RABAT - Les autorités marocaines ont saisi l'hebdomadaire francophone indépendant "Telquel" et sa version en arabe "Nichane" pour la publication d'un sondage d'opinion sur le roi Mohamed VI, annoncent des responsables officiels ainsi que le directeur de publication.
Tester la popularité d'un souverain ou d'un chef d'Etat ? Banal en Occident, l'exercice était risqué dans un pays dont la démocratisation est loin d'être achevée. TelQuel, le premier magazine du Maroc, s'est pourtant lancé dans l'aventure. A l'occasion du dixième anniversaire de l'arrivée au pouvoir de Mohammed VI, cet hebdomadaire indépendant au ton critique a commandé un sondage à l'échelle nationale pour savoir ce que les Marocains pensent de leur roi.
Une grande première, au Maroc comme dans l'ensemble du Maghreb et du monde arabe. C'était pourtant aller trop loin. Samedi 1er août, à Casablanca, le ministre marocain de l'intérieur, Chakib Benmoussa, a fait saisir le dernier numéro de TelQuel et sa version arabophone, Nichane, à l'imprimerie, et les a fait détruire. Motif : "La monarchie ne peut être mise en équation, même par la voie d'un sondage", comme l'a déclaré le porte-parole du gouvernement et ministre de la communication, Khalid Naciri.
Le plus étonnant est que le résultat de ce sondage est extraordinairement favorable à Mohammed VI. Le roi est même plébiscité par le peuple marocain. Le pouvoir a-t-il voulu rappeler qu'un principe est un principe, et qu'on n'y déroge pas, quitte à employer des méthodes que l'on croyait réservées à la Tunisie de Zine Al-Abidine Ben Ali ou à l'Algérie d'Abdelaziz Bouteflika ? Le roi, homme d'affaires. Le roi, personnage sacré. Le roi et son protocole d'un autre âge... Ce sont ces questions qui ont été posées, de la fin juin au début juillet, à un échantillon représentatif de la population marocaine, par une équipe d'enquêteurs professionnels de LMS-CSA, filiale au Maroc de l'institut de sondages français CSA. Le Monde a souhaité s'associer à cette entreprise.
Jamais, jusqu'alors, des citoyens marocains anonymes n'avaient eu à répondre à des interrogations précises et dénuées de complaisance portant directement sur leur souverain. Et si le résultat de cette enquête d'opinion avait été défavorable à Mohammed VI, TelQuel aurait maintenu son projet : publier, tel quel - selon son credo - ce reflet du vrai visage du Maroc. Peut-être se serait-il même félicité de résultats plus critiques, lui qui milite, depuis des années, pour un Maroc plus moderne, plus démocratique, dépoussiéré de l'apparat royal, et pour un roi qui cesse de gouverner selon son "bon plaisir"...
Mais le Maroc profond est à mille lieues des élites francophones de Rabat et Casablanca. Si certains ont souvent tendance à l'oublier, le roi, lui, ne l'oublie jamais. Et les conclusions de ce sondage risquent de le conforter dans sa stature et son mode de gouvernance. Au grand dam, évidemment, de ceux qui dénoncent ses travers et aspirent à un Maroc moderne, véritablement démocratique...
Une chose est sûre : les Marocains n'hésitent pas vraiment à parler de Mohammed VI. Ils croient pouvoir compter sur le vent de liberté qui souffle, en apparence, sur le royaume depuis dix ans. Auraient-ils accepté de répondre aux enquêteurs s'ils avaient su que les numéros seraient saisis et pilonnés ? Certainement pas.
Reste qu'ils plébiscitent l'action de leur souverain. En effet, 91 % des personnes interrogées disent avoir senti, au cours de la décennie écoulée, au moins un changement notable dans leur environnement immédiat. Ils citent, pêle-mêle, les écoles ou hôpitaux, désormais plus proches et plus accessibles, les routes, plus nombreuses, etc.
