L'enfer colonial
par Housni El Kaitouni
par Housni El Kaitouni
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image] Assurément le film de Lledo pose problème. En passant j'ai parcouru quelques articles qui lui ont été consacrés. La polémique ne m'a pas intéressé jusqu'à ce que je tombe, en parcourant Le Soir d'Algérie, sur trois pages d'un long article où Lledo répond à ses contradicteurs.
Le titre est en soi un programme : « Une vérité qui fait mal est préférable à un mensonge qui réjouit ». Selon lui, la censure dont a été victime son film, est une preuve supplémentaire que les autorités s'opposent, sous la pression du lobby des anciens moudjahiddine, à toute lecture objective de l'histoire du mouvement national.
Clamant son devoir à dire la vérité, il se défend contre ceux, y compris parmi ses collaborateurs, qui l'accusent d'avoir trahi les témoignages et versé délibérément dans le « négationnisme ». Alors quelle est donc cette vérité que Lledo semble avoir mise à jour ? Parti pour réaliser un documentaire sur la journée du 20 Août 55, à Skikda, il affirme avoir été « ébranlé », bouleversé, jusqu'à en perdre ses « dernières illusions » en écoutant les témoignages des survivants.
« L'ordre principal qui a été donné aux groupes armés le 20 Août 55 était de tuer tous les « Gouar » ou le « Ihoud » au faciès, vu que la consigne était de faire vite». Des témoignages, plus accablants encore, lui sont confiés notamment sur le « machiavélique » Zighout Youcef, qui « rêvait d'un bain de sang. Il voulait terroriser la population européenne afin de provoquer un fossé communautaire et pousser l'armée française à une répression de grande ampleur, afin que chaque famille arabe touchée envoie un de ses enfants au maquis pour venger le frère, le père ou l'oncle ».
Un autre témoignage dans le même sens : « Nos chefs nous ont dit que chez les Français, ce sont les femmes qui commandent. Alors quand elles verront qu'ici on a tué femmes et enfants, elles diront à leurs maris, allez on s'en va... » Bouleversé par tant de cruauté attribuée aux dirigeants de l'insurrection, Lledo tire cette conclusion générale « Le nationalisme, ou du moins son courant dominant, qui s'était donné pour mission de mettre fin au système colonial, (s'est) aussi donné celle d'épurer l'Algérie de ses populations non musulmanes ». Car « Les actes commis par les insurgés du 20 Août n'étaient pas « aveugles », « barbares », « sauvages » mais bien la conséquence d'une pensée que, faute de mieux, j'appelle « ethnique ». Et le couperet tombe, tranchant, direct, sans appel : « Comment nier que le nationalisme avec sa contre-logique ethnique reste prisonnier de l'idéologie raciste qu'il se donne pour but de combattre ». Pas moins que cela: « Le nationalisme algérien fut raciste. » Poursuivons...
Et comment en est-il arrivé à cette vérité, transgressant toutes les analyses, les pensées établies, les vérités répétées ? En interrogeant quelques vieux paysans se présentant comme témoins des événements. Et pour Lledo, cela suffit pour étayer son énoncé, oubliant en la circonstance les règles élémentaires de précaution que ce genre d'exercice impose (Voir à ce titre toutes les analyses de Bourdieu sur l'interview). Se prétendant observateur objectif, intéressé seulement par la manifestation de la vérité et guidé par sa foi en la vertu des combats justes, il nous dit les raisons de sa déception : « Une armée de libération nationale peut-elle agir pareillement (à l'armée coloniale) en tuant tout aussi indistinctement tous les « Gouar?» se demande encore Lledo.
Au racisme colonial fait donc pendant, selon Lledo, un racisme nationaliste qui a ses sources loin dans l'histoire. « Ne faudrait-il pas donc se demander, comme le font les anthropologues algériens, si le recours au djihad n'est pas aussi la conséquence des pesanteurs de l'archaïsme d'une société traditionnelle qui peine à entrer dans la modernité ? Ou qui entre un peu à contrecoeur».
En en appelant aux « anthropologues algériens » Lledo veut enrober ses affirmations purement gratuites d'anonymes références scientifiques qui leur donnent une apparence de vérité établie. Sans autre explication il peut alors avancer son idée-phare, celle pour laquelle il dit être parti à Skikda : Alors que les deux communautés vivaient dans une grande communion : « Sous l'histoire apparente, cruelle, il y avait une autre histoire souterraine, faite de connivence, fraternité, amitiés, amour même », des hommes stupides ont fait couler une rivière de sang. La fracture intercommunautaire va conduire à la haine raciale et finalement au départ massif des pieds-noirs. Le rêve d'une société multiculturelle est brisé.
