« Choses vues à Oujda »
Encore des tentes. Des tentes militaires en toile bise. Cette fois rangées les unes à côté des autres, en théories interminables. Encore des réfugiés. Des petits enfants, le derrière à l’air ; des vieux accroupis ; des femmes qui essaient inlassablement, à partir de rien, de reconstruire la vie quotidienne. Mais ce n’est plus le désert comme il y’a quinze jours. Ni les héroïques clochards du nationalisme sahraoui. Ce camp-là est à Oujda, prés de la Méditerranée et de la frontière algérienne. Il abrite des Marocains pas tout à fait comme les autres : ceux que le président algérien a cru devoir mettre à la porte, compromettant ainsi une cause défendable. Mon témoignage paraîtra-t-il dans cette Algérie socialiste que nous aimons ?
(.......) Cette affaire des Marocains expulsés n’est pas la clef de la crise du Maghreb, dont le Sahara occidental n’est lui-même qu’un détonateur. Pourtant, la pièce mérite d’être versée au dossier. Ne serait-ce qu’en témoignage de l’acharnement mis par les « frères » à s’entre-déchirer de puissance à puissance.
Ailleurs, les Marocains prennent des initiatives avec l’habileté formelle qui caractérise leur souverain. Ici, à Oujda, j’ai vu les résultats d’une initiative algérienne. Pas très habile, celle-là.
L’exode forcé a commencé il y’a un mois. Selon les Marocains, qui ont des listes détaillées, trente mille de leurs ressortissants ont été jetés dehors, sur les trois cent mille qui vivent en Algérie depuis, parfois, plusieurs générations. Au début, les passages de frontière ont été massifs : jusqu’à cinq mille par jour. Et puis le flot a diminué. Aujourd’hui, il est presque tari. Certains expulsés ont été accueillis par leurs familles. D’autres sont çà et là, dans des camps, selon le poste-frontière où ils ont été dirigés par la police algérienne. A Oujda nous avons visité deux camps à la périphérie de la ville. Au total, plus de neuf mille transplantés. Ils sont correctement nourris, et traités aussi bien que possible, en attendant leur réinsertion normale dans le pays. Après tout, ces gens sont chassés vers un pays qui est le leur, tout au moins, théoriquement. Et, actuellement, le Maroc a tout intérêt à montrer comment il reçoit les victimes de la mauvaise humeur algérienne. Le principe et les circonstances de l’expulsion n’en sont pas moins étranges.
Désoeuvrement, attente, stupéfaction morne après l’incompréhensible choc… Comme dans tous les camps du monde, des groupes oisifs se forment et viennent entourer le visiteur.
« Pourquoi ils ont fait ça, les Algériens ?
- On ne sait pas.
- Ah si : c’est à cause du Sahara… »
Les policiers patrouillent lentement dans le camp. J’ai eu un peu de mal à m’en débarrasser avant de pouvoir parler avec les gens, sans témoins, de tente en tente. Dans celle-là, il y’a surtout des jeunes, accroupis ou allongés sur des nattes. Un étudiant en électronique parle le premier. « Ils m’ont pris dans la rue. Carte de séjour déchiré. Et une cellule au commissariat. Sans avoir le droit de passer chez moi. Quand on a été une cinquantaine, ils nous ont embarqués dans un car. Et hop ! A la frontière ! Juste comme ça. Avec la chemise qu’on avait sur nous. Ceux qui rouspétaient étaient battus. » Ce garçon, comme la plupart des autres, n’avait jamais mis les pieds au Maroc. Son père, venu tout jeune en Algérie, est mort au combat dans les rangs du F.L.N.
Les témoignages s’accumulent. Tous directs. Indiscutables. Les expulsés ont été cueillis au travail, au café, dans la rue, chez eux, comme au petit bonheur. Sauf exception, ils n’ont rien pu emporter. A la frontière, la police a confisqué les économies de ceux qu’on avait raflés chez eux. Quinze mille, Vingt cinq mille dinars. Souvent le seul capital d’une vie de travail. J’ai vu les dérisoires reçus signés par un fonctionnaire algérien. La petite maison du vieil ouvrier ou du vieux paysan, la boutique, la voiture des plus favorisés : c’est fini, c’est perdu.
D’autres histoires dans la pénombre. D’autres tentes. Ce jeune homme n’a pas pu voir sa femme, en train d’accoucher à l’hôpital. Beaucoup de ces Marocains ont épousé des femmes algériennes. Elles restent là-bas, avec les enfants. Pas de rouspétance. Des dizaines de cas. Ici, il y’a surtout des vieux .Celui-là, assis au fond, à la place d’honneur, a au moins soixante-dix ans. Aveugle. Chassé sans avoir pu dire adieu à sa femme.
Inutile de multiplier les exemples. C’est monotone, la misère et la terreur policière. A Oujda, le brave consul d’Algérie, pour qui la vie n’est pas drôle en ce moment, m’a paru un peu embarrassé : « Il y’a eu des excès de zèle peut-être, des erreurs… » Non. Une erreur. Une lamentable et totale erreur de l’Algérie socialiste qui parle volontiers du Maghreb des peuples.
