Soukaïna Oufkir raconte sa vie après Hassan II
Ecrivain et musicienne, la benjamine des filles Oufkir est la dernière de la famille à sortir son livre (La vie devant moi, Ed. Calmann-Lévy), à 44 ans. Entretien.
A l’origine, comme au final, la douleur
“L’idée d’un livre a longtemps germé dans mon esprit. Dans un premier temps, j’ai écrit un roman, c’était en 1998. Quand je l’ai proposé à ma maison d’édition, on m’a répondu qu’on préférait une autobiographie. Sachant que plusieurs membres de ma famille s’étaient déjà prêtés à l’exercice, j’ai refusé. De plus, je ne voulais plus entendre parler de ma vie passée. Ce livre n’est pas une thérapie, car c’est toujours une torture que de replonger dans ce passé.
Même avec mes amis les plus intimes, je n’ai jamais évoqué cette période d’emprisonnement. Le fait d’exposer cette intimité, ça me coûte. Mais un beau jour, l’idée m’est venue d’écrire la vie de la petite fille que j’étais. Il n’y a pas de fiction dans ce livre. Personne ne m’a aidée. J’aurais pu avoir recours aux services d’un nègre, mais j’ai préféré me débrouiller toute seule. Il y a d’ailleurs eu très peu de corrections. Pas une virgule n’a été changée sans mon autorisation. La vie devant moi, c’est une manière de dire que j’ai laissé derrière moi une partie de ma vie. C’est ce qui a fait que j’ai développé une certaine intensité de vivre, par “déformation professionnelle” (rires). C’est aussi une manière de dire que, quels que soient les deuils que j’ai pu faire, il me reste toute la vie devant moi. Chaque jour est un cadeau du ciel. Je ne sais pas si je crois en Dieu, mais j’applique les trois religions du Livre sans jamais en ouvrir un. Dieu nous a abandonnés, mais en même temps, il nous a permis d’en sortir vivants. Quelque part, c’est qu’une étoile nous protège”.
Hassan II est mort, moi aussi
“Mon livre a été écrit sous la forme d’un dialogue avec Hassan II. C’est venu naturellement. Je lui demande pourquoi cet acharnement, mais ma question demeure en suspens, car Hassan II est mort sans jamais expliquer ses motivations, ni même s’excuser. On me demande souvent si je suis prête à pardonner. La question qu’on ne me pose jamais, c’est si on m’a déjà demandé pardon. Nous avons souffert d’un pouvoir absolu et de ses dérives moyenâgeuses... Mais jamais, au grand jamais, nous n’avons reçu des excuses officielles. Cela aurait pu me faire tourner la page, ç’aurait été une manière de faire le deuil une bonne fois pour toutes, car j’ai l’impression d’être morte plusieurs fois. On a tué cette petite fille que j’étais. À la mort de Hassan II, je pensais que j’irais mieux, que mon malheur serait fini. J’ai poussé un immense cri de soulagement. Le roi disparu, j’avais le droit de vivre ma vie. Enfin, c’est ce que je pensais, car les séquelles de la prison étaient toujours présentes. Si Hassan II avait émis un regret franc, j’aurais peut-être accepté de le rencontrer à ma libération.”
Famille brisée, recomposée…
“Certains croyaient que j’étais brouillée avec ma mère, mes frères et sœurs, parce que je n’ai nommé personne dans mon livre. En fait, je voulais juste raconter mon histoire, celle de mon incarcération. La famille Oufkir est soudée de fait. Elle l’est, comme peuvent l’être toutes les familles, et aussi parce que ses membres sont des compagnons de route. Certains ont tenté de se suicider pendant leur incarcération, pour passer un message à nos geôliers. Nous avons procédé de la sorte après avoir compris qu’on devait tout tenter. Même si plusieurs y laissaient leur vie, ils préféraient mourir pour espérer vivre. Aujourd’hui encore, les séquelles de l’emprisonnement sont présentes. Certains souffrent plus que d’autres…Quand je sais qu’un des miens va mal, je vais forcément mal. La liberté est un autre combat auquel nous n’étions pas préparés. Nous n’avons pas consulté de psy à notre libération. Quand on se voit, ça nous rappelle le passé. La vie nous happe, ça peut tirer vers l’arrière”.
Le crime d’être en prison
“Les premières années d’incarcération, nous étions convaincus de notre innocence. Mais plus on s’acharnait sur moi et sur ma famille, plus je me sentais coupable. Certes, ce n’est pas cartésien, mais à force de subir les autres, on commence à demander pardon. D’ailleurs, plusieurs personnes ont essayé de justifier l’injustifiable, d’expliquer le traitement inhumain qui nous a été réservé. C’est vrai qu’on est entrés à neuf et on a réussi à en sortir en un seul morceau. Mais tous avec des séquelles. Je voudrais à ce propos rendre hommage aux deux cousines de ma mère, qui nous ont accompagnée dans cette tragédie. Toute ma vie ne suffirait pas à leur demander pardon. Si Achoura vit en France dans des conditions décentes, Halima est décédée deux ans après la libération, d’une maladie grave, un cancer intestinal. C’est une fille qui n’a rien vécu. Elle a été emprisonnée à l’âge de 18 ans. À sa sortie, elle n’a vécu que deux ans de liberté, mais dans des conditions atroces. Bref, une vie broyée…”
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Ecrivain et musicienne, la benjamine des filles Oufkir est la dernière de la famille à sortir son livre (La vie devant moi, Ed. Calmann-Lévy), à 44 ans. Entretien.
