Ce jeune homme lumineux que les paras ont tué
Assistant de mathématiques à l’université, ce communiste s’était engagé pour l’indépendance de l’Algérie. L’État français refuse toujours d’avouer son assassinat.
Assistant de mathématiques à l’université, ce communiste s’était engagé pour l’indépendance de l’Algérie. L’État français refuse toujours d’avouer son assassinat.
« Où est Maurice Audin ? Qui l’a tué ? » La voix qui s’élève dans l’enceinte du tribunal de Paris, ce jour de novembre 2001, est celle de Simone de la Bollardière, veuve d’un général qui eut un autre sens de l’honneur que celui qui est assis sur le banc des accusés ce jour-là, Paul Aussaresses, qui revendiqua la torture dans un livre où il se contenta de livrer une date : « Comme on le sait, Audin disparut le 21 juin. » Il y a cinquante ans… « Où l’avez-vous mis ? Ben M’Hidi (l’un des chefs du FLN), vous avez dit que vous l’avez pendu et enterré dans le - jardin. Audin, où l’avez-vous mis ? » Le bras droit de Massu ne répond pas, il ne « pouvait pas tout savoir ». C’est pourtant lui qui commandait les paras d’El-Biar durant la bataille d’Alger, qui ordonna au lieutenant Charbonnier d’« interroger » le jeune mathématicien communiste. Mais avouer que des officiers français ont non seulement torturé des militants d’un parti politique mais les ont aussi fait disparaître… C’est plus que le général Aussaresses pouvait assumer. Il se tait toujours sans mettre fin à l’abominable, à l’interminable incertitude.
Toute la gamme des tortures
Il était jeune, il était lumineux, et il était, à vingt-cinq ans, assistant en mathématiques à l’université d’Alger. Son troisième enfant venait de naître un mois plus tôt. Il adorait ce pays de soleil et son peuple, humilié et écrasé. Le 11 juin 1957, en pleine bataille d’Alger que les autorités françaises ont lancée pour éradiquer la résistance algérienne, les paras ont fait irruption en pleine nuit dans son appartement à la pointe Pescade, une maison près de la mer. Ils l’ont emmené puis ont dressé une souricière dans l’appartement, séquestrant sa jeune femme, Josette, et ses trois enfants. Le piège a fonctionné : Henri Alleg s’y fait prendre et rejoint son ami, qu’il voulait alerter des arrestations en cours, dans le sinistre centre de torture des paras de Massu, dans l’immeuble en construction d’El-Biar. « J’entendais hurler, raconte l’auteur de la Question qui y souffrit un mois entier, j’entendais les cris des hommes et des femmes pendant des nuits entières, c’est cela qui est resté dans ma mémoire. » Dans ce « centre de tri » ainsi que le baptisaient les autorités françaises, il retrouve Maurice Audin, « en slip, allongé sur une planche, des pinces reliées par des fils électriques à la - magnéto, fixées à l’oreille droite et à l’orteil du pied gauche ». Toute la gamme de la géhenne, l’électricité, l’étouffement, les coups, la noyade…C’est là que l’auteur de la Question le croisera, pantelant, une dernière fois (voir page 15).
C’est ensuite que se dresse le mur du mensonge. « Disparu après s’être évadé pendant un transfert », disent les autorités françaises. Et puis rien, le silence de plomb de la grande muette, l’État français qui refuse de reconnaître le crime…
Le silence de plomb de l’État
Le tortionnaire, le lieutenant parachutiste qui l’a sans doute étranglé a même été enterré des dizaines d’années plus tard avec la Légion d’honneur épinglée sur son costume ! La chape de plomb a en effet été soulevée alors par un autre jeune homme, assistant d’histoire à Caen et qui deviendra l’un des plus grands historiens français, Pierre Vidal-Naquet. Il va se transformer en « Sherlock Holmes de l’affaire Audin », dira Laurent Schwartz qui animera avec lui le comité Audin, traquera la vérité, - secouera les bonnes et les mauvaises consciences. Des dizaines d’intellectuels se mobilisent, avant-garde fragile des anticolonialistes, dénoncés par le trio des gouvernants socialistes de l’époque comme des « exhibitionnistes du coeur et de l’intelligence ». Aujourd’hui, à l’UMP, on s’en prend aux « adeptes de la repentance »… Le 2 décembre 1957, la Sorbonne accueille la soutenance de thèse de Maurice Audin, « qui ne se présente pas », mais se voit chaleureusement félicité par le président du jury, Laurent Schwartz, l’un des plus prestigieux mathématiciens français.
La vérité, inlassablement
Mais finalement, tout se sait ou presque. Le 13 mai… 1958, Vidal-Naquet publie l’Affaire Audin, aux Éditions de Minuit. Le livre aura un formidable écho de l’Express au Monde en passant évidemment par l’Humanité. Il n’abandonnera pas ce combat, l’enrichissant en 1989 de sa consultation des archives de la Place Vendôme, pas « par plaisir de ranimer des braises quasi éteintes, ni par goût de fouiller dans les « poubelles » du passé. Indissociablement tissé de mémoire et d’histoire, ce livre a été écrit pour les hommes d’aujourd’hui. C’est à eux de dire ce qui subsiste encore de l’assassinat de Maurice Audin ». Rien, ont voulu répondre ceux qui ont déclaré l’affaire classée et ont amnistié en 1962 « les faits commis dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre dirigées contre l’insurrection - algérienne »…
Une place porte son nom en Algérie
En contrebas des facultés d’Alger, une place porte le nom du jeune fils de gendarme, patriote algérien d’origine européenne, militant pour la cause nationale et animant, dans les milieux intellectuels français en Algérie, la lutte pour une sortie politique négociée du conflit engendré par la colonisation. Le jeune homme dont on louait les capacités d’écoute, cet habitué de la Robertsau, le foyer des étudiants musulmans qui travaillait à « renforcer l’unité d’action entre étudiants nationalistes et communistes », était devenu, après l’interdiction du Parti communiste algérien le 13 septembre 1955, l’un de ceux qui maintint « l’infrastructure de sa propagande », rappelle Sadek Hdjeres qui fut un des principaux dirigeants du PCA. Qui lâche : « Que d’énergies, de vies, de talents, d’élans de générosité et de création engloutis et broyés du côté algérien et aussi du côté français ! » À El-Biar en effet, fut également torturé et assassiné le dirigeant du FLN Ben M’Hidi. « La rose et le réséda » en quelque sorte. Deux amours de l’Algérie, tressés par le crime des paras qui, reconnu, pourrait fonder de nouvelles fraternités entre les deux rives de la Méditerranée.
Patrick Apel-Muller