LE ROI EST UN PERSONNAGE SACRÉ
Près d'un Marocain sur deux estime, par ailleurs, que la monarchie, telle qu'elle est exercée, est "démocratique". La peur était-elle si grande, sous Hassan II, qu'il a suffi que son fils desserre un peu l'étau, en matière de liberté d'expression, pour que les gens le considèrent, même hâtivement, comme "démocrate" ?
Plus surprenant : la grande majorité des Marocains qui qualifient la monarchie d'"autoritaire" emploient ce mot non comme un reproche mais... comme un compliment ! "Bien sûr que notre monarchie est autoritaire, et tant mieux !, ont-ils déclaré aux enquêteurs. Mieux vaut que le pouvoir soit entre les mains du roi qu'entre celles des élus corrompus qui ne pensent qu'à leurs intérêts." Un jugement cruel pour la classe politique et le gouvernement, lesquels sont privés, soit dit en passant, de la marge de manoeuvre dont ils auraient besoin pour faire leurs preuves face à une monarchie absolue et omniprésente.
Le faste dont le roi aime s'entourer ne gêne pas grand-monde. C'est l'une des leçons surprenantes de ce sondage : 51 % des Marocains ont le sentiment que le lourd protocole royal a été allégé, alors qu'il n'en est rien. Chaque année, fin juillet, la traditionnelle cérémonie d'allégeance, avec son baisemain et l'attitude servile des élites invitées, reste digne des califes de Bagdad. Mais la relation des Marocains à leur roi est d'ordre sentimental, voire fusionnel. La population ne retient qu'une chose : Mohammed VI n'hésite pas à prendre des bains de foule. Il est donc proche d'elle. Et puis, le roi est un personnage sacré pour les trois quarts des Marocains, révèle l'enquête. Il aurait donc raison de tenir son rang.
Le roi "businessman", et même premier opérateur économique privé du royaume à travers ses différentes holdings, ne choque pas, lui non plus. Selon le magazine Forbes, Mohammed VI est le 7e monarque le plus riche du monde, et ses affaires équivalent à 6 % du produit intérieur brut du Maroc. Son emprise sur l'économie nationale ne pose-t-elle pas problème ? Eh bien non ! Seuls, 17 % des sondés s'en offusquent. Les autres, y compris les plus diplômés, estiment que le roi "tire ainsi vers le haut l'économie marocaine".
L'une des rares réserves que suscite Mohammed VI concerne l'éradication de la pauvreté. Un tiers seulement des Marocains estiment que la situation s'est améliorée dans le royaume, ces dix dernières années. Un autre tiers ne le pense pas. Un quart estime que la pauvreté s'est même aggravée. En matière de sécurité, même désaveu ; 49 % des Marocains se sentent menacés par le terrorisme et la montée de la criminalité.
Mais les critiques les plus sévères qu'enregistre le roi portent sur la Moudawana, ce nouveau code de la famille qui, depuis 2004, fait des Marocaines les égales des hommes, sauf en matière d'héritage. Surprise ! Presque un Marocain sur deux estime que le roi est allé trop loin dans sa volonté de libérer les femmes. Que celles-ci n'aient plus besoin d'un tuteur pour se marier ; qu'elles puissent désormais réclamer le divorce (une prérogative jusque-là réservée aux hommes) ; et que la polygamie soit rendue dans les faits impossible, tous ces acquis sont loin de soulever l'enthousiasme. Seuls 16 % des Marocains pensent que les femmes devraient avoir encore plus de droits.
Le principe de l'égalité des sexes est encore fort peu intégré au Maroc, et cela aussi bien par les femmes que par les hommes. Pour l'heure, le trait dominant des Marocains semble être... le machisme, et celui des Marocaines, la soumission au machisme, et ce quels que soient l'âge, la région et la catégorie socio-économique.
En résumé, les Marocains soutiennent Mohammed VI sur tout, sauf sur sa politique féministe. C'est sans doute l'un des enseignements les plus inattendus de ce sondage. Un autre étant de rappeler les limites de la "démocratisation" à la marocaine, proclamée urbi et orbi par les responsables du royaume ces dix dernières années.
