Ali El Kenz. Conseiller scientifique IEA et professeur de sociologie, Université de Nantes
« Les émeutes témoignent d’un durcissement du lien social »
Le phénomène des émeutes qui a affecté de nombreuses agglomérations urbaines interpelle nos sociologues pour aider les Algériens à comprendre les bouleversements qui affectent leur société durant ces vingt dernières années… N’est-il pas temps que ces derniers soient sur le terrain pour approcher scientifiquement ces faits sociaux récurrents ?
Je ne suis pas aussi impétueux et pressé que vous, car la société algérienne a vécu tellement de troubles et de guerres. Il y a eu la guerre de colonisation puis la guerre anticoloniale sans oublier les quinze dernières années de guerre contre le terrorisme. C’est sans arrêt que l’Algérie est confrontée à des troubles. C’est pourquoi, il faut une certaine distance pour pouvoir l’approcher. Il ne faut surtout pas se jeter tout de suite sur l’analyse des faits sociaux. Pour comprendre sa société, il faut d’abord la remettre dans son contexte régional, car l’Algérie n’est pas seule dans le monde. Elle fait partie du Maghreb, de la Méditerranée, de l’Afrique, du monde arabe et, à ce titre, partage et, bien souvent, subit les dynamiques inhérentes à ces espaces. Le colloque sur les savoirs et les sciences, qui vient de se dérouler à Tipaza à l’initiative de l’Institut d’études avancées au sein duquel je travaille, constitue un premier pas dans la compréhension des phénomènes de société que vous évoquiez. Le fait de confronter ses connaissances avec celles de chercheurs en provenance de divers pays, comme la France, l’Allemagne, la Suède, le Maroc, l’Afrique du Sud, le Sénégal, l’Inde, permet de croiser son regard avec ceux des autres, qui nous observent aussi. Cela permettra, peut-être, de calmer certains fronts que l’on croyait très chauds, mais qui, en réalité, ne le sont pas, et d’aller vers d’autres fronts qui paraissent plus apaisés, mais qu’il faut absolument comprendre. Il faut aussi faire des associations entre ce qui se fait dans différentes universités et ce qui se passe dans les sociétés.
Je reste persuadé que dans notre pays, confronté pratiquement chaque jour à des émeutes, il y a urgence à comprendre le pourquoi de ces dérapages sociaux à répétition. Cela peut éclairer la décision politique…
Je peux comprendre votre empressement à comprendre rapidement ce qui se passe, mais il faut bien savoir que si le temps « pressé » de la compréhension journalistique peut s’avérer utile et nécessaire, il y aussi le temps, beaucoup plus long et plus tortueux, de la compréhension académique. Pour comprendre les faits sociaux, il faut prendre le temps de les analyser en les comparant, notamment, avec ceux qui se passent dans d’autres sociétés. A Johannesburg, capitale de l’Afrique du Sud, comme à Lagos, capitale du Nigeria, il est à titre d’exemple plus dangereux pour un étranger de se promener le soir qu’à Alger. Dans certains quartiers de New York, il est également très risqué de sortir ou de prendre le métro à la tombée de la nuit. La question des violences urbaines en Algérie, puisque les émeutes que vous évoquiez se déroulent pratiquement toutes en milieu urbain, et à ce titre méritent d’être ainsi qualifiées, témoigne d’un durcissement du lien social que seule la médiation et le dialogue, qui demandent beaucoup de temps, pourraient rétablir. C’est ce durcissement, ce passage de la manifestation à l’émeute qu’il faut analyser en tenant évidemment compte des informations que rapportent les journalistes, les chercheurs ayant besoin, non seulement, de temps mais également de données.
Les émeutes se produisent de façon récurrente depuis plusieurs années sans que cela n’interpelle nos sociologues sur la compréhension de ce phénomène symptomatique d’une société en phase de profonde mutation... N’est-il pas temps, selon vous, que les spécialistes en sciences sociales s’en occupent ?
Vous avez bien raison de revenir avec insistance sur la question des émeutes en tant que fait ou plutôt en tant que répétition de faits, qui doit à ce titre être « problématisée » comme un phénomène de société. Je ne sais pas pourquoi cela n’a pas été fait, étant toutefois persuadé que de nombreux travaux, dont il faudrait sans doute faire le bilan, ont été réalisés par les divers centres de recherches en activité en Algérie. Il reste à savoir si l’émeute constitue pour les Algériens, qui sont passés par des périodes de troubles bien plus graves, un objet digne de recherche. Quand on vient de sortir d’une période de guerre civile, où chacun pouvait d’un moment à l’autre y laisser sa vie, les effets de destructions matérielles produites par les émeutes peuvent effectivement paraître dérisoires au regard de la société algérienne.
