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Ali et Ahmed ou Itinéraire de deux expulsés

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admin"SNP1975"

admin
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Ali et Ahmed ou Itinéraire de deux expulsés

Il y a des moments de l’histoire qui restent couverts par un voile pudique, comme ce mois de décembre 1975 qui voit des milliers de familles marocaines quitter l’Algérie. Ces hommes, femmes et enfants ne partent ni en voyage ni de leur plein gré mais sont tout bonnement expulsés du pays dans lequel ils sont nés ou arrivés dès leur plus jeune âge.


Une expulsion sauvage, arbitraire et inhumaine à l’encontre de personnes qui se verront spoliées de leurs biens, séparées de leurs familles, forcées à remettre les compteurs de leur vie à zéro avec des études interrompues, des rêves brisés, des projets anéantis. Si l’histoire et les autorités marocaines et algériennes restent sourdes et muettes devant ce drame humanitaire, des personnes expulsées et/ou leurs descendants ont décidé de briser ce silence en s’exprimant au travers de nombreuses associations, créées pour faire connaître et reconnaître leur drame et ses souffrances. Ali et Ahmed Yahyaoui, enfants d’une troisième génération d’immigration en Algérie, sont les témoins de cette époque. Ils vivent aujourd’hui en Espagne et ont créé, comme un devoir de mémoire, l’association «Marocains Expulsés d’Algérie». Rencontre.
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Ali et Ahmed Yahyaoui ont fait le voyage de l’Espagne vers la Belgique pour venir me rencontrer et me parler de leur histoire de Marocains expulsés d’Algérie. Ils savent que je m’intéresse à cette partie de l’histoire et sont venus m’enrichir de leur témoignage. Dans mon bureau d’adjointe au maire que j’occupe dans la commune d’Evere, je les écoute avec émotion et respect pour le long voyage qu’ils ont effectué pour me rencontrer mais aussi beaucoup d’intérêt pour une histoire que je partage, par héritage, avec eux. Comme eux, mes grands-parents et mon oncle paternels ont été reconduits à la frontière marocaine en décembre 1975 et cette expulsion ils la portèrent en eux, comme une cicatrice indélébile, jusqu’à leur mort.
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Près de quarante ans après ce drame, la force de la douleur est restée intacte chez les frères Yahyaoui et une atmosphère lourde envahit le bureau, durant leur récit. Ali, le frère aîné, prend la parole et plante le décor : «Notre grand-père paternel avait émigré en Algérie française, pour y trouver du travail. Mon père y est né et a épousé une femme algérienne qui deviendra notre maman. Toute notre famille vivait en Algérie et tous les hommes ont fait la guerre. Ils ont pris le maquis mais le jour de l’indépendance, l’Algérie ne les a pas récompensés pour leur bravoure et leur engagement aux côtés des Algériens pour défendre leur patrie et les mener vers l’indépendance. En 1966 mon père travaillait comme maçon dans un service public. Ses employeurs lui ont demandé de devenir algérien pour garder son emploi, ce qu’il refusa, préférant émigrer en France pour ne pas perdre sa nationalité d’origine. Les discriminations, la non reconnaissance et finalement les expulsions de 1975 l’ont meurtri et jusqu’à sa mort, il n’a plus voulu poser un pied en Algérie».
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Une réaction compréhensible lorsqu’on sait que l’homme vivra l’expulsion de son fils, dans la solitude, à partir de la France, où il s’est installé, comme travailleur. Il apprend que son fils Ali (20 ans) vit à Oujda, dans un quartier fait de tentes dressées à la hâte par les autorités marocaines qui doivent accueillir, dans l’urgence, le flot de leurs ressortissants rejetés du pays voisin.