Sans nier le martyrologue algérien, Lledo nous incite à voir celui des pieds-noirs « cruellement frappés » à El-Alia. Face aux victimes algériennes, il y a les victimes françaises, face aux crimes du colonialisme, il y a les crimes de l'armée de libération nationale. Nous voilà donc en pleine « guerre des mémoires » dans une concurrence ravivée des « souffrances ». Pour Lledo, son film participe de cette entreprise, faire entrer dans le débat algéro-algérien, « la mémoire de l'absent », celle des pieds-noirs injustement chassés de la terre natale par la faute d'un nationalisme « raciste » qui n'a pas su, ni voulu prendre en compte la communauté juive et chrétienne comme partie intégrante de la communauté nationale.
Quand bien même la tuerie d'El-Alia fut-elle horrible, peut-on s'en servir comme grille de lecture afin de juger de l'ensemble du mouvement nationaliste et lui appliquer une catégorisation aussi injuste qu'injustifiée, le renvoyant dos à dos avec l'occupant ? Reprendre à son compte les mensonges sur « le paradis perdu » et « l'entente » entre communautés, n'est-ce pas faire l'impasse sur la réalité de la société coloniale et les causes qui ont engendré l'insurrection populaire ?
Le discours de Lledo sur la nécessaire relecture du passé aurait été crédible et aurait sereinement enrichi le débat s'il ne souffrait cruellement d'une apparence d'objectivité qui refuse d'inscrire les événements dans la continuité historique qui leur donne sens. Il reprend à son compte, sans une once de critique, une succession de lieux communs et de poncifs distillés depuis 60 ans par les revanchards pieds-noirs, sur « le paradis perdu » et la cruauté des Fellagas « racistes».
A titre d'exemple, voilà ce qu'écrit Aussaresses (page 61 de son livre « Services spéciaux ») à propos des événements du 20 Août 55, dont il a été un acteur déterminant, mettant en oeuvre la terrible répression : « Zighout Youcef avait donné comme consigne de tuer tous les civils européens, et de les tuer avec toute la cruauté possible. De ces exactions, il escomptait que les Français, frappés de stupeur et terrorisés déclenchent une répression sans précédent qui souderait définitivement la population musulmane contre les pieds-noirs ». Aussaresses évoque dans le détail, chiffres à l'appui, la brutalité de la répression qui, de son propre aveu, a fait des milliers de « victimes innocentes », sommairement exécutées et jetées dans des fosses communes. La littérature pied-noir est surchargée de références sur la « tragédie d'El Alia ». Certains n'hésitent même pas à considérer El Alia comme l'Auradour-sur-Glane de la guerre d'Algérie.
Une terrible photo circule sur tous les sites internet dédiés aux événements du 20 Août 55, elle montre les enfants massacrés à El Alia. Une photo pour illustrer Ad mortem la barbarie des insurgés. Pourquoi aucune illustration des victimes arabes massacrées ces jours-là ne nous est-elle parvenue ? Ceux qui ont photographié les enfants d'El Alia, ont pris le parti d'écrire l'histoire d'un seul point de vue, et Lledo, cinquante ans après, se glisse furtivement pour se placer dans le même angle de vue. Or, tous les historiens crédibles, les documents d'époque, les témoins de premier plan français comme algériens, donnent une lecture tout à fait opposée à « la vérité » que défend Lledo. Annie Rey Goldzeiger a fait un travail remarquable intitulé « le 20 Août 1955, à propos d'un événement, de ses sources et de ses représentations », travail basé à la fois sur des documents écrits (archives, presse, publication) et sur des entretiens réalisés avec des militaires et des pieds-noirs. Elle note que le stéréotype le plus usité à propos de ces événements est d'opposer la barbarie des « Arabes » à la civilisation qui identifie le colonisateur. Pour illustrer cette barbarie, un matériel de propagande constitué de photos, de témoignages, est soigneusement mis en oeuvre. La journée du 20 Août 1955 est ainsi réduite à un « massacre » survenu par surprise et qui a conduit à la fracture entre les deux communautés. L'auteur remarque que les personnes interrogées évoquent toutes, « le paradis perdu », cette symbiose dans laquelle vivaient Français et Algériens avant qu'un « fleuve de sang » ne survienne. Le mythe des mythes dans l'historiographie des pieds-noirs est le massacre d'El Alia « El Alia est devenu l'événement de référence. Des pieds-noirs le décrivent longuement... Massacre emblématique, érigé en surévénement, il dissimule les autres faits et devient un stéréotype de la barbarie qui identifie l'adversaire ».
Et qu'en est-il de ce paradis perdu constamment évoqué par les pieds-noirs, « fait d'amitié, d'amour même » ? Pour Annie Rey Goldzeiger, « Bien avant le 20 Août 1955, la violence fracturait de manière irrémédiable la société coloniale. Imposée par la conquête, elle s'affichait sans masque durant la période de crise. La majorité des pieds-noirs n'a pas voulu la voir et ne veut toujours pas la voir ».