A l’origine, comme au final, la douleur
“L’idée d’un livre a longtemps germé dans mon esprit. Dans un premier temps, j’ai écrit un roman, c’était en 1998. Quand je l’ai proposé à ma maison d’édition, on m’a répondu qu’on préférait une autobiographie. Sachant que plusieurs membres de ma famille s’étaient déjà prêtés à l’exercice, j’ai refusé. De plus, je ne voulais plus entendre parler de ma vie passée. Ce livre n’est pas une thérapie, car c’est toujours une torture que de replonger dans ce passé.
Même avec mes amis les plus intimes, je n’ai jamais évoqué cette période d’emprisonnement. Le fait d’exposer cette intimité, ça me coûte. Mais un beau jour, l’idée m’est venue d’écrire la vie de la petite fille que j’étais. Il n’y a pas de fiction dans ce livre. Personne ne m’a aidée. J’aurais pu avoir recours aux services d’un nègre, mais j’ai préféré me débrouiller toute seule. Il y a d’ailleurs eu très peu de corrections. Pas une virgule n’a été changée sans mon autorisation. La vie devant moi, c’est une manière de dire que j’ai laissé derrière moi une partie de ma vie. C’est ce qui a fait que j’ai développé une certaine intensité de vivre, par “déformation professionnelle” (rires). C’est aussi une manière de dire que, quels que soient les deuils que j’ai pu faire, il me reste toute la vie devant moi. Chaque jour est un cadeau du ciel. Je ne sais pas si je crois en Dieu, mais j’applique les trois religions du Livre sans jamais en ouvrir un. Dieu nous a abandonnés, mais en même temps, il nous a permis d’en sortir vivants. Quelque part, c’est qu’une étoile nous protège”.
Hassan II est mort, moi aussi
“Mon livre a été écrit sous la forme d’un dialogue avec Hassan II. C’est venu naturellement. Je lui demande pourquoi cet acharnement, mais ma question demeure en suspens, car Hassan II est mort sans jamais expliquer ses motivations, ni même s’excuser. On me demande souvent si je suis prête à pardonner. La question qu’on ne me pose jamais, c’est si on m’a déjà demandé pardon. Nous avons souffert d’un pouvoir absolu et de ses dérives moyenâgeuses... Mais jamais, au grand jamais, nous n’avons reçu des excuses officielles. Cela aurait pu me faire tourner la page, ç’aurait été une manière de faire le deuil une bonne fois pour toutes, car j’ai l’impression d’être morte plusieurs fois. On a tué cette petite fille que j’étais. À la mort de Hassan II, je pensais que j’irais mieux, que mon malheur serait fini. J’ai poussé un immense cri de soulagement. Le roi disparu, j’avais le droit de vivre ma vie. Enfin, c’est ce que je pensais, car les séquelles de la prison étaient toujours présentes. Si Hassan II avait émis un regret franc, j’aurais peut-être accepté de le rencontrer à ma libération.”
Famille brisée, recomposée…
“Certains croyaient que j’étais brouillée avec ma mère, mes frères et sœurs, parce que je n’ai nommé personne dans mon livre. En fait, je voulais juste raconter mon histoire, celle de mon incarcération. La famille Oufkir est soudée de fait. Elle l’est, comme peuvent l’être toutes les familles, et aussi parce que ses membres sont des compagnons de route. Certains ont tenté de se suicider pendant leur incarcération, pour passer un message à nos geôliers. Nous avons procédé de la sorte après avoir compris qu’on devait tout tenter. Même si plusieurs y laissaient leur vie, ils préféraient mourir pour espérer vivre. Aujourd’hui encore, les séquelles de l’emprisonnement sont présentes. Certains souffrent plus que d’autres…Quand je sais qu’un des miens va mal, je vais forcément mal. La liberté est un autre combat auquel nous n’étions pas préparés. Nous n’avons pas consulté de psy à notre libération. Quand on se voit, ça nous rappelle le passé. La vie nous happe, ça peut tirer vers l’arrière”.
Le crime d’être en prison
“Les premières années d’incarcération, nous étions convaincus de notre innocence. Mais plus on s’acharnait sur moi et sur ma famille, plus je me sentais coupable. Certes, ce n’est pas cartésien, mais à force de subir les autres, on commence à demander pardon. D’ailleurs, plusieurs personnes ont essayé de justifier l’injustifiable, d’expliquer le traitement inhumain qui nous a été réservé. C’est vrai qu’on est entrés à neuf et on a réussi à en sortir en un seul morceau. Mais tous avec des séquelles. Je voudrais à ce propos rendre hommage aux deux cousines de ma mère, qui nous ont accompagnée dans cette tragédie. Toute ma vie ne suffirait pas à leur demander pardon. Si Achoura vit en France dans des conditions décentes, Halima est décédée deux ans après la libération, d’une maladie grave, un cancer intestinal. C’est une fille qui n’a rien vécu. Elle a été emprisonnée à l’âge de 18 ans. À sa sortie, elle n’a vécu que deux ans de liberté, mais dans des conditions atroces. Bref, une vie broyée…”
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