Film de J-P Lledo : trois historiens donnent leur avis
Le quotidien Le Monde a publié hier un article sur le dernier film du cinéaste franco-algérien Jean-Pierre Lledo, "Algérie, histoires à ne as dire". Le journal fait parler trois historiens de renom autour de ce film. Voici l'article intégral :
Quarante-cinq ans après l'exode massif des juifs et des pieds-noirs au moment de l'indépendance de l'Algérie, que reste-t-il dans la mémoire des Algériens de la cohabitation entre musulmans et non-musulmans ? C'est le thème du dernier film du cinéaste franco-algérien Jean-Pierre Lledo.
Algérie, histoires à ne pas dire, documentaire de 2 h 40, partiellement subventionné par la télévision algérienne, sort en France le 27 février. En Algérie, sa diffusion semble compromise. Plusieurs projections privées ont eu lieu l'année dernière à Alger, mais la programmation publique, elle, n'a toujours pas reçu de feu vert.
Officiellement, il ne s'agit pas de censure mais d'un différend quant au cahier des charges. La ministre de la culture, Khalida Toumi, reconnaît toutefois que le contenu du film pose problème et qu'elle prendra l'avis d'anciens moudjahidins avant de donner son autorisation.
En écrivant puis en réalisant ce film, Jean-Pierre Lledo avait pour ambition de démontrer que derrière l'histoire, cruelle et violente, de la colonisation de l'Algérie, puis de la guerre d'indépendance, s'est jouée une autre histoire, peu visible, faite de connivences, de fraternités, d'amitiés, voire d'amour. Pourquoi, dans ces conditions, une Algérie multiethnique, libre et fraternelle n'a-t-elle pas vu le jour ?
Aux anciens combattants algériens, hommes et femmes, le réalisateur pose une question récurrente : "Mais comment avez-vous pu tuer vos voisins, parfois même vos amis, du simple fait qu'ils étaient non-musulmans ?" Le documentaire s'ouvre d'ailleurs sur deux témoignages terribles de vieux villageois de l'Est algérien racontant - presque innocemment - comment ils ont égorgé, de sang-froid, des Européens, en août 1955.
Certains témoins de Lledo ont fait marche arrière, estimant que le cinéaste les avait trahis au montage. D'autres ont assumé leurs propos. La presse algérienne, quant à elle, s'est emparée du dossier, et, depuis des semaines, publie des articles (à charge plus souvent qu'à décharge) sur le réalisateur, allant jusqu'à présenter son film comme une "apologie du colonialisme". Rares sont ceux qui réclament la levée de la censure et l'ouverture d'un vrai débat.
"UN MIROIR DÉFORMANT"
Trois historiens renommés, auteurs de nombreux ouvrages de référence sur l'Algérie, Mohammed Harbi, Benjamin Stora et Daho Djerbal, ont vu Algérie, histoires à ne pas dire. Ils donnent leur point de vue sur ce film mais surtout racontent, avec distance, ce qu'a été l'Algérie colonisée et ce qui a mené à la guerre d'indépendance. Tous trois sont nés en Algérie et y ont longtemps vécu. Daho Djerbal, lui, y réside encore.
Pour Mohammed Harbi (figure de l'indépendance de son pays puis proscrit du FLN), le principal mérite de ce documentaire est "de jeter un pavé dans la mare et d'inciter les Algériens à accepter de se regarder, même si le miroir qu'on leur présente est déformant".
Harbi, autant que Stora et Djerbal, regrette en effet que les témoignages présentés par Lledo "soient sortis de tout contexte" et qu'aient été mises sur le même plan des situations qui n'avaient "rien à voir les unes avec les autres". C'est, disent-ils, la principale faiblesse d'Algérie, histoires à ne pas dire, même si les témoignages sonnent vrai et sont, de toute évidence, sincères.
Oran, grande ville de l'Ouest (qui tombera à la fin de la guerre aux mains de l'OAS), était habitée à 75 % par des Européens, espagnols pour la plupart, dont beaucoup de juifs. A l'inverse, le Constantinois et les Aurès sont restés jusqu'à l'indépendance peuplés presque uniquement d'"indigènes", repliés sur eux-mêmes.
Ces paysans misérables ne connaissaient pas les colons et vivaient dans un total archaïsme. D'où, à l'occasion, des accès de violence brute sans rapport avec le nationalisme algérien. "La question régionale est centrale, et même décisive, pour comprendre ce qui s'est passé pendant la guerre d'indépendance", souligne Benjamin Stora.
On ne peut sous-estimer, en outre, l'avalanche de traumatismes qu'a connus l'Est algérien, depuis le début de la colonisation, en 1830. Chaque tentative de soulèvement - 1870, 1916, mai 1945 - a été matée dans le sang, s'inscrivant dans la mémoire collective et se transmettant de génération en génération. Daho Djerbal voit ainsi dans la tragédie d'El-Halia, le 20 août 1955 - date à laquelle 123 personnes, dont 71 Européens, ont été massacrées - "une sorte de retour du refoulé", et non "une vengeance primitive, hors du temps et de l'espace".