Le titre est en soi un programme : « Une vérité qui fait mal est préférable à un mensonge qui réjouit ». Selon lui, la censure dont a été victime son film, est une preuve supplémentaire que les autorités s'opposent, sous la pression du lobby des anciens moudjahiddine, à toute lecture objective de l'histoire du mouvement national.
Clamant son devoir à dire la vérité, il se défend contre ceux, y compris parmi ses collaborateurs, qui l'accusent d'avoir trahi les témoignages et versé délibérément dans le « négationnisme ». Alors quelle est donc cette vérité que Lledo semble avoir mise à jour ? Parti pour réaliser un documentaire sur la journée du 20 Août 55, à Skikda, il affirme avoir été « ébranlé », bouleversé, jusqu'à en perdre ses « dernières illusions » en écoutant les témoignages des survivants.
« L'ordre principal qui a été donné aux groupes armés le 20 Août 55 était de tuer tous les « Gouar » ou le « Ihoud » au faciès, vu que la consigne était de faire vite». Des témoignages, plus accablants encore, lui sont confiés notamment sur le « machiavélique » Zighout Youcef, qui « rêvait d'un bain de sang. Il voulait terroriser la population européenne afin de provoquer un fossé communautaire et pousser l'armée française à une répression de grande ampleur, afin que chaque famille arabe touchée envoie un de ses enfants au maquis pour venger le frère, le père ou l'oncle ».
Un autre témoignage dans le même sens : « Nos chefs nous ont dit que chez les Français, ce sont les femmes qui commandent. Alors quand elles verront qu'ici on a tué femmes et enfants, elles diront à leurs maris, allez on s'en va... » Bouleversé par tant de cruauté attribuée aux dirigeants de l'insurrection, Lledo tire cette conclusion générale « Le nationalisme, ou du moins son courant dominant, qui s'était donné pour mission de mettre fin au système colonial, (s'est) aussi donné celle d'épurer l'Algérie de ses populations non musulmanes ». Car « Les actes commis par les insurgés du 20 Août n'étaient pas « aveugles », « barbares », « sauvages » mais bien la conséquence d'une pensée que, faute de mieux, j'appelle « ethnique ». Et le couperet tombe, tranchant, direct, sans appel : « Comment nier que le nationalisme avec sa contre-logique ethnique reste prisonnier de l'idéologie raciste qu'il se donne pour but de combattre ». Pas moins que cela: « Le nationalisme algérien fut raciste. » Poursuivons...
Et comment en est-il arrivé à cette vérité, transgressant toutes les analyses, les pensées établies, les vérités répétées ? En interrogeant quelques vieux paysans se présentant comme témoins des événements. Et pour Lledo, cela suffit pour étayer son énoncé, oubliant en la circonstance les règles élémentaires de précaution que ce genre d'exercice impose (Voir à ce titre toutes les analyses de Bourdieu sur l'interview). Se prétendant observateur objectif, intéressé seulement par la manifestation de la vérité et guidé par sa foi en la vertu des combats justes, il nous dit les raisons de sa déception : « Une armée de libération nationale peut-elle agir pareillement (à l'armée coloniale) en tuant tout aussi indistinctement tous les « Gouar?» se demande encore Lledo.
Au racisme colonial fait donc pendant, selon Lledo, un racisme nationaliste qui a ses sources loin dans l'histoire. « Ne faudrait-il pas donc se demander, comme le font les anthropologues algériens, si le recours au djihad n'est pas aussi la conséquence des pesanteurs de l'archaïsme d'une société traditionnelle qui peine à entrer dans la modernité ? Ou qui entre un peu à contrecoeur».
En en appelant aux « anthropologues algériens » Lledo veut enrober ses affirmations purement gratuites d'anonymes références scientifiques qui leur donnent une apparence de vérité établie. Sans autre explication il peut alors avancer son idée-phare, celle pour laquelle il dit être parti à Skikda : Alors que les deux communautés vivaient dans une grande communion : « Sous l'histoire apparente, cruelle, il y avait une autre histoire souterraine, faite de connivence, fraternité, amitiés, amour même », des hommes stupides ont fait couler une rivière de sang. La fracture intercommunautaire va conduire à la haine raciale et finalement au départ massif des pieds-noirs. Le rêve d'une société multiculturelle est brisé.
