Benjamin Stora : «De la grève du Sceau à l'exil»…
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image] Publié le : 17.11.2005 | 20h16
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Benjamin Stora est professeur d'histoire à l'Ecole des langues orientales de Paris et à Sciences PO. Auteur d'une vingtaine de livres, il a notamment écrit «Algérie-Maroc. Destins croisés».
Quel est le paysage politique au moment où le Maroc accède à son indépendance ?
Plusieurs événements fabriquent un imaginaire politique pour le passage à l'indépendance. La guerre du Rif des années vingt, toujours présente dans les esprits, la défaite française de 1940, le mouvement de décolonisation qui démarre à la fin de la seconde guerre mondiale, la création de la Ligue Arabe en 1945, fabriquent une chaîne mémorielle, des points nodaux de références, des représentations de mêmes événements se retrouvant dans chacun des partis nationalistes marocains. Un élan commun dans toute la société se dessine.
En février 1947, au Caire, est fondée la première structure de coordination entre les mouvements nationalistes du Maghreb sur l'initiative du parti des Marocains de l'Istiqlal et du parti tunisien du Néo-Destour, des Algériens indépendantistes du PPA-MTLD, de Messali Hadj. Ce «Bureau du Maghreb», est chargé de préparer la propagande pour l'indépendance des pays d'Afrique du Nord. La guerre en Algérie dure depuis un an et demi et la France a du mal à se relever de sa défaite à Dien Bien Phu, en Indochine.
Quelle est la place, le rôle de la figure du Roi dans ce processus ?
En 1955, au moment où se dessine le passage à l'indépendance du Maroc, le futur Roi, Mohammed V qui a dépassé la quarantaine – il est né en 1909 – est un leader au sommet de sa popularité, unanimement fêté par son peuple. Sa déposition le 20 août 1953 par les autorités françaises lui vaut une ferveur quasi religieuse : les Marocains croient deviner dans le ciel sa figure au moment de sa conduite en exil. Son habileté politique, l'obstination dont il fait preuve dans son choix nationaliste, jointes à un charme personnel et à un heureux caractère, font de lui l'une des figures les plus attachantes du monde maghrébin. Ne s'enfonçant pas dans le ressentiment étouffé à l'égard de la France, il élude le recours à l'action violente pour parvenir ses buts, s'en tenant à une approche dédramatisée de la situation du Maghreb.
Installé en exil dans l'île de Madagascar, il manifeste très vite une hypersensibilité aux événements algériens survenus en novembre 1954. Il note la prise de conscience tardive des élites politiques et culturelles françaises dans la dégradation de la situation coloniale au Maroc.
Quels étaient les rapports entre la France et Mohammed V ?
Les rapports se tendent entre le Sultan Mohamed Ben Youssef et la Résidence générale avec la grève du sceau du Sultan et le discours nationaliste de ce dernier à Tanger le 9 avril 1947. Les manifestations de Casablanca des 7 et 8 décembre 1952, organisées par les nationalistes marocains pour protester contre l'assassinat de Ferhat Hached en Tunisie, font six tués parmi les Européens et soixante morts chez les Marocains.
Le 16 août 1953, des nationalistes marocains d'Oujda se soulèvent contre la présence coloniale française. La déposition du Sultan, le futur roi du Maroc Mohammed V, le 20 août 1953 amplifie le niveau d'actions violentes contre la présence française. Le culte du Sultan exilé se propage dans tout le Maroc.
Le 11 septembre 1953, le militant Allal Ben Abdallah qui tente d'assassiner Ben Arafa, le Sultan mis en place par le Protectorat, est abattu.
A la veille de Noël 1953, l'explosion d'une bombe au marché central de Casablanca fait dix-huit morts et quarante blessées. Les nationalistes marocains s'engagent ainsi sur la voie de la violence (manifestations de rue, émeutes urbaines, grèves, attentats individuels) avant les Algériens, paralysés par des luttes de tendances. Le parti nationaliste marocain de l'Istiqlal en tant que tel ne se prononce pas ouvertement sur la mise en œuvre de la violence, mais ne la désavoue pas.
Il est composé de groupes et courants qui se divisent sur le passage à la constitution de maquis.
Comment s'expriment les rapports entre le Palais et le mouvement nationaliste marocain ?
Le 31 mai 1947, le leader de la guerre du Rif, Mohammed Adelkrim Khattabi, s'évade d'un bateau français à Port-Saïd et se réfugie en Égypte, après vingt-et-un ans d'exil à la Réunion.
