Le désespoir est assis sur Alger
par Islam Eddine, Algeria-Watch, 3 octobre 2008
Comme Algeria-Watch a déjà eu l’occasion de le faire plusieurs fois ces dernières années, nous publions un nouveau témoignage d’un « Algérien de France », retourné comme tant d’autres au pays à l’occasion des vacances d’été. Un témoignage emprunt de désespoir, qu’il a tenu à placer sous l’exergue d’un poème poignant de Jacques Prévert.
Dans un square sur un banc
Il y a un homme qui vous appelle quand on passe
Il a des binocles un vieux costume gris
Il fume un petit ninas il est assis
Et il vous appelle quand on passe
Ou simplement il vous fait signe
Il ne faut pas le regarder
Il ne faut pas l’écouter
Il faut passer
Faire comme si on ne le voyait pas
Comme si on ne l’entendait pas
Il faut passer et presser le pas
Si vous le regardez
Si vous l’écoutez
Il vous fait signe et rien personne
Ne peut vous empêcher d’aller vous asseoir près de lui
Alors il vous regarde et sourit
Et vous souffrez atrocement. […]Jacques PREVERT, « Le désespoir est assis sur un banc », Paroles, Gallimard, Paris, 1945.
Regarder et souffrir, comme le disait Prévert, c’est ce que j’ai vécu en cet été 2008 lors de mes habituelles vacances au pays natal de l’« Algérien de France » que je suis devenu, vivant à Paris depuis de longues années.
Ma voisine de palier, une « pied-noir » de 71 ans, a les yeux qui pétillent à l’évocation de mon départ pour Alger. C’est de cette ville qu’elle est originaire, du quartier Saint-Eugène, joli petit coin en bord de mer avec ses barques multicolores. Elle me parle d’Alger comme d’un amour perdu, avec des sanglots dans la voix et une profonde tristesse, car elle n’y est pas retournée depuis juin 1962. Pourquoi ? Parce qu’elle ne veut pas voir ce qu’est devenue l’Algérie. Elle dit avoir quitté un véritable paradis, alors que les images que lui renvoient les médias nationaux et internationaux ne reflètent en rien ce qu’elle a laissé. Elle dit avoir peur d’aller en Algérie, parce qu’elle a peur des Algériens. La perception qu’elle en a – de « véritables sauvages » – n’a fait que se renforcer avec les massacres et les tueries de ces dernières décennies, dont elle dit être témoin par médias interposés.
Mon orgueil et le patriotisme qui m’habitent depuis ma plus tendre enfance, bercé que je fus par l’amour de mes parents pour l’Algérie, me font réagir. J’explique à ma charmante voisine que si elle vivait aussi bien en Algérie, ce n’était pas le cas pour 99 % de la population « indigène » à l’époque, qui ne connaissait que frustration, misère, famine, peur et répression. Elle me regarde d’un air étonné et me lance ces terribles questions : « Ah, parce que maintenant les Algériens vivent mieux ? Ils ne connaissent plus les frustrations, la misère, la famine, la peur et la répression ? » Que dire ? Un dernier sursaut de fierté me fait lui répondre que les médias exagèrent, que leur vision de l’Algérie est biaisée, que nous sommes aujourd’hui un pays riche de notre pétrole et de notre gaz et que cette manne nous sera distribuée une fois la dette épongée, que les choses s’améliorent petit à petit… Elle me coupe : « Alors pourquoi vous exilez-vous ? Pourquoi ces harragas, qui meurent tous les jours ? »
Ces terribles questions en tête, j’arrive à Alger par 36 degrés à l’ombre. Je ne décrirai pas Alger la Blanche, la beauté du paysage, la splendeur du ciel, les odeurs de mon enfance et la qualité de l’accueil de ses habitants devenue légendaire.
Une jeunesse à l’abandon
Un sentiment de joie et de tristesse mêlées me submerge. La joie de retrouver mon pays, mes racines, mes compatriotes, ma culture et ma langue. La tristesse de voir la dégradation des gens, des lieux, du climat social. La nuit, je vois des mendiants, des orphelins, des mafieux, des prostituées, des drogués, des « snifeurs » de colle, des alcooliques : tout ce que notre société tente de cacher le jour vous accueille. Très peu de familles dans les rues, la situation n’est pas assez bonne pour avoir envie de sortir – et puis pour aller où ? Dans les cafés investis par des prostituées où l’alcool coule à flots ? En bord de mer, où l’insécurité est omniprésente, avec son lot d’enlèvements, de vols, de viols et de meurtres ? Non, les familles algéroises ne s’aventurent pas trop dans la capitale la nuit venue.
