D'un soufisme trop chrétien au goût des imam.
Le soufisme ! L'islam mystique ! Le lumière irradiante de la religion mahométane qui a fait que tant de savants occidentaux sont devenus ses premiers exégètes (Massignon, Guénon, Corbin) et qui, avouons-le, donne vraiment envie de se convertir même pour un chrétien. Pensez ! un rapport privilégié et intime avec Dieu qui fait que l'on devient Dieu soi-même, une immanence qui coïncide avec la transcendance, un abandon des lois et des liens communautaires, une abolition de l'enfer - l'extase totale ! Sauf que l'islam orthodoxe n'admet aucun rapport privilégié à Dieu. Interdit d'être musulman seul. L'on ne se recueille pas dans sa cellule face à Dieu qui ne parle qu'à vous. La piété personnelle est un blasphème. La mystique une hérésie. Et comme les Soufi furent le plus souvent des mystiques qui blasphémaient, on comprend qu'un certain nombre ait été passé au sabre ou au gibet, à commencer par le plus grand d'entre eux, al-Hallaj (vers 858-922) qui fut emprisonné, flagellé, mutilé, exposé au gibet, décapité et brûlé. Suivirent al-Shalamaghani (vers 934), Dhu'l Nun (860), al-Suhrawardi (1191), Badr al-Din (1416) et l'on pourrait continuer la liste. [En recopiant tous ces noms, je ne cherche pas à faire le pédant, mais à tenter de montrer comment l'islam traite depuis des siècles tous ceux qui auraient pu nous le rendre attrayant.]
Enfin, comme le fait remarquer l'inénarrable Malek Chebel dans son Dictionnaire amoureux de l'islam, si la mystique soufi plaît tant aux occidentaux, c'est parce qu'elle leur rappelle la mystique chrétienne et qu'ils peuvent y "projeter leur propre vision des choses". Comment être un "vrai" musulman ? en n'étant surtout pas soufi, bon pour les chiens d'occidentaux.
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Al-Ma'arri, le Lucrèce oriental.
Comme nous plairait tout autant le poète et philosophe Al-Ma'arri (937-1057) auquel Ibn Warraq consacre un chapitre entier. Ce grand sceptique, qualifié de "Lucrèce de l'Orient", stigmatise dans ses vers les fadaises religieuses destinées à tromper les foules, les fables de la résurrection et du paradis, dénonce l'inconvénient d'être né enfin :
"Les musulmans trébuchent, les chrétiens sont égarés
Les juifs sont dévoyés, les mages sont dans l'erreur.
Nous les mortels nous répartissons en deux catégories
Les crapules initiées et les dévots stupides. Qu'est-ce qu'une religion ? Une vierge que l'on dissimule.
Le prix des présents et le montant de la dot stupéfient le prétendant.
De l'avalanche des doctrines qui se déversent de la chaire
Mon coeur n'a jamais accepté un seul mot. (...) Craindrais-je de reposer dans la terre notre mère ?
Est-il de plus doux berceau que le sein de ta mère ?
Quand mon esprit obtus m'aura quitté
Par les eaux stagnantes laissez pourrir mes os."
Et Al-Ma'arri de déplorer sa venue au monde :
"Par mon père ce tort me fut fait
Mais jamais à un autre par moi."
Inutile de dire que cette poésie ne fut guère prisée pour les récitations des petits musulmans (d'ailleurs autorisés seulement à apprendre par coeur le Coran). Encore moins sa parodie jalonienne du Coran. S'il ne fut que peu inquiété durant sa vie, la raison en est, précise Ibn Warraq, qu'il sut dissimuler son iconoclasme derrière d'autres poèmes plus orthodoxes destinés à leurrer les limiers de l'inquisition. Un peu comme Molière finit ses comédies par l'apologie du système monarchique et du roi ! L'iconoclaste contrebandier, voilà qui devrait faire la fierté de tous les musulmans libres.
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Nos ancêtres les Arabes.