Florence Beaugé
Le Monde
Tester la popularité d'un souverain ou d'un chef d'Etat ? Banal en Occident, l'exercice était risqué dans un pays dont la démocratisation est loin d'être achevée. TelQuel, le premier magazine du Maroc, s'est pourtant lancé dans l'aventure. A l'occasion du dixième anniversaire de l'arrivée au pouvoir de Mohammed VI, cet hebdomadaire indépendant au ton critique a commandé un sondage à l'échelle nationale pour savoir ce que les Marocains pensent de leur roi.
Une grande première, au Maroc comme dans l'ensemble du Maghreb et du monde arabe. C'était pourtant aller trop loin. Samedi 1er août, à Casablanca, le ministre marocain de l'intérieur, Chakib Benmoussa, a fait saisir le dernier numéro de TelQuel et sa version arabophone, Nichane, à l'imprimerie, et les a fait détruire. Motif : "La monarchie ne peut être mise en équation, même par la voie d'un sondage", comme l'a déclaré le porte-parole du gouvernement et ministre de la communication, Khalid Naciri.
Le plus étonnant est que le résultat de ce sondage est extraordinairement favorable à Mohammed VI. Le roi est même plébiscité par le peuple marocain. Le pouvoir a-t-il voulu rappeler qu'un principe est un principe, et qu'on n'y déroge pas, quitte à employer des méthodes que l'on croyait réservées à la Tunisie de Zine Al-Abidine Ben Ali ou à l'Algérie d'Abdelaziz Bouteflika ? Le roi, homme d'affaires. Le roi, personnage sacré. Le roi et son protocole d'un autre âge... Ce sont ces questions qui ont été posées, de la fin juin au début juillet, à un échantillon représentatif de la population marocaine, par une équipe d'enquêteurs professionnels de LMS-CSA, filiale au Maroc de l'institut de sondages français CSA. Le Monde a souhaité s'associer à cette entreprise.
Jamais, jusqu'alors, des citoyens marocains anonymes n'avaient eu à répondre à des interrogations précises et dénuées de complaisance portant directement sur leur souverain. Et si le résultat de cette enquête d'opinion avait été défavorable à Mohammed VI, TelQuel aurait maintenu son projet : publier, tel quel - selon son credo - ce reflet du vrai visage du Maroc. Peut-être se serait-il même félicité de résultats plus critiques, lui qui milite, depuis des années, pour un Maroc plus moderne, plus démocratique, dépoussiéré de l'apparat royal, et pour un roi qui cesse de gouverner selon son "bon plaisir"...
Mais le Maroc profond est à mille lieues des élites francophones de Rabat et Casablanca. Si certains ont souvent tendance à l'oublier, le roi, lui, ne l'oublie jamais. Et les conclusions de ce sondage risquent de le conforter dans sa stature et son mode de gouvernance. Au grand dam, évidemment, de ceux qui dénoncent ses travers et aspirent à un Maroc moderne, véritablement démocratique...
Une chose est sûre : les Marocains n'hésitent pas vraiment à parler de Mohammed VI. Ils croient pouvoir compter sur le vent de liberté qui souffle, en apparence, sur le royaume depuis dix ans. Auraient-ils accepté de répondre aux enquêteurs s'ils avaient su que les numéros seraient saisis et pilonnés ? Certainement pas.
Reste qu'ils plébiscitent l'action de leur souverain. En effet, 91 % des personnes interrogées disent avoir senti, au cours de la décennie écoulée, au moins un changement notable dans leur environnement immédiat. Ils citent, pêle-mêle, les écoles ou hôpitaux, désormais plus proches et plus accessibles, les routes, plus nombreuses, etc.
LE ROI EST UN PERSONNAGE SACRÉ
Près d'un Marocain sur deux estime, par ailleurs, que la monarchie, telle qu'elle est exercée, est "démocratique". La peur était-elle si grande, sous Hassan II, qu'il a suffi que son fils desserre un peu l'étau, en matière de liberté d'expression, pour que les gens le considèrent, même hâtivement, comme "démocrate" ?
