Obnubilés par le projet de société dont ils rêvaient et qu'ils défendaient au profit des couches démunies, les universitaires Algériens étaient dans l'incapacité de " voir " la société telle qu'elle était et d'être à son écoute. Développant un discours normatif, ils se sont investis de l'autorité pour dire ce qu'elle devait être, au moins politiquement au lieu d'aller sur le terrain et rendre compte de la réalité sociale telle qu'elle était vécue par ces millions de femmes et d'hommes, à travers leurs pratiques, leurs représentations et leurs espoirs. Bourdieu avait montré le chemin dans Travail et Travailleurs en Algérie et Le déracinement. Mais les sociologues n'étaient pas prêts à une telle entreprise. Subjugués par le discours populiste apologétique, ils étaient imperméables au raisonnement sociologique portant sur les pratiques sociales et les conditions de la vie quotidienne. D'où toutes ces recherches et publications sur la voie non capitaliste de développement, sur les fonctions de l'État dans une société à économie planifiée, sur le rôle de la paysannerie dans les coopératives socialistes, sur la classe ouvrière dans un pays peu industrialisé, sur les institutions au service des masses, sur ce que doit être le niveau de conscience politique de celles-ci, etc., bref, autant d'objets fallacieux, ou de non objets de recherche. N'étant pas prête à analyser la société au lendemain de l'indépendance, l'Université était pourvoyeuse d'un discours normatif supposé être celui des forces saines de la Révolution dont il fallait assurer la victoire en effaçant les sequelles du colonialisme et les relents archaïques d'une mentalité héritée du passé, qui sont autant des obstacles à la modernisation conduite par l'État dirigé par une fraction engagée de l'élite progressiste issue du peuple menacé de retomber dans l'aliénation d'où l'a tirée la Révolution. Ce genre de discours exalté faisait fonction de production scientifique, jusqu'à ce que éclatent les émeutes d'octobre 1988 qui ont levé le voile sur une réalité dont les universitaires ne soupçonnaient même pas l'existence. Ils ne se reconnaissaient pas dans cette société si différente de leur " objet de recherche " qui respirait la cohérence thématique éthérée et l'harmonie théorique désirée d'où émanait une quiétude que les " gueux " des quartiers populaires ont soudainement perturbée avec leur intégrisme médiéval et leur haine " irrationnelle " de l'État . Bourdieu s'était toujours gardé de critiquer, tout au moins ouvertement, les pratiques politiques et économiques de l'Etat indépendant, ou les productions universitaires de ses collègues Algériens, bien que Travail et Travailleurs en Algérie fourmille d'allusions à l'endroit de l'utopie et du tiers-mondisme du FLN. Cependant, en 1997, lors d'un journée d'études organisée en son hommage à l'Institut du Monde Arabe, il y a eu un passage dans son intervention où la critique n'a jamais été aussi explicite et aussi directe. " L'Algérie telle que je la voyais, a-t-il dit, et qui était bien loin de l'image révolutionnaire qu'en donnaient la littérature militante et les ouvrages de combat, était faite d'une vaste paysannerie sous-prolétarisée, d'un sous-prolétariat immense et ambivalent, d'un prolétariat essentiellement installé en France, d'une petite bourgeoisie peu au fait des réalités profondes de la société et d'une intelligentsia dont la particularité était de mal connaître sa propre société et de ne rien comprendre aux choses ambiguës et complexes. Car les paysans algériens comme les paysans chinois étaient loin d'être tels que se les imaginaient les intellectuels de l'époque. Ils étaient révolutionnaires mais en même temps ils voulaient des structures traditionnelles car elles les prémunissaient contre l'inconnu ". La principale hypothèse constitutive de la sociologie de Bourdieu - la domination sociale et sa reproduction - se vérifiait dès les premières années de l'Indépendance, bien que occultée par le discours verbalement généreux d'un État paternaliste et populiste. Mais le caractère autoritaire de cet État n'allait pas tardé à se dévoiler à l'occasion notamment de réunions publiques, de choix de responsables ou de grèves d'ouvriers. L'autoritarisme était nécessaire à l'encadrement de la société par l'État, à l'intérieur duquel les fonctions étaient des positions privilégiées pour le captage et le partage de la rente par les moyens de la prédation. Ce qui peut être déduit implicitement des travaux de Bourdieu sur l'Algérie indépendante est que les groupes issus du mouvement national convenaient que la mission de l'État, lieu de captage et de partage de la rente, était d'encadrer la société qui devait se mettre à son service. Les fortunes privées accumulées grâce à des relais dans l'État ont eu pour source non pas l'exploitation du travail mais le commerce très rentable dans un marché où les importations sont soumises à l'autorisation administrative (licence d'importation) et où la monnaie n'est convertible que par le canal de l'État, ce qui lie particulièrement corruption et accumulation des fortunes monétaires. Le système rentier et distributif (salaires ne correspondant pas à leur contrepartie économique, médecine gratuite, scolarisation massive, logements