Même chose pour la bataille d'Alger. C'est le carnage de la rue de Thèbes, en pleine casbah d'Alger (72 morts et une centaine de blessés parmi la population musulmane), perpétré le 10 août 1956 par deux activistes européens, qui donne le coup d'envoi du terrorisme aveugle. Le FLN décide alors de riposter par une série d'attentats sanglants contre les Européens. Les bombes sèmeront la terreur à Alger d'octobre 1956 à juin 1957.
"VERROUS DISCRIMINATOIRES"
Les nationalistes algériens avaient-ils d'autres choix que le terrorisme ? Le système colonial mis en place empêchait en tout cas rigoureusement les Algériens de se faire entendre. La discrimination était établie à tous les niveaux. Ainsi, les juifs avaient-ils la nationalité française depuis 1870, mais pas les musulmans. Quant aux élections, elles étaient systématiquement truquées.
Pour Mohammed Harbi, les pieds-noirs reconstruisent aujourd'hui "un passé et un univers rêvés". Ils considèrent le FLN comme "l'élément perturbateur" de leur fraternité supposée avec les Algériens. Mais la réalité était tout autre. Daho Djerbal, natif d'Oran, Benjamin Stora, né à Constantine, et Mohammed Harbi, originaire de Skikda (ex-Philippeville), se rejoignent pour dire qu'il n'y a pas eu de véritables mélanges interconfessionnels ou interreligieux dans l'Algérie d'avant 1962. "Les codes communautaires étaient très puissants. Nous étions proches dans l'espace public - pour des mariages, des concerts, des circoncisions, par exemple -, mais très éloignés dans l'espace privé", se souvient Stora.
Des passerelles et des gestes de fraternité inoubliables, oui, il y en a eu. Des pieds-noirs et des juifs ont combattu aux côtés des Algériens, après avoir longtemps et vainement tenté de "faire sauter les verrous discriminatoires", suivant l'expression de l'historien Gilbert Meynier. Mais leurs efforts n'étaient pas structurés. Ils étaient le fait de petits groupes ou d'individus. Militants communistes, syndicalistes et chrétiens de gauche, notamment, jetaient ainsi quelques pavés sur la route, mais celle-ci, du fait de la nature même du système colonial, était impraticable.
Florence Beaugé
Article paru dans l'édition du Monde du 27.02.08
Le quotidien Le Monde a publié hier un article sur le dernier film du cinéaste franco-algérien Jean-Pierre Lledo, "Algérie, histoires à ne as dire". Le journal fait parler trois historiens de renom autour de ce film. Voici l'article intégral :
Quarante-cinq ans après l'exode massif des juifs et des pieds-noirs au moment de l'indépendance de l'Algérie, que reste-t-il dans la mémoire des Algériens de la cohabitation entre musulmans et non-musulmans ? C'est le thème du dernier film du cinéaste franco-algérien Jean-Pierre Lledo.
Algérie, histoires à ne pas dire, documentaire de 2 h 40, partiellement subventionné par la télévision algérienne, sort en France le 27 février. En Algérie, sa diffusion semble compromise. Plusieurs projections privées ont eu lieu l'année dernière à Alger, mais la programmation publique, elle, n'a toujours pas reçu de feu vert.
Officiellement, il ne s'agit pas de censure mais d'un différend quant au cahier des charges. La ministre de la culture, Khalida Toumi, reconnaît toutefois que le contenu du film pose problème et qu'elle prendra l'avis d'anciens moudjahidins avant de donner son autorisation.
En écrivant puis en réalisant ce film, Jean-Pierre Lledo avait pour ambition de démontrer que derrière l'histoire, cruelle et violente, de la colonisation de l'Algérie, puis de la guerre d'indépendance, s'est jouée une autre histoire, peu visible, faite de connivences, de fraternités, d'amitiés, voire d'amour. Pourquoi, dans ces conditions, une Algérie multiethnique, libre et fraternelle n'a-t-elle pas vu le jour ?
Aux anciens combattants algériens, hommes et femmes, le réalisateur pose une question récurrente : "Mais comment avez-vous pu tuer vos voisins, parfois même vos amis, du simple fait qu'ils étaient non-musulmans ?" Le documentaire s'ouvre d'ailleurs sur deux témoignages terribles de vieux villageois de l'Est algérien racontant - presque innocemment - comment ils ont égorgé, de sang-froid, des Européens, en août 1955.
Certains témoins de Lledo ont fait marche arrière, estimant que le cinéaste les avait trahis au montage. D'autres ont assumé leurs propos. La presse algérienne, quant à elle, s'est emparée du dossier, et, depuis des semaines, publie des articles (à charge plus souvent qu'à décharge) sur le réalisateur, allant jusqu'à présenter son film comme une "apologie du colonialisme". Rares sont ceux qui réclament la levée de la censure et l'ouverture d'un vrai débat.