Mais il faut bien donner un sens à ces émeutes récurrentes apparues il y a une dizaine d’années et qui passent d’une agglomération urbaine à l’autre…
Il faut considérer toute manifestation collective — pétition, marche, sit-in, refus d’obéissance, grève... — comme une forme d’expression et d’action « politique » qui appelle en contrepartie une réponse « politique » des institutions et responsables à qui elle s’adresse. L’intensité, la durée, le caractère de masses de cette forme d’expression est fonction des enjeux en cours (chômage, inflation, « hogra », corruption...), mais aussi de la nature des réponses livrées et donc aussi de la nature des liens entre les manifestants et les « manifestés ». Le passage à « l’émeute » peut signifier une rupture de ces liens, et quand il devient « répétitif », il y a une rupture « profonde » de ces liens. L’émeute devient alors « une culture » de l’action politique des manifestants « en phase » en quelque sorte avec la posture des « manifestés » (arrogance, double langage, inertie bureaucratique, passe-droits...). Le lien politique, au sens strict du terme, poli, civil, « hadari »... est rompu, la violence remplace l’expression.
Le manque d’études sur un phénomène de société aussi important n’incomberait-il pas à la régression de l’enseignement des sciences sociales dans nos universités ?
Les sciences sociales en sont arrivées à ce niveau de régression, non pas par défaut, mais par excès, en ce sens que les grandes universités algériennes, comme celles d’Alger, de Constantine et d’Oran, ne peuvent plus prendre en charge des programmes de recherches parce qu’elles sont alourdies par des masses d’étudiants insuffisamment encadrées. Les maîtres de recherches sont en effet peu nombreux et de surcroît proches de la retraite. Le peu de professeurs qui reste est noyé dans les charges de gestion qui n’offrent ni le temps ni le recul nécessaire à la réalisation de tels travaux. Pour contourner l’obstacle, peut-être faudrait-il d’ores et déjà penser à identifier dans des universités moyennes ou des centres de recherche, comme le CREAD ou le CRASC, des équipes capables de trouver ce temps et ce recul nécessaires à une prise en charge correcte d’études portant sur des thèmes aussi importants que ceux que vous avez évoqués.
Les élites expatriées, comme vous, s’impliquent-elles dans des recherches intéressant leur pays ?
Il y a, comme vous le savez, plusieurs types d’élites : des universitaires, des médecins, des ingénieurs, des commerciaux, des entrepreneurs, etc. Parmi eux, il y a des seniors et des juniors. Si l’on prend en considération le fil générationnel, je peux affirmer que les universitaires de ma génération s’intéressent à leur pays d’origine. Ils ont toujours cherché à s’impliquer dans l’effort de développement de leur pays sans doute parce qu’ils ont eux aussi participé à sa construction. Je reçois en « accueil », comme beaucoup d’autres de mes collègues à Nantes ou dans d’autres villes, des doctorants algériens qu’il faut aider dans un premier temps à se retrouver dans le labyrinthe des centres de recherches, des labos et des écoles doctorantes. Nous participons à des colloques organisés en Algérie, à des comités scientifiques, ainsi qu’à des comités de lectures, et faisons tout cela par nous-mêmes, sans aucune autre incitation que notre volonté individuelle. Mais paradoxalement, nous restons peu sollicités par les institutions concernées alors que le discours politique insiste depuis quelques années sur l’exode ou la fuite des cerveaux. Je mets toutefois ce paradoxe sur le compte de l’inertie bureaucratique et la non-implication des universitaires locaux et des ressentiments que certains d’entre eux ont à notre égard. On ne peut évidemment pas demander une telle implication à de jeunes universitaires expatriés, tout occupés qu’ils sont à gravir les échelons de la hiérarchie ou tout simplement à conserver la stabilité professionnelle là où ils exercent. Il faut donc d’abord compter sur les élites de ma génération, c’est-à-dire sur les nombreux universitaires qui ont quitté l’Algérie au début des années 1990, qui ont gardé intacte leur fibre patriotique et dont le pays pourrait tirer avantage pour peu qu’on les sollicite et qu’on les y encourage. Vous savez, la nostalgie des origines est la plus forte des pulsions qui poussent à des « retours utiles ». Les cas chinois, indiens et colombiens le montrent aisément.