Plus surprenant : la grande majorité des Marocains qui qualifient la monarchie d'"autoritaire" emploient ce mot non comme un reproche mais... comme un compliment ! "Bien sûr que notre monarchie est autoritaire, et tant mieux !, ont-ils déclaré aux enquêteurs. Mieux vaut que le pouvoir soit entre les mains du roi qu'entre celles des élus corrompus qui ne pensent qu'à leurs intérêts." Un jugement cruel pour la classe politique et le gouvernement, lesquels sont privés, soit dit en passant, de la marge de manoeuvre dont ils auraient besoin pour faire leurs preuves face à une monarchie absolue et omniprésente.
Le faste dont le roi aime s'entourer ne gêne pas grand-monde. C'est l'une des leçons surprenantes de ce sondage : 51 % des Marocains ont le sentiment que le lourd protocole royal a été allégé, alors qu'il n'en est rien. Chaque année, fin juillet, la traditionnelle cérémonie d'allégeance, avec son baisemain et l'attitude servile des élites invitées, reste digne des califes de Bagdad. Mais la relation des Marocains à leur roi est d'ordre sentimental, voire fusionnel. La population ne retient qu'une chose : Mohammed VI n'hésite pas à prendre des bains de foule. Il est donc proche d'elle. Et puis, le roi est un personnage sacré pour les trois quarts des Marocains, révèle l'enquête. Il aurait donc raison de tenir son rang.
Le roi "businessman", et même premier opérateur économique privé du royaume à travers ses différentes holdings, ne choque pas, lui non plus. Selon le magazine Forbes, Mohammed VI est le 7e monarque le plus riche du monde, et ses affaires équivalent à 6 % du produit intérieur brut du Maroc. Son emprise sur l'économie nationale ne pose-t-elle pas problème ? Eh bien non ! Seuls, 17 % des sondés s'en offusquent. Les autres, y compris les plus diplômés, estiment que le roi "tire ainsi vers le haut l'économie marocaine".
L'une des rares réserves que suscite Mohammed VI concerne l'éradication de la pauvreté. Un tiers seulement des Marocains estiment que la situation s'est améliorée dans le royaume, ces dix dernières années. Un autre tiers ne le pense pas. Un quart estime que la pauvreté s'est même aggravée. En matière de sécurité, même désaveu ; 49 % des Marocains se sentent menacés par le terrorisme et la montée de la criminalité.
Mais les critiques les plus sévères qu'enregistre le roi portent sur la Moudawana, ce nouveau code de la famille qui, depuis 2004, fait des Marocaines les égales des hommes, sauf en matière d'héritage. Surprise ! Presque un Marocain sur deux estime que le roi est allé trop loin dans sa volonté de libérer les femmes. Que celles-ci n'aient plus besoin d'un tuteur pour se marier ; qu'elles puissent désormais réclamer le divorce (une prérogative jusque-là réservée aux hommes) ; et que la polygamie soit rendue dans les faits impossible, tous ces acquis sont loin de soulever l'enthousiasme. Seuls 16 % des Marocains pensent que les femmes devraient avoir encore plus de droits.
Le principe de l'égalité des sexes est encore fort peu intégré au Maroc, et cela aussi bien par les femmes que par les hommes. Pour l'heure, le trait dominant des Marocains semble être... le machisme, et celui des Marocaines, la soumission au machisme, et ce quels que soient l'âge, la région et la catégorie socio-économique.
En résumé, les Marocains soutiennent Mohammed VI sur tout, sauf sur sa politique féministe. C'est sans doute l'un des enseignements les plus inattendus de ce sondage. Un autre étant de rappeler les limites de la "démocratisation" à la marocaine, proclamée urbi et orbi par les responsables du royaume ces dix dernières années.
Florence Beaugé
Le Monde