Une autre population envahit les rues et les boulevards. Des hordes de jeunes ivres et drogués font la loi, à coups d’agressions, d’insultes et de blasphèmes, sous le regard indifférent des policiers, qui ont reçu l’ordre de ne pas trop « chatouiller » la jeunesse. Des jeunes venus des villages et des villes alentour, à l’assaut de la capitale qu’une bonne partie des Algérois a décidé de quitter. Alger leur est devenue invivable avec ses loyers beaucoup trop élevés, mais aussi parce qu’ils ne supportent pas ces nouveaux venus, qui d’après eux, ont défiguré la ville.
Il est vrai qu’en se promenant on se rend compte, à leur accent, que beaucoup de ses habitants viennent des « douars », des petits villages des environs d’Alger, Oran, Sétif etc. Majoritairement jeunes, ils sont venus à Alger pour y trouver de quoi manger ou de quoi tuer l’ennui. Beaucoup ont abandonné leur village pour essayer de se faire une petite « place au soleil » (ce qui chez nous veut dire survivre), en prenant d’assaut la capitale au prix de dangers certains.
Souvent pris en charge par des réseaux mafieux, ces jeunes se retrouvent à la merci de trafiquants, pour qui ils travaillent en vendant leur corps, leurs organes ou en incitant d’autres jeunes à se droguer. C’est dans ce climat social qu’évolue une grande partie de la jeunesse de mon pays, confrontée au chômage dévastateur, à la « malvie », à l’ennui et au désespoir.
Les émeutes du désespoir, le suicide au ralenti
La vie est très chère, même si l’État a décidé de subventionner certains produits de première nécessité comme l’huile, la semoule ou les pommes de terre, au détriment parfois des producteurs. Cela afin de mettre un terme aux émeutes répétées qui se multiplient, toujours plus nombreuses dans l’Algérie des années 2000. Surgissant partout, dans les villages reculés comme dans les bidonvilles atroces cernant les métropoles urbaines, elles sont devenues la hantise de notre gouvernement. Du nord au sud, de l’est à l’ouest, aucune région n’est épargnée par ces mouvements de foule spontanés, récurrents et dévastateurs. Le moindre incident peut dégénérer en émeute, seul mode d’expression qu’a trouvé la population, à défaut de justice.
Cette justice dont rêvent les Algériens n’existe que sous la forme du « deux poids deux mesures », au seul bénéfice de certains « barons » et notables. Dans bien des régions, les habitants se font donc justice eux-mêmes, avec au final des blessés et des morts. C’est dans un pays sans droit et sans justice que grandissent nos enfants, confrontés à la loi de la jungle, où l’État est absent sauf pour réprimer arbitrairement la moindre tête qui sortirait du rang et qui menacerait son plein pouvoir et sa mainmise sur les richesses pétrolières et minières.
Ces richesses, qui font que des présidents de grandes démocraties font allégeance à nos dirigeants, en dépit des violations flagrantes des droits de l’homme, dont ils n’ignorent rien mais dont ils n’osent pas parler tant les enjeux sont énormes. Et c’est en s’asseyant sur leurs grands principes que ces pays de l’« axe du bien » veulent construire avec la complicité de nos généraux, seuls maîtres à bord, l’Union pour la Méditerranée.
Les Algériens que j’ai rencontrés ne sont pas dupes. La maturité politique dont ils font preuve force le respect. Ils ne vivent plus dans l’illusion que les choses vont s’améliorer, beaucoup font face au réel, avec lucidité. Mais à défaut de pouvoir changer les choses, bien d’autres se noient dans l’alcool, les plaisirs éphémères, la violence, jusqu’à la mort. Un peu comme un suicide au ralenti. Les morts violentes sont d’ailleurs légion : par centaines, ils meurent sur les routes toutes les semaines ; et quand ce n’est pas la voiture qui les tue, ce sont les attentats terroristes, perpétrés par des jeunes pour qui la vie ne vaut plus rien, prêts à la mort kamikaze et objets de la manipulation des pseudo-islamistes et des services secrets marchands de mort[/b].
Dernière édition par Admin le Ven 3 Oct - 21:25, édité 3 fois