Ce dont les musulmans sont le plus fiers, plus que de leurs grands auteurs, c'est de leurs conquêtes et de leur impérialisme. "Ouvrez n'importe quel livre récent d'introduction à l'islam et vous verrez qu'il commence par chanter les louanges d'un peuple qui a envahi la moitié du monde civilisé dans un espace de temps incroyablement court, d'un peuple qui a fondé un empire qui s'étendait de l'Indus à l'Atlantique. Ce livre racontera en termes chaleureux les temps glorieux où les musulmans régnaient sur une vaste humanité formée de nations et de cultures différentes. (...) Alors qu'on culpabilise tous les Européens avec le colonialisme et l'impérialisme occidentaux (ces deux termes sont désormais considérés comme péjoratifs) et qu'on leur fait porter la responsabilité de tous les maux de la création, l'impérialisme arabe est au contraire présenté comme un objet de fierté pour les musulmans, quelque chose que l'on doit louer et admirer." Pas demain la veille qu'on entendra de la part des dirigeants musulmans une quelconque repentance concernant telles ou telles exactions, sans même parler du génocide arménien. Ce qu'il faut comprendre, c'est que toute l'histoire arabo-musulmane fut une conquête par les arabes (d'Arabie Saoudite) des territoires maghrébins, africains et indiens. Une conquête qui a fini par faire croire aux conquis qu'ils étaient les descendants des conquérants !
Ainsi en l'Algérie où l'enseignement de la langue française fut abandonnée après l'indépendance, sous prétexte qu'elle était la langue imposée par les colons français, au profit de l'arabe... alors que l'arabe fut lui-même une langue imposée - la langue maternelle des algériens étant le berbère. ["L'impérialisme arabe"] avait même convaincu ce peuple qu'ils étaient éthniquement des Arabes, ce qui n'était pas le cas et, encore plus fort, ils les avait convaincus d'embrasser une religion qui était totalement étrangère à leurs propres traditions religieuses. N'y a-t-il meilleur symbole de soumission à l'impérialisme musulman que l'image du peuple algérien qui se prosterne cinq fois par jour vers son conquérant situé en Arabie ?"
Et Warraq de citer l'écrivain algérien Kateb Yacine (1929-1989) qui fit scandale en déclarant son aversion pour l'islam et que "l'Algérie arabo-islamiste est une Algérie contre-nature, une Algérie qui est étrangère à elle-même. C'est une Algérie qui est imposée par les armes, car l'islam ne se développe pas avec des bonbons et des roses, il se développe avec des larmes et du sang. Il croît dans l'oppression, la violence, le mépris, par la haine et les pires humiliations que l'on puisse faire à l'homme. On peut voir le résultat !" et encore "L'Algérie française a duré pendant cent-quatre ans. L'Algérie arabo-islamique dure depuis treize siècles ! La pire forme d'aliénation n'est pas de penser que nous sommes Français, mais de croire que nous sommes des Arabes. Il n'y a pas de peuple arabe et il n'y a pas de nation arabe. C'est une langue sacrée, celle du Coran, que les dirigeants utilisent pour empêcher que les gens ne découvrent leur véritable identité." (interview au journal Awal en 1987 reprise par Le monde du 20 mai 1994). Après quoi, il fit le voeu pieux qu'un jour l'Algérie sera appelée par son vraie nom, Tamezgha.
En vérité, l'Islam ne s'est imposé que par la conquête militaire et a imposé partout où il est passé l'apartheid, l'esclavage (pratiqué encore largement par bien des pays musulmans et d'ailleurs recommandé par le Coran : "Dieu vous propose pour exemple un homme esclave qui ne dispose de rien et un autre homme à qui nous avons accordé une subsistance ample, et qui en distribue une partie en aumônes publiquement et secrètement ; ces deux hommes sont-ils égaux ? Non, grâce à Dieu ; mais la plupart d'entre eux n'entendent rien." XVI-78), et n'a récolté que la faillite économique, culturelle et sociale. C'est ainsi que tous les pays musulmans sont des dictatures ou des semi-dictatures. Enfin, il ne faut jamais oublier que notre propre colonisation ne fut en grande partie qu'une réaction à celle que les pays arabes imposèrent pendant des siècles à une partie de l'Europe, et que comme le montre Bernard Lewis, c'est le combat contre l'envahisseur qui poussa les Européens au-delà de leurs frontières. On a trop oublié que des premières conquêtes mauresques en Espagne et en France (épisode Charles Martel) jusqu'au second siège de Vienne par les Turcs en 1683, l'Europe n'a cessé de se défendre contre la menace de l'islam.
On n'en finirait pas de citer Ibn Warraq. Sur l'affaire Rushdie qui commence le 14 février 1989 et qui est son 11 septembre moral, sur les sources de l'islam, sa nature totalitaire, son incompatibilité structurelle avec la démocratie et les droits de l'homme, sur le fait que l'intégrisme soit son accomplissement et non un dérapage (comme le goulag n'est pas une trahison du communisme mais son résultat nécessaire), sur les femmes, sur ses innombrables tabous, sur sa volonté régressive de progrès technique, sur son but jamais caché d'islamiser coûte que coûte le monde à coups de cimeterre, sur son prophète enfin qui avait si bien commencé à la Mecque à l'aune des spiritualités juives et chrétiennes et dégénéré aussi rapidement à partir de Médine (passant en effet de la sagesse au carnage, de la miséricorde à la domination), Pourquoi je ne suis pas musulman regorge d'informations vérifiables, d'analyses qui font froid dans le dos, de jugements toujours discutables mais que l'auteur revendique comme tels. "Ce livre est d'abord et avant tout la revendication de mon droit de critiquer tout et chaque chose dans l'islam, et même de blasphémer, de faire des erreurs et de me moquer."