Jean-Francis Held
Le nouvel Observateur (26 janvier 1976)
Encore des tentes. Des tentes militaires en toile bise. Cette fois rangées les unes à côté des autres, en théories interminables. Encore des réfugiés. Des petits enfants, le derrière à l’air ; des vieux accroupis ; des femmes qui essaient inlassablement, à partir de rien, de reconstruire la vie quotidienne. Mais ce n’est plus le désert comme il y’a quinze jours. Ni les héroïques clochards du nationalisme sahraoui. Ce camp-là est à Oujda, prés de la Méditerranée et de la frontière algérienne. Il abrite des Marocains pas tout à fait comme les autres : ceux que le président algérien a cru devoir mettre à la porte, compromettant ainsi une cause défendable. Mon témoignage paraîtra-t-il dans cette Algérie socialiste que nous aimons ?
(.......) Cette affaire des Marocains expulsés n’est pas la clef de la crise du Maghreb, dont le Sahara occidental n’est lui-même qu’un détonateur. Pourtant, la pièce mérite d’être versée au dossier. Ne serait-ce qu’en témoignage de l’acharnement mis par les « frères » à s’entre-déchirer de puissance à puissance.
Ailleurs, les Marocains prennent des initiatives avec l’habileté formelle qui caractérise leur souverain. Ici, à Oujda, j’ai vu les résultats d’une initiative algérienne. Pas très habile, celle-là.
L’exode forcé a commencé il y’a un mois. Selon les Marocains, qui ont des listes détaillées, trente mille de leurs ressortissants ont été jetés dehors, sur les trois cent mille qui vivent en Algérie depuis, parfois, plusieurs générations. Au début, les passages de frontière ont été massifs : jusqu’à cinq mille par jour. Et puis le flot a diminué. Aujourd’hui, il est presque tari. Certains expulsés ont été accueillis par leurs familles. D’autres sont çà et là, dans des camps, selon le poste-frontière où ils ont été dirigés par la police algérienne. A Oujda nous avons visité deux camps à la périphérie de la ville. Au total, plus de neuf mille transplantés. Ils sont correctement nourris, et traités aussi bien que possible, en attendant leur réinsertion normale dans le pays. Après tout, ces gens sont chassés vers un pays qui est le leur, tout au moins, théoriquement. Et, actuellement, le Maroc a tout intérêt à montrer comment il reçoit les victimes de la mauvaise humeur algérienne. Le principe et les circonstances de l’expulsion n’en sont pas moins étranges.
Désoeuvrement, attente, stupéfaction morne après l’incompréhensible choc… Comme dans tous les camps du monde, des groupes oisifs se forment et viennent entourer le visiteur.
« Pourquoi ils ont fait ça, les Algériens ?
- On ne sait pas.
- Ah si : c’est à cause du Sahara… »
Les policiers patrouillent lentement dans le camp. J’ai eu un peu de mal à m’en débarrasser avant de pouvoir parler avec les gens, sans témoins, de tente en tente. Dans celle-là, il y’a surtout des jeunes, accroupis ou allongés sur des nattes. Un étudiant en électronique parle le premier. « Ils m’ont pris dans la rue. Carte de séjour déchiré. Et une cellule au commissariat. Sans avoir le droit de passer chez moi. Quand on a été une cinquantaine, ils nous ont embarqués dans un car. Et hop ! A la frontière ! Juste comme ça. Avec la chemise qu’on avait sur nous. Ceux qui rouspétaient étaient battus. » Ce garçon, comme la plupart des autres, n’avait jamais mis les pieds au Maroc. Son père, venu tout jeune en Algérie, est mort au combat dans les rangs du F.L.N.
Les témoignages s’accumulent. Tous directs. Indiscutables. Les expulsés ont été cueillis au travail, au café, dans la rue, chez eux, comme au petit bonheur. Sauf exception, ils n’ont rien pu emporter. A la frontière, la police a confisqué les économies de ceux qu’on avait raflés chez eux. Quinze mille, Vingt cinq mille dinars. Souvent le seul capital d’une vie de travail. J’ai vu les dérisoires reçus signés par un fonctionnaire algérien. La petite maison du vieil ouvrier ou du vieux paysan, la boutique, la voiture des plus favorisés : c’est fini, c’est perdu.
D’autres histoires dans la pénombre. D’autres tentes. Ce jeune homme n’a pas pu voir sa femme, en train d’accoucher à l’hôpital. Beaucoup de ces Marocains ont épousé des femmes algériennes. Elles restent là-bas, avec les enfants. Pas de rouspétance. Des dizaines de cas. Ici, il y’a surtout des vieux .Celui-là, assis au fond, à la place d’honneur, a au moins soixante-dix ans. Aveugle. Chassé sans avoir pu dire adieu à sa femme.
Inutile de multiplier les exemples. C’est monotone, la misère et la terreur policière. A Oujda, le brave consul d’Algérie, pour qui la vie n’est pas drôle en ce moment, m’a paru un peu embarrassé : « Il y’a eu des excès de zèle peut-être, des erreurs… » Non. Une erreur. Une lamentable et totale erreur de l’Algérie socialiste qui parle volontiers du Maghreb des peuples.
Jean-Francis Held
Le nouvel Observateur (26 janvier 1976)