Par Nordine Grim
« Les émeutes témoignent d’un durcissement du lien social »
Le phénomène des émeutes qui a affecté de nombreuses agglomérations urbaines interpelle nos sociologues pour aider les Algériens à comprendre les bouleversements qui affectent leur société durant ces vingt dernières années… N’est-il pas temps que ces derniers soient sur le terrain pour approcher scientifiquement ces faits sociaux récurrents ?
Je ne suis pas aussi impétueux et pressé que vous, car la société algérienne a vécu tellement de troubles et de guerres. Il y a eu la guerre de colonisation puis la guerre anticoloniale sans oublier les quinze dernières années de guerre contre le terrorisme. C’est sans arrêt que l’Algérie est confrontée à des troubles. C’est pourquoi, il faut une certaine distance pour pouvoir l’approcher. Il ne faut surtout pas se jeter tout de suite sur l’analyse des faits sociaux. Pour comprendre sa société, il faut d’abord la remettre dans son contexte régional, car l’Algérie n’est pas seule dans le monde. Elle fait partie du Maghreb, de la Méditerranée, de l’Afrique, du monde arabe et, à ce titre, partage et, bien souvent, subit les dynamiques inhérentes à ces espaces. Le colloque sur les savoirs et les sciences, qui vient de se dérouler à Tipaza à l’initiative de l’Institut d’études avancées au sein duquel je travaille, constitue un premier pas dans la compréhension des phénomènes de société que vous évoquiez. Le fait de confronter ses connaissances avec celles de chercheurs en provenance de divers pays, comme la France, l’Allemagne, la Suède, le Maroc, l’Afrique du Sud, le Sénégal, l’Inde, permet de croiser son regard avec ceux des autres, qui nous observent aussi. Cela permettra, peut-être, de calmer certains fronts que l’on croyait très chauds, mais qui, en réalité, ne le sont pas, et d’aller vers d’autres fronts qui paraissent plus apaisés, mais qu’il faut absolument comprendre. Il faut aussi faire des associations entre ce qui se fait dans différentes universités et ce qui se passe dans les sociétés.
Je reste persuadé que dans notre pays, confronté pratiquement chaque jour à des émeutes, il y a urgence à comprendre le pourquoi de ces dérapages sociaux à répétition. Cela peut éclairer la décision politique…
Je peux comprendre votre empressement à comprendre rapidement ce qui se passe, mais il faut bien savoir que si le temps « pressé » de la compréhension journalistique peut s’avérer utile et nécessaire, il y aussi le temps, beaucoup plus long et plus tortueux, de la compréhension académique. Pour comprendre les faits sociaux, il faut prendre le temps de les analyser en les comparant, notamment, avec ceux qui se passent dans d’autres sociétés. A Johannesburg, capitale de l’Afrique du Sud, comme à Lagos, capitale du Nigeria, il est à titre d’exemple plus dangereux pour un étranger de se promener le soir qu’à Alger. Dans certains quartiers de New York, il est également très risqué de sortir ou de prendre le métro à la tombée de la nuit. La question des violences urbaines en Algérie, puisque les émeutes que vous évoquiez se déroulent pratiquement toutes en milieu urbain, et à ce titre méritent d’être ainsi qualifiées, témoigne d’un durcissement du lien social que seule la médiation et le dialogue, qui demandent beaucoup de temps, pourraient rétablir. C’est ce durcissement, ce passage de la manifestation à l’émeute qu’il faut analyser en tenant évidemment compte des informations que rapportent les journalistes, les chercheurs ayant besoin, non seulement, de temps mais également de données.
Les émeutes se produisent de façon récurrente depuis plusieurs années sans que cela n’interpelle nos sociologues sur la compréhension de ce phénomène symptomatique d’une société en phase de profonde mutation... N’est-il pas temps, selon vous, que les spécialistes en sciences sociales s’en occupent ?
Vous avez bien raison de revenir avec insistance sur la question des émeutes en tant que fait ou plutôt en tant que répétition de faits, qui doit à ce titre être « problématisée » comme un phénomène de société. Je ne sais pas pourquoi cela n’a pas été fait, étant toutefois persuadé que de nombreux travaux, dont il faudrait sans doute faire le bilan, ont été réalisés par les divers centres de recherches en activité en Algérie. Il reste à savoir si l’émeute constitue pour les Algériens, qui sont passés par des périodes de troubles bien plus graves, un objet digne de recherche. Quand on vient de sortir d’une période de guerre civile, où chacun pouvait d’un moment à l’autre y laisser sa vie, les effets de destructions matérielles produites par les émeutes peuvent effectivement paraître dérisoires au regard de la société algérienne.