L'Émir Abdelkrim devient la figure emblématique qui manquait aux émigrés maghrébins du Caire. Il est désigné comme président d'un «Comité de Libération du Maghreb Arabe» proclamé le 9 décembre 1947. Ce retour de l'Emir Abdelkrim sur le devant de la scène signifie-t-il un effacement de la figure du Sultan ? Non, pas vraiment.
Le prestige du Sultan est immense, surtout après le soulèvement d'août 1955. En 1955 les autorités françaises au Maroc s'attendent à de graves troubles pour la date anniversaire du 20 août 1953, moment de la déposition du Roi. Toute l'attention du service d'ordre se porte vers les villes.
La surprise est totale dans les campagnes. Du 19 au 21 août, les centres miniers du Maroc de Khénifra, Oued Zem, Aït Amar, Khouribga sont envahis, des Européens sont tués. A l'autre extrémité du Maghreb, dans le Constantinois un soulèvement algérien contre la déposition Sultan sera très durement réprimé. Aux deux extrémités du Maghreb, une même revendication nationaliste s'exprime, trouvant sa concrétisation dans la date symbole du 20 août qui sera commémorée en Algérie et au Maroc après l'indépendance des deux pays.
Le 6 novembre 1955 la signature à La Celle Saint Cloud d'une déclaration commune maroco-française consacre le retour du roi Mohammed V sur le trône alaouite et l'indépendance du Maroc.
Le nouveau roi, chargé d'expérience, concentre progressivement entre ses mains la plupart des centres de décision politique, même si il doit tenir compte des appétits de pouvoir des formations nationalistes marocaines.
L'indépendance du Maroc intervient en pleine guerre d'Algérie. Comment se manifeste la solidarité marocaine ?
L'aide marocaine aux nationalistes algériens est considérable. Pour les «services français», dans le courant de l'été 1956, le trafic d'armes de Tanger vers l'Algérie se montent à 500 armes mensuellement et «les difficultés pour les rebelles sont plus financières que matérielles. L'armement qui est ainsi entré en Algérie par le Maroc, a été presque exclusivement utilisé à l'équipement des bandes oranaises». Parallèlement à ce trafic, les militaires français signalent des infiltrations d'hommes, jeunes recrues algériennes du Maroc qui sortent des camps d'entraînement.
La 10e Région Militaire française prévoit à l'ouest un accroissement de la «pression rebelle, ce qui obligerait à renforcer notre dispositif militaire tout le long de la frontière». L'aide marocaine se manifeste aussi par l'activité des camps d'entraînement de Nador et de la région d'Oujda. Des centres de repos pour les combattants de l'Oranie sont installés près de Boubeker. Les blessés sont hospitalisés dans les hôpitaux d'Oujda et de Figuig, des collectes, enfin, sont organisées. Pour les services de renseignements français « un tel soutien peut amener la création de véritables zones de recueil, de l'autre côté de la frontière entre Oujda-Figuig et Foum-El Hassan». Si cette aide marocaine au FLN/ALN a été possible, cela est dû en grande partie à l'attitude du Sultan, devenu roi du Maroc après l'indépendance de son pays en mars 1956.
Comment le Maroc a-t-il préservé ses liens avec la France ?
Au début du mois d'octobre 1956, le Roi du Maroc envisage la tenue d'une conférence avec le président tunisien Habib Bourguiba, pour sortir de l'impasse algérienne, et se poser en médiateur avec la France. L'écrivain algérien Mostéfa Lacheraf qui faisait partie de la délégation algérienne note que Mohammed V «s'était montré partisan d'une solution négociée du problème algérien qui sauvegarderait les intérêts de la France et de la Communauté française d'Algérie». Il ne manifesta, dit Mostefa Lacheraf, «son souci de ne heurter ni l'opinion française ni la politique marocaine de coopération avec la France».
Le roi du Maroc fait preuve de simplicité à une époque où la mode officielle était à la surcharge d'engagement, à l'emphase autour du socialisme et du tiers mondisme. Son tempérament l'oriente vers le pragmatisme politique entre maintien des liens culturels avec la France et fièvres idéologiques venues d'Orient. Le Maroc, qui est désormais engagé dans la difficile construction d'un État national centralisé, ne veut pas poursuivre la guerre avec l'ancien colonisateur, d'autres tâches sont plus urgentes: l'éducation, l'alphabétisation, le relèvement du niveau de vie, surtout dans les campagnes.