sociaux, etc.) mis en place dès l'Indépendance n'a pu fonctionner que grâce aux ressources externes fournies par l'exportation des hydrocarbures, dont la chute des prix dans les années 1980 allait entraîner une grave crise sociale et politique . Un tel système s'est bâti sur la dévalorisation du travail créateur de richesses que la mémoire collective assimilait à l'exploitation qui rappelait encore le colon " qui labourait sur le dos de ses ouvriers " comme le décrit si bien l'expression en arabe, encore utilisée à ce jour. Mais cette expression, que Bourdieu rapporte de ses entretiens, bien que correspondant à la réalité, celle de l'exploitation, ne réduit le travail qu'à cette dimension, excluant celle de la création des richesses. D'où la répulsion pour le travail manuel assimilé à l'exploitation, dévalorisé au profit du commerce et des services administratifs, surtout que les salaires étaient bloqués, sans perspectives de revendications syndicales, le syndicat officiel - l'UGTA - étant le représentant de l'État auprès des travailleurs et non l'inverse. Bourdieu a perçu cette particularité politique à partir d'une analyse sociologique que l'évolution ultérieure confirmera : " En effet, la préférence accordée à l'administration s'inspire aussi du discrédit de l'entreprise capitaliste, perçue comme inséparable du colonialisme et de l'exploitation et surtout de la conviction que seule une bureaucratie étatique peut faire fonctionner l'ensemble des institutions abandonnées par la colonisation ". C'est là aussi qu'il faut rechercher, entre autres, le choix de l'option étatique de l'économie , car les Algériens étaient réticents à être employés dans des entreprises privées où le patron Algérien prendrait la place du colon. Seul l'État avait la légitimité d'occuper la place du colon, en atténuant toutefois cette image par le discours populiste de dirigeants au service du peuple. Et ce n'est pas un hasard si les entreprises, lieu d'une faible productivité du travail, étaient mal gérées et leurs richesses gaspillées. Le travail n'était pas considéré comme une source créatrice de la valeur ; il était un droit et un moyen d'accès à la distribution des richesses dont l'origine est la nature, ce qui n'est pas faux pour l'Algérie dont la principale ressource est fournie par un accident géologique : les hydrocarbures. Devenus courants de la part de ceux qui occupaient des positions rentières dans le circuit de prédation, les détournements étaient perçus comme des prélèvements de richesses fournies par la nature et non par le travail. La petite bourgeoisie a profité du modèle distributif de richesses en fournissant les cadres à l'administration et aux entreprises, qui ont été formés dans les universités nationales ou étrangères. Certains de ces cadres étaient issus de la paysannerie pauvre et du sous-prolétariat, ce qui créait l'illusion du caractère populaire du régime, mais cela n'a pas empêché la reproduction des divisions héritées de la société coloniale avec toutes ses injustices et ses frustrations. Car si l'État ne s'est pas comporté comme le colon dans les relations de travail, fermant les yeux sur la productivité, il n'a pas pour autant établi des rapports démocratiques avec les administrés, exclus du champ politique comme du temps de la période coloniale. La stabilité politique des années soixante et soixante-dix s'expliquait, entre autres, par la disponibilité des postes dans l'administration et dans les entreprises offerts à des cadres issus des couches populaires. Mais dès que cette offre s'était tarie à la fin des années soixante-dix, et que l'État n'assurait plus l'ascension sociale des deux décennies précédentes qui avait profité aux fils de paysans et de sous-prolétaires, la contestation, qui couvait dans les couches pauvres, se propagea dans les couches moyennes qui ont basculé dans la contestation. Se manifestant dans un langage politico-religieux dénonçant la méchanceté du militaire et la corruption du fonctionnaire, elle a gagné les classes moyennes qui se sont senties trahies et sacrifiées par des dirigeants " cupides et égoïstes ". Les référents culturels de la psychologisation du politique étaient encore intacts 40 ans après l'Indépendance. De ce point de vue, la société algérienne n'avait pas changé puisque déjà en 1963 Bourdieu notait que " les contradictions que le système colonial a laissées après lui… et qui, aux premiers jours de combat, étaient légitimement voilées, ne pourront être surmontées qu'à condition d'être affrontées en toute lucidité et combattues en pleine lumière ". C'est pour avoir été cachées par le discours populiste, au lieu d'être affrontées et résolues, que les contradictions dont parlait Bourdieu dans Travail et Travailleurs en Algérie allaient éclater dans des formes violentes dans les années 1990. Lorsqu'elles sont articulées à un objet réel et non imaginaire, les analyses sociologiques sont susceptibles d'indiquer ce qui est possible et ce qui ne l'est pas. Les quelques textes de Bourdieu sur l'Algérie des années 1960 ont eu le mérite de montrer, contrairement aux discours généreux, vers où le pays se dirigeait. Il est à regretter que les universitaires n'aient pas tiré profit en leur temps de ces travaux de sociologie. |
|