D'aprés HENRY MARCHAT
Que faut-il penser des revendications marocaines — ou tout au moins de l'Istiklal —, sur le Sahara ? Demandons à la géographie, physique et humaine, puis à l'histoire, politique et militaire, d'éclaircir, si possible, cette question.
I. La géographie
En 1844, après la cuisante défaite qu'il avait essuyée sur l'Isly, le Sultan du Maroc nous demanda la paix. Elle fut signée à Tanger le 10 septembre 1844. Il avait été convenu que la frontière entre l'Algérie et le Maroc serait fixée et convenue conformément à l'état de choses reconnu par le gouvernement marocain à l'époque de la domination turque. Comme cette frontière n'avait jamais été précisée, il convenait de se référer aux archives turques, dans la mesure où il pouvait en exister, et à la tradition orale. Notre principal expert, Léon Roches, ancien secrétaire particulier d'Abd-el-Kader, qui devait finir sa carrière comme consul général de France à Tunis, interroge en conséquence les chefs et les notables des tribus intéressées, ainsi qu'un vieux général turc, Mustapha ben Ismaïl, qui, sollicité de tracer une ligne sur la carte, se refuse catégoriquement à dépasser, sur les contreforts de l'Atlas Tellien, un défilé connu sous le nom de Teniet el Sassi à environ 150 kilomètres de la mer, et déclare qu'il est bien inutile de pousser plus loin une éventuelle délimitation. Ensuite, dit-il, c'est le désert, le pays qui n'appartient à personne, « es Sahara, ma tecla ila ahouad ». Ainsi devait en décider le traité de Lalla Marnia du 18 mars 1845 dans son article 6 : au sud du pays des Ksour, c'est-à-dire de Figuig, c'est le désert proprement dit, et toute délimitation y serait superflue.
Il ne s'agit, bien entendu, que des confins algéro-marocains. Ensuite s'étend, jusqu'à l'Atlantique, une région de près de 1.000 kilomètres en bordure de la Douara, du Tafilalet, du Bani et du Drâ, intermédiaire, entre les sédentaires du Grand et du Moyen-Atlas, et les grands nomades du Sahara. Dans quelle mesure cons-titue-t-elle une frontière ? La question fait l'objet d'une magistrale communication du regretté Robert Montagne au congrès qui se tient à Rabat en mai 1930, avec, à son ordre du jour, la mise au point de nos connaissances sur le Sahara occidental. L'éminent sociologue s'exprime en ces termes : « Existe-t-il... une limite géographique naturelle qui marque à la fois un changement de vie matérielle, sociale et politique des hommes, tracée entre le monde des sédentaires et celui des nomades ? Passe-t-on, au contraire, par transitions insensibles, des régions déshéritées du versant méridional de l'Anti-Atlas à la steppe présaharienne du Drâ, de la même manière que cette steppe se confond progressivement, à mesure que l'on s'avance vers le Sud, avec les pays désertiques où régnent en maîtres les grands chameliers ? » (1).
Montagne observe qu'à première vue, si l'on s'en tient aux formes les plus apparentes de l'existence matérielle, on est tenté de croire que le pays des sédentaires n'a pas de limites précises et qu'il se prolonge jusqu'au centre du désert, mais qu'en réalité, dès qu'on franchit la crête de l'Anti-Atlas, on a, pour la première fois, l'impression d'entrer dans un monde nouveau. Ainsi l'avait déjà noté Charles de Foucauld, et dans les mêmes termes, dans le récit qu'il nous a laissé de sa célèbre reconnaissance du Maroc en 1884. Dans les pages suivantes de sa communication, Montagne analyse « les formes successives de passage entre la vie des hommes du Nord et du Sud ». Il en distingue cinq, pour arriver aux Ait Youssa, qui nous apparaissent comme le dernier type de transition entre le petit nomade du Noun et le grand saharien comme les Reguibat. C'est alors qu'on franchit le Drâ pour atteindre la Hamada, qui, toujours selon Montagne, est la véritable rive du grand désert occidental. Parmi ces groupes humains qu'il passe en revue, il accorde une importance primordiale à celui des oasis du Noun et du Bani. C'est là que se situe « la limite et la frontière de la zone pré-saharienne », et « la ligne de rupture entre deux systèmes d'organisation sociale et politique différents ».
Montagne justifie cette opinion par deux observations, l'une d'ordre linguistique, l'autre, pourrait-on dire, d'ordre institutionnel. La première : si l'on excepte une fraction arabophone des Sbouia, dans la région d'Ifni, les tribus situées au Nord du Noun
(1) Hespéris, T. XI, l«r et 2« fascicules, Rabat, 1930 : Congrès pour la mise au point des connaissances sur le Sahara, pp. 110 et suiv.
