui-même qui se croyait insensibilisé après Buchenwald et Mauthausen, s’est retrouvé face à une autre dimension de la déportation. Assez curieusement, c’est à Birkenau que les élèves ont beaucoup questionné. L’après-midi était-il plus propice aux interrogations ou bien était-ce la force du lieu et le besoin d’extérioriser ? Les questions portaient pour beaucoup sur le retour. Quand avez-vous appris que vos parents étaient morts ? Que vous a-t-on donné quand vous êtes revenu ? En voulez-vous à la France ? ...La réponse a été sans équivoque mais sans assimilation non plus : le gouvernement de Vichy n’est pas la France.
« Il faut venir à Auschwitz en hiver, par moins 20°. » Il faisait trop beau ce 11 mai et pourtant avons-nous vraiment apprécié le soleil ? Le soleil peut-il réchauffer les baraques de Birkenau , le soleil peut-il couvrir l’émotion d’Henri quand il évoque pour la xeme fois sans doute la robe bleue de sa mère, ses cheveux blonds, ses 36 ans et son dernier regard empli de larmes à son fils qui vient d’être sorti du wagon. « Je voyais pour la dernière fois ma mère et je ne le savais pas. » La voix d’Henri s’est faite moins claire.
Je me demande d’ailleurs si ce n’est pas à travers ses seules paroles que la dimension de l’extermination prenait vraiment forme. Jamais les mots de génocide ou de shoah n’ont été prononcés au cours de ce voyage. Pas de chiffres, si ce n’est un « 6 millions » inscrit sur un mur du musée et une évocation du guide polonais qui laissait respectueusement la parole au témoin chaque fois qu’un souvenir revenait. Comment expliquer ? On savait que des millions d’êtres étaient morts là en ces lieux, mais c’était comme s’il n’était pas utile de le dire. Les objets, les visages, les lieux , le témoignage simple parlaient et évoquaient sans besoin de précisions. Maître Klarsfeld a conclu le discours des officiels du Conseil Général en demandant aux jeunes de défendre désormais les droits de l’homme et Henri a dit que le « plus jamais ça » n’avait pas vraiment de réalité. La solidarité qui a uni les anciens déportés ne peut que conduire à l’optimisme : ça ne peut pas recommencer.
Il faut faire le voyage à Auschwitz pendant qu’il y a encore des témoins pour porter le message. Et je me demandais en croisant les groupes de jeunes Polonais avec leur guide ce que pouvait être une visite sans témoin. Que deviendront ces lieux dans quelques années ? La mémoire peut-elle passer par relais avec la même force ?
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J’ai à peine repris le texte écrit au retour . Impossible à reprendre parce qu’il est plus la retranscription de quelque chose qu’il me fallait écrire pour l’évacuer un peu . J’ai eu l’impression que les élèves aussi avaient besoin de dire et d’écrire.
Pendant le voyage, on ne ressent pas vraiment . J’avais déjà eu cette curieuse et désagréable impression à Mauthausen, parce qu’on y va avec notre bagage de connaissances, de lectures, de photos... On déambule, on emmagasine les paroles, on questionne, on se surprend même à rire avec le témoin. C’est au retour qu’images et mots forment cet ensemble forcément émotionnel parce qu’aucun récit n’est identique à un autre, parce qu’il y a eu ce contact, ce témoignage et cet homme ou cette femme qui nous a livré une partie de ses souvenirs. Je me demande d’ailleurs si la force émotionnelle n’est pas , dans le cas d’Auschwitz, issue du regard intrigué qu’on a sur le témoin : comment est-il possible de survivre à Auschwitz ?
E.Py. 2000