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Abud Said versus Mahomet.
Comme toute religion ou tout système de pensée, le christianisme a aussi ces victimes. Cependant, Ibn Warraq se refuse à placer Mahomet au même niveau que le Christ, comme d'ailleurs à ceux de Socrate, de Bouddha ou de Confucius. Ce qu'il ne lui pardonne pas est d'avoir institué le Coran comme LA parole de Dieu, vraie et ininterprétable à tout jamais, "faisant ainsi obstacle à tout progrès intellectuel et oblitérant tout espoir de liberté de pensée qui seuls permettraient à l'islam d'entrer dans le XXIème siècle." Il est encore aujourd'hui quasiment impossible pour un musulman de ne pas être coranique. Alors qu'il est naturel à un judéo-chrétien de ne pas croire en Dieu - mieux ou "pire", d'être démocrate, laïc, anticlérical, en un mot, moderne. Les droits de l'homme sont une invention chrétienne, tout comme le roman courtois (et pornographique), la psychanalyse ou la sécurité sociale. Nous avons malmené Galilée mais Galilée l'a emporté. Spinoza a failli être la cible d'un fanatique mais est enseigné dans nos universités depuis deux siècles (et d'ailleurs a réchappé à son attentat). Comme le dit Marcel Gauchet, "le christianisme est le religion de la sortie de la religion". Et c'est pourquoi l'on peut sans crainte considérer ce modèle comme supérieur aux autres.
Je finirai ce trop long post (mais trop succinct par rapport à l'ouvrage de Warraq) par un mot personnel qui pourra paraître peut-être incohérent par rapport à tout ce que j'ai dit jusqu'ici, voire déplacé, mais celui-ci me vient trop naturellement pour que j'y renonce.
En tant que croyant, je suis évidemment très sensible à toute forme de croyance, musulmane compris. Une mosquée peut m'émouvoir autant qu'une église. Et je peux trouver dans le Coran des versets qui peuvent me parler bien que ceux de la Bible. Sur bien des points, je me sens même plus proche d'un musulman que d'un athée - et d'ailleurs quand il m'arrive d'en rencontrer, c'est de Dieu dont nous parlons tout de suite. Il est certain que je ne commence pas par lui sortir que si j'étais une femme etc... Tout simplement parce qu'en pleine communion avec un autre croyant, je ne vais pas gâcher une rencontre. Mais que la conversation dévie sur la liberté de croire ou de ne pas croire, sur les relations difficiles entre les clercs et les laïcs, ou sur les valeurs qui nous rassemblent et nous séparent, j'expliquerais alors que pour moi la liberté est aussi sacrée sinon plus que mon Dieu - car c'est la liberté qui permet la foi (même si c'est la foi qui rend libre). Et c'est pourquoi je veux que ma foi se développe sur un terrain laïc, neutre, voire anticlérical. Je suis un catholique romain mais je suis aussi un moderne. Je récite le Pater Noster mais je sais que je viens du scepticisme et même du blasphème et que je n'ai rien à voir avec ces cathos légalistes à la Joseph de Maistre (relire mon excellent papier là-dessus). C'est tout seul que je suis revenu à l'église et que j'ai demandé à faire ma confirmation. Catholique mais sur fond de scepticisme et de révolte. Croyant mais libéral- croyant car libéral. Comme disait le génial Lustiger, c'est parce que la France s'est socialement et politiquement déchristianisée depuis cent ans qu'on peut vraiment choisir aujourd'hui d'être chrétien. C'est parce que la messe n'est plus une obligation sociale qu'on peut y aller de soi-même. La séparation de l'église et de l'état a séparé pour leur bien les croyants de coeur et les croyants d'habitude.
Nous parlions du soufisme. Qu’il me soit permis de citer cette belle phrase d’un de ses plus grands représentants, Abu Said (mort en 1049) qui résume ma position et qui devrait être le credo de tout croyant de toute confession :
"Tant que la foi et l'athéisme ne seront pas identiques, nul homme ne sera un vrai musulman [ou un vrai chrétien]"