Que faut-il penser des revendications marocaines — ou tout au moins de l'Istiklal —, sur le Sahara ? Demandons à la géographie, physique et humaine, puis à l'histoire, politique et militaire, d'éclaircir, si possible, cette question.
I. La géographie
En 1844, après la cuisante défaite qu'il avait essuyée sur l'Isly, le Sultan du Maroc nous demanda la paix. Elle fut signée à Tanger le 10 septembre 1844. Il avait été convenu que la frontière entre l'Algérie et le Maroc serait fixée et convenue conformément à l'état de choses reconnu par le gouvernement marocain à l'époque de la domination turque. Comme cette frontière n'avait jamais été précisée, il convenait de se référer aux archives turques, dans la mesure où il pouvait en exister, et à la tradition orale. Notre principal expert, Léon Roches, ancien secrétaire particulier d'Abd-el-Kader, qui devait finir sa carrière comme consul général de France à Tunis, interroge en conséquence les chefs et les notables des tribus intéressées, ainsi qu'un vieux général turc, Mustapha ben Ismaïl, qui, sollicité de tracer une ligne sur la carte, se refuse catégoriquement à dépasser, sur les contreforts de l'Atlas Tellien, un défilé connu sous le nom de Teniet el Sassi à environ 150 kilomètres de la mer, et déclare qu'il est bien inutile de pousser plus loin une éventuelle délimitation. Ensuite, dit-il, c'est le désert, le pays qui n'appartient à personne, « es Sahara, ma tecla ila ahouad ». Ainsi devait en décider le traité de Lalla Marnia du 18 mars 1845 dans son article 6 : au sud du pays des Ksour, c'est-à-dire de Figuig, c'est le désert proprement dit, et toute délimitation y serait superflue.
Il ne s'agit, bien entendu, que des confins algéro-marocains. Ensuite s'étend, jusqu'à l'Atlantique, une région de près de 1.000 kilomètres en bordure de la Douara, du Tafilalet, du Bani et du Drâ, intermédiaire, entre les sédentaires du Grand et du Moyen-Atlas, et les grands nomades du Sahara. Dans quelle mesure cons-titue-t-elle une frontière ? La question fait l'objet d'une magistrale communication du regretté Robert Montagne au congrès qui se tient à Rabat en mai 1930, avec, à son ordre du jour, la mise au point de nos connaissances sur le Sahara occidental. L'éminent sociologue s'exprime en ces termes : « Existe-t-il... une limite géographique naturelle qui marque à la fois un changement de vie matérielle, sociale et politique des hommes, tracée entre le monde des sédentaires et celui des nomades ? Passe-t-on, au contraire, par transitions insensibles, des régions déshéritées du versant méridional de l'Anti-Atlas à la steppe présaharienne du Drâ, de la même manière que cette steppe se confond progressivement, à mesure que l'on s'avance vers le Sud, avec les pays désertiques où régnent en maîtres les grands chameliers ? » (1).
Montagne observe qu'à première vue, si l'on s'en tient aux formes les plus apparentes de l'existence matérielle, on est tenté de croire que le pays des sédentaires n'a pas de limites précises et qu'il se prolonge jusqu'au centre du désert, mais qu'en réalité, dès qu'on franchit la crête de l'Anti-Atlas, on a, pour la première fois, l'impression d'entrer dans un monde nouveau. Ainsi l'avait déjà noté Charles de Foucauld, et dans les mêmes termes, dans le récit qu'il nous a laissé de sa célèbre reconnaissance du Maroc en 1884. Dans les pages suivantes de sa communication, Montagne analyse « les formes successives de passage entre la vie des hommes du Nord et du Sud ». Il en distingue cinq, pour arriver aux Ait Youssa, qui nous apparaissent comme le dernier type de transition entre le petit nomade du Noun et le grand saharien comme les Reguibat. C'est alors qu'on franchit le Drâ pour atteindre la Hamada, qui, toujours selon Montagne, est la véritable rive du grand désert occidental. Parmi ces groupes humains qu'il passe en revue, il accorde une importance primordiale à celui des oasis du Noun et du Bani. C'est là que se situe « la limite et la frontière de la zone pré-saharienne », et « la ligne de rupture entre deux systèmes d'organisation sociale et politique différents ».
Montagne justifie cette opinion par deux observations, l'une d'ordre linguistique, l'autre, pourrait-on dire, d'ordre institutionnel. La première : si l'on excepte une fraction arabophone des Sbouia, dans la région d'Ifni, les tribus situées au Nord du Noun
(1) Hespéris, T. XI, l«r et 2« fascicules, Rabat, 1930 : Congrès pour la mise au point des connaissances sur le Sahara, pp. 110 et suiv.