Propos recueillis par Nadia Bejelloun | LE MATIN
Benjamin Stora est professeur d'histoire à l'Ecole des langues orientales de Paris et à Sciences PO. Auteur d'une vingtaine de livres, il a notamment écrit «Algérie-Maroc. Destins croisés».
Quel est le paysage politique au moment où le Maroc accède à son indépendance ?
Plusieurs événements fabriquent un imaginaire politique pour le passage à l'indépendance. La guerre du Rif des années vingt, toujours présente dans les esprits, la défaite française de 1940, le mouvement de décolonisation qui démarre à la fin de la seconde guerre mondiale, la création de la Ligue Arabe en 1945, fabriquent une chaîne mémorielle, des points nodaux de références, des représentations de mêmes événements se retrouvant dans chacun des partis nationalistes marocains. Un élan commun dans toute la société se dessine.
En février 1947, au Caire, est fondée la première structure de coordination entre les mouvements nationalistes du Maghreb sur l'initiative du parti des Marocains de l'Istiqlal et du parti tunisien du Néo-Destour, des Algériens indépendantistes du PPA-MTLD, de Messali Hadj. Ce «Bureau du Maghreb», est chargé de préparer la propagande pour l'indépendance des pays d'Afrique du Nord. La guerre en Algérie dure depuis un an et demi et la France a du mal à se relever de sa défaite à Dien Bien Phu, en Indochine.
Quelle est la place, le rôle de la figure du Roi dans ce processus ?
En 1955, au moment où se dessine le passage à l'indépendance du Maroc, le futur Roi, Mohammed V qui a dépassé la quarantaine – il est né en 1909 – est un leader au sommet de sa popularité, unanimement fêté par son peuple. Sa déposition le 20 août 1953 par les autorités françaises lui vaut une ferveur quasi religieuse : les Marocains croient deviner dans le ciel sa figure au moment de sa conduite en exil. Son habileté politique, l'obstination dont il fait preuve dans son choix nationaliste, jointes à un charme personnel et à un heureux caractère, font de lui l'une des figures les plus attachantes du monde maghrébin. Ne s'enfonçant pas dans le ressentiment étouffé à l'égard de la France, il élude le recours à l'action violente pour parvenir ses buts, s'en tenant à une approche dédramatisée de la situation du Maghreb.
Installé en exil dans l'île de Madagascar, il manifeste très vite une hypersensibilité aux événements algériens survenus en novembre 1954. Il note la prise de conscience tardive des élites politiques et culturelles françaises dans la dégradation de la situation coloniale au Maroc.
Quels étaient les rapports entre la France et Mohammed V ?
Les rapports se tendent entre le Sultan Mohamed Ben Youssef et la Résidence générale avec la grève du sceau du Sultan et le discours nationaliste de ce dernier à Tanger le 9 avril 1947. Les manifestations de Casablanca des 7 et 8 décembre 1952, organisées par les nationalistes marocains pour protester contre l'assassinat de Ferhat Hached en Tunisie, font six tués parmi les Européens et soixante morts chez les Marocains.
Le 16 août 1953, des nationalistes marocains d'Oujda se soulèvent contre la présence coloniale française. La déposition du Sultan, le futur roi du Maroc Mohammed V, le 20 août 1953 amplifie le niveau d'actions violentes contre la présence française. Le culte du Sultan exilé se propage dans tout le Maroc.
Le 11 septembre 1953, le militant Allal Ben Abdallah qui tente d'assassiner Ben Arafa, le Sultan mis en place par le Protectorat, est abattu.
A la veille de Noël 1953, l'explosion d'une bombe au marché central de Casablanca fait dix-huit morts et quarante blessées. Les nationalistes marocains s'engagent ainsi sur la voie de la violence (manifestations de rue, émeutes urbaines, grèves, attentats individuels) avant les Algériens, paralysés par des luttes de tendances. Le parti nationaliste marocain de l'Istiqlal en tant que tel ne se prononce pas ouvertement sur la mise en œuvre de la violence, mais ne la désavoue pas.
Il est composé de groupes et courants qui se divisent sur le passage à la constitution de maquis.
Comment s'expriment les rapports entre le Palais et le mouvement nationaliste marocain ?
Le 31 mai 1947, le leader de la guerre du Rif, Mohammed Adelkrim Khattabi, s'évade d'un bateau français à Port-Saïd et se réfugie en Égypte, après vingt-et-un ans d'exil à la Réunion.