Sans nier le martyrologue algérien, Lledo nous incite à voir celui des pieds-noirs « cruellement frappés » à El-Alia. Face aux victimes algériennes, il y a les victimes françaises, face aux crimes du colonialisme, il y a les crimes de l'armée de libération nationale. Nous voilà donc en pleine « guerre des mémoires » dans une concurrence ravivée des « souffrances ». Pour Lledo, son film participe de cette entreprise, faire entrer dans le débat algéro-algérien, « la mémoire de l'absent », celle des pieds-noirs injustement chassés de la terre natale par la faute d'un nationalisme « raciste » qui n'a pas su, ni voulu prendre en compte la communauté juive et chrétienne comme partie intégrante de la communauté nationale.
Quand bien même la tuerie d'El-Alia fut-elle horrible, peut-on s'en servir comme grille de lecture afin de juger de l'ensemble du mouvement nationaliste et lui appliquer une catégorisation aussi injuste qu'injustifiée, le renvoyant dos à dos avec l'occupant ? Reprendre à son compte les mensonges sur « le paradis perdu » et « l'entente » entre communautés, n'est-ce pas faire l'impasse sur la réalité de la société coloniale et les causes qui ont engendré l'insurrection populaire ?
Le discours de Lledo sur la nécessaire relecture du passé aurait été crédible et aurait sereinement enrichi le débat s'il ne souffrait cruellement d'une apparence d'objectivité qui refuse d'inscrire les événements dans la continuité historique qui leur donne sens. Il reprend à son compte, sans une once de critique, une succession de lieux communs et de poncifs distillés depuis 60 ans par les revanchards pieds-noirs, sur « le paradis perdu » et la cruauté des Fellagas « racistes».
A titre d'exemple, voilà ce qu'écrit Aussaresses (page 61 de son livre « Services spéciaux ») à propos des événements du 20 Août 55, dont il a été un acteur déterminant, mettant en oeuvre la terrible répression : « Zighout Youcef avait donné comme consigne de tuer tous les civils européens, et de les tuer avec toute la cruauté possible. De ces exactions, il escomptait que les Français, frappés de stupeur et terrorisés déclenchent une répression sans précédent qui souderait définitivement la population musulmane contre les pieds-noirs ». Aussaresses évoque dans le détail, chiffres à l'appui, la brutalité de la répression qui, de son propre aveu, a fait des milliers de « victimes innocentes », sommairement exécutées et jetées dans des fosses communes. La littérature pied-noir est surchargée de références sur la « tragédie d'El Alia ». Certains n'hésitent même pas à considérer El Alia comme l'Auradour-sur-Glane de la guerre d'Algérie.
Une terrible photo circule sur tous les sites internet dédiés aux événements du 20 Août 55, elle montre les enfants massacrés à El Alia. Une photo pour illustrer Ad mortem la barbarie des insurgés. Pourquoi aucune illustration des victimes arabes massacrées ces jours-là ne nous est-elle parvenue ? Ceux qui ont photographié les enfants d'El Alia, ont pris le parti d'écrire l'histoire d'un seul point de vue, et Lledo, cinquante ans après, se glisse furtivement pour se placer dans le même angle de vue. Or, tous les historiens crédibles, les documents d'époque, les témoins de premier plan français comme algériens, donnent une lecture tout à fait opposée à « la vérité » que défend Lledo. Annie Rey Goldzeiger a fait un travail remarquable intitulé « le 20 Août 1955, à propos d'un événement, de ses sources et de ses représentations », travail basé à la fois sur des documents écrits (archives, presse, publication) et sur des entretiens réalisés avec des militaires et des pieds-noirs. Elle note que le stéréotype le plus usité à propos de ces événements est d'opposer la barbarie des « Arabes » à la civilisation qui identifie le colonisateur. Pour illustrer cette barbarie, un matériel de propagande constitué de photos, de témoignages, est soigneusement mis en oeuvre. La journée du 20 Août 1955 est ainsi réduite à un « massacre » survenu par surprise et qui a conduit à la fracture entre les deux communautés. L'auteur remarque que les personnes interrogées évoquent toutes, « le paradis perdu », cette symbiose dans laquelle vivaient Français et Algériens avant qu'un « fleuve de sang » ne survienne. Le mythe des mythes dans l'historiographie des pieds-noirs est le massacre d'El Alia « El Alia est devenu l'événement de référence. Des pieds-noirs le décrivent longuement... Massacre emblématique, érigé en surévénement, il dissimule les autres faits et devient un stéréotype de la barbarie qui identifie l'adversaire ».
Et qu'en est-il de ce paradis perdu constamment évoqué par les pieds-noirs, « fait d'amitié, d'amour même » ? Pour Annie Rey Goldzeiger, « Bien avant le 20 Août 1955, la violence fracturait de manière irrémédiable la société coloniale. Imposée par la conquête, elle s'affichait sans masque durant la période de crise. La majorité des pieds-noirs n'a pas voulu la voir et ne veut toujours pas la voir ».
Dernière édition par Admin le Jeu 6 Mar - 13:30, édité 1 fois