Mais il faut bien donner un sens à ces émeutes récurrentes apparues il y a une dizaine d’années et qui passent d’une agglomération urbaine à l’autre…
Il faut considérer toute manifestation collective — pétition, marche, sit-in, refus d’obéissance, grève... — comme une forme d’expression et d’action « politique » qui appelle en contrepartie une réponse « politique » des institutions et responsables à qui elle s’adresse. L’intensité, la durée, le caractère de masses de cette forme d’expression est fonction des enjeux en cours (chômage, inflation, « hogra », corruption...), mais aussi de la nature des réponses livrées et donc aussi de la nature des liens entre les manifestants et les « manifestés ». Le passage à « l’émeute » peut signifier une rupture de ces liens, et quand il devient « répétitif », il y a une rupture « profonde » de ces liens. L’émeute devient alors « une culture » de l’action politique des manifestants « en phase » en quelque sorte avec la posture des « manifestés » (arrogance, double langage, inertie bureaucratique, passe-droits...). Le lien politique, au sens strict du terme, poli, civil, « hadari »... est rompu, la violence remplace l’expression.
Le manque d’études sur un phénomène de société aussi important n’incomberait-il pas à la régression de l’enseignement des sciences sociales dans nos universités ?
Les sciences sociales en sont arrivées à ce niveau de régression, non pas par défaut, mais par excès, en ce sens que les grandes universités algériennes, comme celles d’Alger, de Constantine et d’Oran, ne peuvent plus prendre en charge des programmes de recherches parce qu’elles sont alourdies par des masses d’étudiants insuffisamment encadrées. Les maîtres de recherches sont en effet peu nombreux et de surcroît proches de la retraite. Le peu de professeurs qui reste est noyé dans les charges de gestion qui n’offrent ni le temps ni le recul nécessaire à la réalisation de tels travaux. Pour contourner l’obstacle, peut-être faudrait-il d’ores et déjà penser à identifier dans des universités moyennes ou des centres de recherche, comme le CREAD ou le CRASC, des équipes capables de trouver ce temps et ce recul nécessaires à une prise en charge correcte d’études portant sur des thèmes aussi importants que ceux que vous avez évoqués.
Les élites expatriées, comme vous, s’impliquent-elles dans des recherches intéressant leur pays ?
Il y a, comme vous le savez, plusieurs types d’élites : des universitaires, des médecins, des ingénieurs, des commerciaux, des entrepreneurs, etc. Parmi eux, il y a des seniors et des juniors. Si l’on prend en considération le fil générationnel, je peux affirmer que les universitaires de ma génération s’intéressent à leur pays d’origine. Ils ont toujours cherché à s’impliquer dans l’effort de développement de leur pays sans doute parce qu’ils ont eux aussi participé à sa construction. Je reçois en « accueil », comme beaucoup d’autres de mes collègues à Nantes ou dans d’autres villes, des doctorants algériens qu’il faut aider dans un premier temps à se retrouver dans le labyrinthe des centres de recherches, des labos et des écoles doctorantes. Nous participons à des colloques organisés en Algérie, à des comités scientifiques, ainsi qu’à des comités de lectures, et faisons tout cela par nous-mêmes, sans aucune autre incitation que notre volonté individuelle. Mais paradoxalement, nous restons peu sollicités par les institutions concernées alors que le discours politique insiste depuis quelques années sur l’exode ou la fuite des cerveaux. Je mets toutefois ce paradoxe sur le compte de l’inertie bureaucratique et la non-implication des universitaires locaux et des ressentiments que certains d’entre eux ont à notre égard. On ne peut évidemment pas demander une telle implication à de jeunes universitaires expatriés, tout occupés qu’ils sont à gravir les échelons de la hiérarchie ou tout simplement à conserver la stabilité professionnelle là où ils exercent. Il faut donc d’abord compter sur les élites de ma génération, c’est-à-dire sur les nombreux universitaires qui ont quitté l’Algérie au début des années 1990, qui ont gardé intacte leur fibre patriotique et dont le pays pourrait tirer avantage pour peu qu’on les sollicite et qu’on les y encourage. Vous savez, la nostalgie des origines est la plus forte des pulsions qui poussent à des « retours utiles ». Les cas chinois, indiens et colombiens le montrent aisément.
Par Nordine Grim