"UN MIROIR DÉFORMANT"
Trois historiens renommés, auteurs de nombreux ouvrages de référence sur l'Algérie, Mohammed Harbi, Benjamin Stora et Daho Djerbal, ont vu Algérie, histoires à ne pas dire. Ils donnent leur point de vue sur ce film mais surtout racontent, avec distance, ce qu'a été l'Algérie colonisée et ce qui a mené à la guerre d'indépendance. Tous trois sont nés en Algérie et y ont longtemps vécu. Daho Djerbal, lui, y réside encore.
Pour Mohammed Harbi (figure de l'indépendance de son pays puis proscrit du FLN), le principal mérite de ce documentaire est "de jeter un pavé dans la mare et d'inciter les Algériens à accepter de se regarder, même si le miroir qu'on leur présente est déformant".
Harbi, autant que Stora et Djerbal, regrette en effet que les témoignages présentés par Lledo "soient sortis de tout contexte" et qu'aient été mises sur le même plan des situations qui n'avaient "rien à voir les unes avec les autres". C'est, disent-ils, la principale faiblesse d'Algérie, histoires à ne pas dire, même si les témoignages sonnent vrai et sont, de toute évidence, sincères.
Oran, grande ville de l'Ouest (qui tombera à la fin de la guerre aux mains de l'OAS), était habitée à 75 % par des Européens, espagnols pour la plupart, dont beaucoup de juifs. A l'inverse, le Constantinois et les Aurès sont restés jusqu'à l'indépendance peuplés presque uniquement d'"indigènes", repliés sur eux-mêmes.
Ces paysans misérables ne connaissaient pas les colons et vivaient dans un total archaïsme. D'où, à l'occasion, des accès de violence brute sans rapport avec le nationalisme algérien. "La question régionale est centrale, et même décisive, pour comprendre ce qui s'est passé pendant la guerre d'indépendance", souligne Benjamin Stora.
On ne peut sous-estimer, en outre, l'avalanche de traumatismes qu'a connus l'Est algérien, depuis le début de la colonisation, en 1830. Chaque tentative de soulèvement - 1870, 1916, mai 1945 - a été matée dans le sang, s'inscrivant dans la mémoire collective et se transmettant de génération en génération. Daho Djerbal voit ainsi dans la tragédie d'El-Halia, le 20 août 1955 - date à laquelle 123 personnes, dont 71 Européens, ont été massacrées - "une sorte de retour du refoulé", et non "une vengeance primitive, hors du temps et de l'espace".
Même chose pour la bataille d'Alger. C'est le carnage de la rue de Thèbes, en pleine casbah d'Alger (72 morts et une centaine de blessés parmi la population musulmane), perpétré le 10 août 1956 par deux activistes européens, qui donne le coup d'envoi du terrorisme aveugle. Le FLN décide alors de riposter par une série d'attentats sanglants contre les Européens. Les bombes sèmeront la terreur à Alger d'octobre 1956 à juin 1957.
"VERROUS DISCRIMINATOIRES"
Les nationalistes algériens avaient-ils d'autres choix que le terrorisme ? Le système colonial mis en place empêchait en tout cas rigoureusement les Algériens de se faire entendre. La discrimination était établie à tous les niveaux. Ainsi, les juifs avaient-ils la nationalité française depuis 1870, mais pas les musulmans. Quant aux élections, elles étaient systématiquement truquées.
Pour Mohammed Harbi, les pieds-noirs reconstruisent aujourd'hui "un passé et un univers rêvés". Ils considèrent le FLN comme "l'élément perturbateur" de leur fraternité supposée avec les Algériens. Mais la réalité était tout autre. Daho Djerbal, natif d'Oran, Benjamin Stora, né à Constantine, et Mohammed Harbi, originaire de Skikda (ex-Philippeville), se rejoignent pour dire qu'il n'y a pas eu de véritables mélanges interconfessionnels ou interreligieux dans l'Algérie d'avant 1962. "Les codes communautaires étaient très puissants. Nous étions proches dans l'espace public - pour des mariages, des concerts, des circoncisions, par exemple -, mais très éloignés dans l'espace privé", se souvient Stora.
Des passerelles et des gestes de fraternité inoubliables, oui, il y en a eu. Des pieds-noirs et des juifs ont combattu aux côtés des Algériens, après avoir longtemps et vainement tenté de "faire sauter les verrous discriminatoires", suivant l'expression de l'historien Gilbert Meynier. Mais leurs efforts n'étaient pas structurés. Ils étaient le fait de petits groupes ou d'individus. Militants communistes, syndicalistes et chrétiens de gauche, notamment, jetaient ainsi quelques pavés sur la route, mais celle-ci, du fait de la nature même du système colonial, était impraticable.
Florence Beaugé
Article paru dans l'édition du Monde du 27.02.08