L'Émir Abdelkrim devient la figure emblématique qui manquait aux émigrés maghrébins du Caire. Il est désigné comme président d'un «Comité de Libération du Maghreb Arabe» proclamé le 9 décembre 1947. Ce retour de l'Emir Abdelkrim sur le devant de la scène signifie-t-il un effacement de la figure du Sultan ? Non, pas vraiment.
Le prestige du Sultan est immense, surtout après le soulèvement d'août 1955. En 1955 les autorités françaises au Maroc s'attendent à de graves troubles pour la date anniversaire du 20 août 1953, moment de la déposition du Roi. Toute l'attention du service d'ordre se porte vers les villes.
La surprise est totale dans les campagnes. Du 19 au 21 août, les centres miniers du Maroc de Khénifra, Oued Zem, Aït Amar, Khouribga sont envahis, des Européens sont tués. A l'autre extrémité du Maghreb, dans le Constantinois un soulèvement algérien contre la déposition Sultan sera très durement réprimé. Aux deux extrémités du Maghreb, une même revendication nationaliste s'exprime, trouvant sa concrétisation dans la date symbole du 20 août qui sera commémorée en Algérie et au Maroc après l'indépendance des deux pays.
Le 6 novembre 1955 la signature à La Celle Saint Cloud d'une déclaration commune maroco-française consacre le retour du roi Mohammed V sur le trône alaouite et l'indépendance du Maroc.
Le nouveau roi, chargé d'expérience, concentre progressivement entre ses mains la plupart des centres de décision politique, même si il doit tenir compte des appétits de pouvoir des formations nationalistes marocaines.
L'indépendance du Maroc intervient en pleine guerre d'Algérie. Comment se manifeste la solidarité marocaine ?
L'aide marocaine aux nationalistes algériens est considérable. Pour les «services français», dans le courant de l'été 1956, le trafic d'armes de Tanger vers l'Algérie se montent à 500 armes mensuellement et «les difficultés pour les rebelles sont plus financières que matérielles. L'armement qui est ainsi entré en Algérie par le Maroc, a été presque exclusivement utilisé à l'équipement des bandes oranaises». Parallèlement à ce trafic, les militaires français signalent des infiltrations d'hommes, jeunes recrues algériennes du Maroc qui sortent des camps d'entraînement.
La 10e Région Militaire française prévoit à l'ouest un accroissement de la «pression rebelle, ce qui obligerait à renforcer notre dispositif militaire tout le long de la frontière». L'aide marocaine se manifeste aussi par l'activité des camps d'entraînement de Nador et de la région d'Oujda. Des centres de repos pour les combattants de l'Oranie sont installés près de Boubeker. Les blessés sont hospitalisés dans les hôpitaux d'Oujda et de Figuig, des collectes, enfin, sont organisées. Pour les services de renseignements français « un tel soutien peut amener la création de véritables zones de recueil, de l'autre côté de la frontière entre Oujda-Figuig et Foum-El Hassan». Si cette aide marocaine au FLN/ALN a été possible, cela est dû en grande partie à l'attitude du Sultan, devenu roi du Maroc après l'indépendance de son pays en mars 1956.
Comment le Maroc a-t-il préservé ses liens avec la France ?
Au début du mois d'octobre 1956, le Roi du Maroc envisage la tenue d'une conférence avec le président tunisien Habib Bourguiba, pour sortir de l'impasse algérienne, et se poser en médiateur avec la France. L'écrivain algérien Mostéfa Lacheraf qui faisait partie de la délégation algérienne note que Mohammed V «s'était montré partisan d'une solution négociée du problème algérien qui sauvegarderait les intérêts de la France et de la Communauté française d'Algérie». Il ne manifesta, dit Mostefa Lacheraf, «son souci de ne heurter ni l'opinion française ni la politique marocaine de coopération avec la France».
Le roi du Maroc fait preuve de simplicité à une époque où la mode officielle était à la surcharge d'engagement, à l'emphase autour du socialisme et du tiers mondisme. Son tempérament l'oriente vers le pragmatisme politique entre maintien des liens culturels avec la France et fièvres idéologiques venues d'Orient. Le Maroc, qui est désormais engagé dans la difficile construction d'un État national centralisé, ne veut pas poursuivre la guerre avec l'ancien colonisateur, d'autres tâches sont plus urgentes: l'éducation, l'alphabétisation, le relèvement du niveau de vie, surtout dans les campagnes.
Propos recueillis par Nadia Bejelloun | LE MATIN