Avant d’échouer à Oujda, Ali a séjourné pendant une semaine dans les geôles du commissariat frontalier car les douaniers algériens peinent à lui trouver un statut. «Né d’un père marocain vivant en France et d’une mère algérienne, je leur posais problème et ils n’osaient pas prendre la responsabilité de m’expulser». Une voisine d’Ali, issue, comme lui, d’un mariage mixte, bénéficie, quant à elle, de la clémence des autorités qui lui permettent de faire demi-tour. Lors de son passage par le commissariat, elle reconnaît le jeune homme et, en retournant à son domicile, court prévenir la maman. Cette dernière, sans nouvelles de son fils depuis sa détention, n’en croit pas ses oreilles et se rend à la frontière algéro-marocaine pour s’enquérir de sa situation. «Ils m’ont appelé et j’ai embrassé ma pauvre mère, désemparée et en pleurs». Une fois la parente partie, le commissaire va retrouver Ali et lui propose, puisqu’il est issu d’une mère algérienne, de prendre la nationalité de sa maman et d’échapper ainsi à l’expulsion. «J’ai refusé et il a alors donné l’ordre de m’expulser : «Prenez sa déposition, faites sa fiche et passez-le de l’autre côté», tonna-t-il. C’était le 31 décembre 1975, «le plus beau réveillon de ma vie», sourit-il. Ali se retrouve à Oujda, malgré les larmes et les supplications de sa maman qui rebrousse chemin sur la centaine de kilomètres qui la séparent de ses autres enfants. Avec ténacité, la maman blessée continue à défendre la cause de son fils auprès des autorités algériennes. La réponse fuse, toujours pareille : «qu’il devienne algérien et il pourra revenir vous rejoindre sans problèmes». Ali est conduit à l’entrée de la ville d’Oujda, sur la place de «La Foire», sur laquelle se dressent des milliers de tentes et habituellement occupé par des expositions, ce qui lui a donné son nom. Il loge sous une tente dans une parcelle de la place réservée aux célibataires. «C’était horrible, on y a vécu des moments affreux. Il pleuvait, il neigeait et on avait très froid sous les tentes. On recevait des couvertures, de la viande une fois par semaine mais de manière générale c’était l’arbitraire et le piston qui prévalaient».
Les Marocains ne sont pas tendres non plus avec leurs compatriotes qu’ils voient d’un mauvais œil envahir leur espace. «On a été mal accueillis et on nous appelait «immigrés» ou «polisario».
De l’Hexagone, son père apprend l’expulsion de son fils et contacte son épouse, avec beaucoup de colère et un message sans ambigüité «si tu es la mère de mes enfants, ton avenir est avec eux et c’est au Maroc que tu dois te trouver. Si tu veux rester en Algérie, c’est maintenant que nos routes se séparent».
Le cœur de la maman a déjà choisi et elle se rend à la mairie pour y demander un laissez-passer pour se rendre au Maroc avec ses cinq enfants. L’Algérie ne peut accéder à sa demande puisque cette autorisation doit lui être délivrée par le Maroc mais les relations sont rompues entre les deux pays qui se livrent désormais la guerre. Elle retrouve ses frères et leur fait part de sa volonté de rejoindre son aîné au Maroc. Ces derniers la dissuadent de partir. «Tu fais une lourde erreur ; si tu vas au Maroc, on fera, très vite de toi, une femme répudiée. De plus, vous allez crever de faim, tes enfants et toi».
Mais sa décision est prise et par une nuit de ramadan, elle prend la route vers le Maroc, avec ses cinq enfants et son frère qui les accompagne, le cœur lourd, jusqu’à la frontière algérienne. Ahmed revit ces moments : «Quelques mois après le départ de mon frère Ali, durant une journée de ramadan, nous avons pris la route à notre tour (ndlr : il doit s’agir du mois de septembre 1976). J’avais 17 ans et je portais sur mes épaules mon petit frère âgé d’un an. Après avoir pris congé de mon oncle, nous avons pris la route, à pied, en gardant comme cap les lumières de la ville. Nous avons marché jusqu’à une heure avancée de la nuit et ensuite nous avons dormi dans un cimetière, par crainte des voleurs et parce qu’on ne savait pas où aller. Au petit matin nous avons été au commissariat pour nous faire enregistrer. Les policiers s’étonnaient de voir une Algérienne arriver au Maroc. Ils nous ont remis des documents attestant de notre statut de refoulés et maman a eu l’autorisation de séjourner pendant un an au Maroc. Chaque année on prolongeait sa carte d’étrangère d’un an. Aujourd’hui elle a une carte de 10 ans. Ensuite nous avons été sur la place de la Foire et nous avons retrouvés Ali».
Les fils Yahyaoui sont reconnaissants à leur maman qui a choisi de vivre dans un pays étranger, par amour pour ses enfants et son mari. Ils sont conscients de la souffrance qu’elle a endurée et des efforts énormes qu’elle a consentis pour s’intégrer. Mais ils réalisent aussi à quel point, leur histoire a finalement connu une issue heureuse. En effet, en déroulant leur récit, les images et les souvenirs se bousculent dans leur tête et Ahmed a une pensée émue pour une voisine dont le sort fut bien différent. Son mari, Marocain, fut expulsé, la laissant seule avec son fils âgé de deux ans. Lasse de supplier ses frères de l’aider à partir au Maroc rejoindre son époux, elle attacha son fils sur son dos et se jeta d’un pont avec lui.
«Notre voisine est morte mais miraculeusement l’enfant a survécu. Il a été élevé par sa grand-mère maternelle mais un jour, elle appela son père à Oujda pour lui demander de venir chercher son fils. Elle craignait de mourir et de laisser l’enfant complètement orphelin. Son père l’a ramené vivre avec lui, à Casablanca. Malgré les années, l’homme est resté traumatisé par cet événement et ne veut même pas venir à Oujda, tellement la proximité de l’Algérie lui est insupportable et douloureuse».
Ahmed et Ali ont décidé de partir à la recherche de l’homme, dans le cadre des travaux qu’ils mènent au sein de l’association qu’ils ont créée. Ils ont recueilli son témoignage car ces drames et souvenirs ils veulent les faire connaître et surtout les garder vivaces.
De leur côté, après avoir occupés quelques postes de misère, ils ont pris la route de l’immigration et ont réussi à retrouver leur dignité et à fonder une famille. Aujourd’hui, Ali et Ahmed vivent en Espagne et ils tiennent fermement à leurs souvenirs de ce sombre décembre 1975. Au point tel qu’ils ont créés leur association et qu’ils recueillent tous les témoignages comme pour reconstituer leur propre mémoire volée en éclats. Ils n’ont aucun problème identitaire, se revendiquent comme Marocains même si au fond de leur cœur, ils sont déçus du peu de soutien que recueille leur cause, dans leur pays d’origine.

Ils espèrent aussi que l’Algérie reconnaîtra un jour ce sort inhumain qu’elle a livré à des milliers d’individus. Un geste qui l’honorerait surtout s’il est posé par Bouteflika, l’actuel président. «On lui en veut beaucoup, assènent les deux frères, car il était le bras droit de Boumedienne à l’époque. En clair, l’architecte et l’ingénieur des expulsions. Nous souhaitons donc que la question des expulsions subies par les Marocains d’Algérie soit remise à l’agenda politique, qu’on en débatte sans tabou, qu’on identifie les coupables et qu’un procès soit organisé. C’est le but que nous poursuivons au travers de notre association. On a rayé une grande partie de notre vie, on a perdu nos biens, nos affaires, nos souvenirs, notre métier, des membres de nos familles… Et personne ne s’en émeut et n’en parle. C’est injuste ! Tout simplement».
Fatiha SAIDI


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